Confessions techniques de Pasolini

À propos d’Accattone et de Il Vangelo Secondo Matteo

Pier Pao­lo Paso­li­ni
Jeune Ciné­ma n°27 – 28, Spé­cial ita­lien, jan­vier-février 1968

Mots-clés

Le texte sui­vant fait par­tie d’une ensemble de textes théo­riques écrits par Paso­li­ni et publiés en guise de pré­face au scé­na­rio de Uccel­lac­ci-Uccel­li­ni, par les édi­tions Gar­zan­ti. Il s’agit d’un jour­nal d’après tour­nage pour Accat­tone et La Pas­sion selon saint Mat­thieu, écrit en automne 1965.

Accattone (1961)

Avec Accat­tone, n’ayant aucune expé­rience du ciné­ma, j’avais sim­pli­fié au maxi­mum la réa­li­té objec­tive. Et le résul­tat me sem­blait être — et était en par­tie — une sacra­li­té : une sacra­li­té tech­nique qui enva­his­sait en pro­fon­deur pay­sages et per­son­nages.
Il n’y a rien de plus tech­ni­que­ment sacré qu’un pano­ra­mique lent.
Sur­tout quand ce pano­ra­mique est décou­vert par un ama­teur et uti­li­sé pour la pre­mière fois (j’éprouve encore l’enchantement de ces pano­ra­miques sur les petits murs décré­pis, sur le sol désert du Pigne­to…).
Sacra­li­té : fron­ta­li­té et donc reli­gion. Beau­coup ont par­lé de la reli­gion pro­fonde d’Accat­tone, de la fata­li­té de sa psychologie.

Les objec­tifs choi­sis étaient le 50 et le 75, objec­tifs qui alour­dissent la matière, exaltent le relief, le clair-obs­cur, donne aux formes la lour­deur, la lai­deur des bois ron­gés, des pierres molles.
Sur­tout si on les exé­cute avec la lumière “sale”, le contre jour (avec la pel­li­cule Fer­ra­nia !) qui creuse les orbites des yeux, les ombres sous le nez, autour de la bouche, en dila­tant les images et en fai­sant appa­raître le grain comme sur un contre-type. Cela don­nait à l’ensemble du film, dans la struc­ture for­melle, ce lourd “esthé­tisme de mort” dont me par­lait le cri­tique Pie­tro Citati.

C’est en tenant compte de cela — de ce pro­cé­dé tech­nique ou, si on veut, sty­lis­tique — qu’il est per­mis de par­ler, pour ain­si dire, de “reli­gio­si­té” à pro­pos d’Accat­tone, comme on l’a sou­vent fait : parce que ce n’est qu’à tra­vers ces pro­cé­dés tech­niques et de style que peut se recon­naître la valeur réelle de cette reli­gio­si­té.
C’est par­ler de manière approxi­ma­tive et “jour­na­lis­tique” de la cher­cher dans les conte­nus impli­cites ou expli­cites.
La reli­gio­si­té n’était pas dans le besoin pro­fond de salut per­son­nel du per­son­nage (un sou­te­neur qui se fait voleur !) ou de l’extérieur dans la fata­li­té qui déter­mine et conclut tout dans un signe de croix final, mais dans “la manière de voir le monde”, dans la sacra­li­té de la tech­nique qui le décrit.

Il Vangelo Secondo Matteo (1964)

Contrai­re­ment à ce que j’avais annon­cé impru­dem­ment au jour­na­liste de Paese Sera, j’ai tour­né L’Évangile avec une tech­nique oppo­sée à celle d’Accat­tone.

Je me rap­pelle avec ter­reur les pre­miers jours de tra­vail : je tour­nais comme je savais faire, avec mes chers objec­tifs, avec mes chers travellings.

Com­ment ne m’en suis-je pas avi­sé avant de commencer ?

Il était évident que la sacra­li­té tech­nique, la sim­pli­ci­té filiale qui dépouillait de sa signi­fi­ca­tion habi­tuelle (et conven­tion­nelle) la “matière” des fau­bourgs romains, deve­nait redon­dante et banale si on l’appliquait à la “matière”, en soi sacrée, que je trai­tais. Un sou­te­neur du Pigne­to vu comme une sculp­ture romaine ou un per­son­nage de Masac­cio, ça allait très bien, mais le Christ ?

Un Christ fron­tal, pho­to­gra­phié avec un objec­tif 50 ou 75, accom­pa­gné de pano­ra­miques courts et intenses, deve­nait empha­tique : une repro­duc­tion.
J’ai tour­né en fai­sant cette erreur la scène entière de Geth­sé­ma­ni et de l’arrestation. Je n’ai pu, par la suite, en refaire qu’une par­tie et cette séquence porte le signe inef­fa­çable de cette erreur de départ. Quand je la revois pas­ser sur l’écran, pour­tant cor­rec­te­ment tra­vaillée au mon­tage, j’en ai ter­ri­ble­ment honte.

Comme je tour­nais la scène du bap­tême au Jour­dain, au cours d’une nuit indes­crip­tible, dans un petit hôtel de Viterbe, je me suis ren­du compte que j’allais à l’échec le plus catastrophique.

Rien n’est jamais acquis une fois pour toutes. Écrire des livres, tour­ner un film, vous donne chaque fois une peine ter­rible et dis­pro­por­tion­née. Les crises donnent tou­jours l’impression, après, d’être défi­ni­tives et d’avoir tout détruit. Mais ce n’est que la pre­mière étape d’une série de souf­frances à venir, qui se répètent de jour en jour, de détail en détail.

Au réveil, ce matin-là, à Viterbe, j’avais déci­dé de recom­men­cer toute la séquence de la foule qui est bap­ti­sée, avec tous se détails, et de fil­mer d’un héli­co­ptère. Je n’ai pu l’obtenir, l’Arcofilm n’est pas une firme amé­ri­caine. Mais le petit tor­rent, le Chia, qui fai­sait le Jour­dain, était entou­ré de mou­lins. Je suis grim­pé avec l’héroïque Del­li Col­li et l’Arriflex munie d’un télé-objec­tif, et là, sur les mou­lins, j’ai pris au zoom, les groupes, les per­son­nages en pied, les gros plans : tout ce qui était fron­tal était bou­le­ver­sé, il n’y avait ni ordre ni symé­trie. C’était l’irruption du chaos, du hasard, de l’asymétrie : les figures ne se voyaient plus de face, ni au centre du plan, mais se pré­sen­taient au hasard, dans n’importe quelle pers­pec­tive, mais tou­jours décentrées.

L’objectif prin­ci­pal était sou­dain deve­nu le 300.
Cela avait deux résul­tats, celui de tas­ser les formes et de les rendre encore plus pit­to­resques, et en même temps de don­ner ce carac­tère d’être pris au hasard, à l’improviste, du docu­men­taire d’actualité (une arri­vée de course cycliste).

Une fois bri­sées mes habi­tudes, tout dou­ce­ment, en “tour­nant et retour­nant”, je me suis libé­ré de mes sché­mas orga­ni­sa­teurs, de la sacra­li­té tech­nique et me suis jeté dans le chaos : à l’objectif 300, j’ai ajou­té son contraire, le 25, pour les gros plans. Cela m’aurait fait, avant, dres­ser les che­veux sur la tête.
C’est vrai que l’objectif 25 déforme les visages en leur don­nant une pers­pec­tive en fuseau. Mais pour com­pen­ser, quelle force expres­sive dans l’effet de brillance, de net­te­té des contours : l’étirement des lignes, la trans­pa­rence des sur­faces (comme j’avais tou­jours cher­ché l’effet oppo­sé dans mes pre­miers plans, cela s’inscrivait comme un élé­ment de contraste, de liber­té extrême dans ce style de chaos).

Au mon­tage, les jux­ta­po­si­tions de plans d’ensemble fil­més au 18 et de gros plans fil­més tan­tôt avec objec­tif à focale longue 75 ou 100, tan­tôt avec un objec­tif 25, furent très nombreuses.

Il y eut aus­si abon­dance de prises de vue faites au petit bon­heur — j’ai gâché pas mal de pel­li­cule — et fil­mant d’elles-mêmes, ce qu’un objec­tif 300 peut saisir.

Quand le film était encore simple maté­riau (c’est le moment mer­veilleux), j’avais l’impression, pré­ci­sé­ment, que ce “mag­ma”, démys­ti­fiant ma tech­nique pré­cé­dente, en recons­trui­sait une autre, moins reli­gieuse et plus épique, moins hié­ra­tique et plus moderne, moins romane et plus impres­sion­niste.
Et j’en rece­vais une impres­sion de grande vita­li­té (à laquelle n’était pas étran­ger tout ce que j’avais choi­si de fil­mer — et pas seule­ment la manière de filmer !).

Devant mes yeux, ondoyaient, de manière plus affreuse de jour en jour, les cos­tumes, la recons­truc­tion his­to­rique (pour­tant réduite au maxi­mum), les foules de figu­rants, tous ces gens payés, incons­cients et indif­fé­rents, plus haïs­sables dans leur opa­ci­té que le soleil ou les nuages.

Dans cette matière com­plexe et mal­odo­rante, avec ses élé­ments hété­ro­gènes, qu’un réa­li­sa­teur a devant soi, le risque était non seule­ment d’échouer ou d’être obs­cur, mais de faire un film ridi­cule, pénible, hon­teux. Il me fal­lait vaincre cette matière en trou­vant chaque fois le moment de sin­cé­ri­té, c’est-à-dire d’expressivité.
En ce qui concerne ce qui se trou­vait devant la camé­ra, je dirais que j’avais conti­nuel­le­ment besoin d’une réfé­rence à la vie actuelle, de manière que rien ne fut recons­truit his­to­ri­que­ment mais tou­jours rame­né à notre expé­rience his­to­rique. Non le pas­sé por­tant le masque du pré­sent, mais le pré­sent celui du passé.

Pour les thèmes prin­ci­paux, une fois déci­dé le méca­nisme de l’analogie, le choix a été facile.
Au monde pas­to­ral, féo­dal, pay­san, des Hébreux, j’ai sub­sti­tué le monde ana­logue du Sud ita­lien (avec ses pay­sages, ses mondes de gens humbles et de gens puis­sants).
Mais le choix des détails qu’il fal­lait par­fois impro­vi­ser, sur le ter­rain, au jour le jour, était beau­coup plus dif­fi­cile. Par exemple pour les sol­dats romains, lors de la pré­dic­tion à Jéru­sa­lem, j’ai pen­sé à la Celere (1) ; pour les sol­dats d’Hérode, avant le mas­sacre des Inno­cents, j’ai pen­sé à la racaille fas­ciste ; Joseph et la Vierge Marie ont eu comme modèle des réfu­giés de tant de drames ana­logues du monde moderne (par exemple l’Algérie).

Or tout cela aurait dû se déta­cher avec vio­lence, avec viru­lence du récit, d’autant plus que la forme visait à don­ner aux détails une valeur expressive.

Et tout au contraire : de même que les détails de style, trai­tés de manière vio­lente et expres­sive, ont été effa­cés, inté­grés dans un ensemble calme et lisse, de même les détails de conte­nu ont été absor­bés par des détails his­to­riques et mytho­lo­giques qu’ils devaient bou­le­ver­ser. Par exemple un Joseph extrê­me­ment anti-conven­tion­nel (on ne trouve nulle part dans l’iconographie un Joseph de ce type) a fina­le­ment dis­pa­ru devant le Joseph pré­exis­tant du mythe. C’est donc que je n’avais pas eu la force ou la volon­té réelle de le renverser.

Je dois cepen­dant sou­li­gner que c’est un film que j’aime que je consi­dère impor­tant dans mon tra­vail, non par son résul­tat mais parce qu’il semble indi­quer une direc­tion assez valable : la réha­bi­li­ta­tion du récit bref, de la nou­velle, du pam­phlet, de l’anecdote à carac­tère cri­tique, genres qui prêtent au chan­ge­ment de style, qui per­mettent l’expression la plus souple, qui exercent l’influence la plus large sur le spectateur.

Ces pré­oc­cu­pa­tions sont peut-être venues de mon expé­rience à la télé­vi­sion : j’ai pris conscience qu’aujourd’hui, on peut sau­ter d’un sujet à l’autre, qu’on peut abor­der des thèmes et des per­son­nages très divers, que même en une minute on peut racon­ter une his­toire qui occu­pait, il y a 4 ou 5 ans, un film entier.
Il est clair qu’à voir le film on peut être décon­cer­té et sou­le­ver des objections…