Dix propositions pour créer une télévision socialiste

Par Thierry Deronne

Tra­duit par le col­lec­tif vive-be

« De ce qui se passe au Venezuela dépend en grande partie ce qui 
peut se passer ailleurs, dans le reste du monde. C´est notre 
responsabilité historique et parfois nous l’oublions. Nous devons 
travailler avec des idées. Nous devons réveiller les consciences. Notre 
degré de conscience est loin d´être à la hauteur que nous souhaitons. »
Hugo Chavez, 28 septembre 2008

« L’action ne doit pas être une réaction mais une création. »
Mao Zedong

Manifeste en dix points pour une télévision ré-inventée !

1. Que le “tactique” cesse de différer le “stratégique”.

Après dix ans de révo­lu­tion boli­va­rienne au Vene­zue­la, il est fré­quent d’en­tendre : “imi­tons les codes de la télé­vi­sion com­mer­ciale, puisque c’est ce que les gens aiment. Sinon nous allons nous iso­ler des masses qui regardent depuis tou­jours Vene­vi­sion et nous ne pour­rons concur­ren­cer les médias pri­vés (Vene­vi­sion, pro­prié­té du groupe Cis­ne­ros, tenant du Miss Vene­zue­la, reste par­mi 80 % des ondes radio et télé du Vene­zue­la de 2008 aux mains de l’op­po­si­tion). Bien que cer­tains défendent cette idée comme tac­tique tran­si­toire, d’autres pensent que la seule télé­vi­sion pos­sible est celle qui a tou­jours exis­té (ou le pense tout bas tant que dure le pro­ces­sus révolutionnaire).

Le débat sur la com­mu­ni­ca­tion socia­liste a déjà eu lieu dans des révo­lu­tions anté­rieures. Pour­quoi ne pas tirer les leçons des cas chi­lien, nica­ra­guayen, cubain ? « Inven­ter le socia­lisme du XXI siècle  — dit le Pré­sident Hugo Cha­vez — ne signi­fie pas igno­rer la séquence d’expériences extra­or­di­naires, de luttes et de pen­seurs qui ont for­gé la théo­rie du socia­lisme. Igno­rer l’Histoire serait nous condam­ner à la répé­ter. »

Dans l’ouvrage Culture et com­mu­ni­ca­tion de masses (1975), Gar­re­ton, Val­dez et Armand Mat­te­lart ana­lysent le Coup d’état contre le Pré­sident Sal­va­dor Allende. Si la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion socia­liste a échoué au Chi­li, « on le doit en par­tie aux ater­moie­ments de la gauche offi­cielle dans sa poli­tique com­mu­ni­ca­tion­nelle, sa dif­fi­cul­té à valo­ri­ser son propre pro­jet his­to­rique, sa crainte que les masses elles-mêmes imposent leur voix dans les médias exis­tants ou dans d’autres créés par elles. Il man­quait la confiance suf­fi­sante pour lais­ser agir ces acteurs essen­tiels : les tra­vailleurs. La gauche offi­cielle est res­tée mal­heu­reu­se­ment sur la défen­sive. L’accusé s’est enfer­mé dans le cercle argu­men­taire de son adver­saire de classe, recy­clant les repré­sen­ta­tions col­lec­tives pro­duites par son enne­mi poli­tique et qui lui étaient intrin­sèques. L’i­ni­tia­tive du dis­cours est res­tée dans les mains de la droite, les tech­ni­ciens de la com­mu­ni­ca­tion offi­cielle n’ont pas été capables de s’effacer pour lais­ser sur­gir les embryons d’une nou­velle culture. La neu­tra­li­té tech­nique s’est révé­lée un mythe. Il n’y avait pas de “tech­nique en soi”, uti­li­sable à sou­hait par la droite ou par la gauche. Il n’y avait qu’une tech­nique bour­geoise de la com­mu­ni­ca­tion et rien de plus. Le peuple devait créer la sienne, mais n’a pas eu accès à cette pos­si­bi­li­té. »[[Voir aus­si Armand Mat­te­lard, Patri­cio Bied­ma & San­tia­go Funes, Comu­ni­ca­ción masi­va y revo­lu­ción socia­lis­ta, Pren­sa Lati­noa­me­ri­ca­na, San­tia­go de Chile 1971.]]

Aujourd’hui, dans le Vene­zue­la boli­va­rien, nous devons nous deman­der : Com­ment s’exprime la sou­ve­rai­ne­té popu­laire dans la télé­vi­sion du Socia­lisme du XXI siècle ? Com­ment relier peuple, télé­vi­sion et l’État socia­liste ? Com­ment éva­luer une télé­vi­sion socia­liste ? Quelle est son mode de pro­duc­tion ? Quelles sont ses rela­tions de tra­vail ? Qui la dirige ?

2. “Le neuf ne peut copier le vieux. Il doit être autre chose”.

À cette pen­sée de Simon Rodri­guez (1769 – 1854, for­ma­teur de Simon Bolí­var) le Pré­sident Hugo Cha­vez répond au début 2008 par une réflexion auto­cri­tique : « Le socia­lisme est condam­né à n’être qu’un fan­tôme errant, une uto­pie dés­in­car­née, si nous ne trans­for­mons pas les rela­tions de pro­duc­tion qui sont à la base de la socié­té. » Il insiste avec véhé­mence sur ce point au début de la cam­pagne élec­to­rale du PSUV (Par­ti Socia­liste Uni­fié du Vene­zue­la), le 28 sep­tembre 2008. Com­ment appli­quer ce man­dat phi­lo­so­phique dans un lieu de tra­vail comme la télé­vi­sion ? Dans la télé­vi­sion capi­ta­liste, c’est le rédac­teur en chef qui pense la tâche que doivent exé­cu­ter sa main‑d’oeuvre : mon­teurs, camé­ra­mans, ingé­nieurs du son, etc., confi­nés à leur case muette de tra­vailleur. Par contre dans une télé­vi­sion socia­liste, les tra­vailleurs dirigent col­lec­ti­ve­ment et intel­lec­tuel­le­ment l’ensemble de la pro­duc­tion et se forment en per­ma­nence pour cela.

En inau­gu­rant un lycée à El Viñe­do, État d’Anzoá­te­gui, en sep­tembre 2008, le Pré­sident Hugo Cha­vez a expo­sé de nou­veau les rai­sons de libé­rer le pou­voir créa­teur de l’être humain encore réduit à sa force de tra­vail. Ce refus de la frag­men­ta­tion de l’être, cette aspi­ra­tion à construire la Répu­blique comme assem­blée d’êtres inté­graux, plus com­plets et plus cri­tiques, plus res­pon­sables, en un mot : plus libres, carac­té­ri­sait déjà la pen­sée de Simon Rodri­guez à l’aube du XIX siècle : « la divi­sion du tra­vail dans la pro­duc­tion de biens ne fait qu’abrutir cette force de tra­vail. Si pour pro­duire d’excellents coupe-ongles, et bon mar­ché, nous devons réduire les tra­vailleurs à des machines, alors mieux vau­drait nous cou­per les ongles avec les dents. »[[Simón Rodrí­guez est cité par Richard Gott, In the sha­dow of the Libe­ra­dor, Ver­so, Londres 2000, p. 116.]] Bien des années plus tard, Karl Marx met­tra en cause cette divi­sion du tra­vail : “Dans une socié­té com­mu­niste, il n’y aura plus de peintres mais, tout au plus, des hommes qui, entre autres, s’occupent aus­si de peindre.”[[Carlos Marx, Fede­ri­co Engels, Obras Esco­gi­das en tres tomos (Edi­to­rial Pro­gre­so, Moscú, 1974), t. I. ]]

3. Connaissance = conscience = action.

Dans une télé­vi­sion socia­liste, apprendre toutes les facettes de la tech­nique n’est pas une fin en soi, mais le moyen pour cha­cun de com­prendre le tra­vail des autres, d’échanger les rôles et de pen­ser l’ensemble de la pro­duc­tion. Rien à voir avec la poly­va­lence tech­nique telle que le pra­tique la télé­vi­sion capi­ta­liste afin de réduire son per­son­nel et maxi­mi­ser son profit.

Mais d’où vient l’importance de pen­ser col­lec­ti­ve­ment ? Frie­drich Engels[[Federico Engels, Anti-Düh­ring (1876 – 1878), Edi­to­rial Gri­jal­bo, Méxi­co, 1964.]] ou István Mészarós[[István Mészá­ros, El desafío y la car­ga del tiem­po histó­ri­co, Vadell Her­ma­nos / CLACSO, Cara­cas 2008.]] nous enseignent à pen­ser le réel en pro­fon­deur contre les idéo­lo­gies domi­nantes (comme La Fin de l’Histoire ou le psy­cho­lo­gisme post­mo­derne). Chaque chose se révèle en uni­té de contraires, uni­té de contra­dic­tions en mou­ve­ment, infi­ni­té de pos­sibles (Hugo Cha­vez, 2008). L’être humain est un être dia­lec­tique, tou­jours inache­vé, tour à tour sujet ou objet de trans­for­ma­tions selon les struc­tures sociales, inti­me­ment lié aux luttes his­to­riques. Or, puisque per­sonne ne peut pro­duire, seul, l’analyse com­plète de la réa­li­té his­to­rique avec toutes ses contra­dic­tions, la dis­cus­sion col­lec­tive des points de vue est indis­pen­sable pour appro­fon­dir notre connais­sance et por­ter la pro­duc­tion à un plan supérieur.

4. Briser la domination télévision/peuple et sortir d’une planification comme exclusion.

Il y a ceux qui sont dans la lumière et ceux qui sont dans l'ombre. Et l'on voit ceux qui sont dans la lumière et l´on ne voit pas ceux qui sont dans l'ombre.”
Bertolt Brecht

L’objectif d’une for­ma­tion socio­po­li­tique per­ma­nente est que l’équipe de télé­vi­sion devienne un groupe de mili­tants pro­fon­dé­ment liés à la popu­la­tion orga­ni­sée, quelque chose comme son “intel­lec­tuel orga­nique” (Gram­sci). Une équipe de pro­duc­teurs inté­graux bien for­mée en his­toire, en lit­té­ra­ture, en éco­no­mie, en socio­lo­gie, en phi­lo­so­phie, etc., pour­ra croi­ser ses connais­sances scien­ti­fiques avec les savoirs popu­laires pour pro­duire des actions trans­for­ma­trices avant, pen­dant et après la pro­duc­tion d’une émis­sion. Cas­ser les sté­réo­types sur les quar­tiers pauvres ne passe pas seule­ment par s’y rendre phy­si­que­ment. Il s’agit de se construire un regard, d’être capable d’analyser la réa­li­té sociale, de rompre avec la pen­sée loca­liste, sub­stan­tia­liste de ces lieux et de pas­ser à une ana­lyse glo­bale. Le socio­logue Pierre Bourdieu[[Pierre Bour­dieu (direc­tor), La Mise­ria del Mun­do. Bue­nos Aires, Fon­do de Cultu­ra Econó­mi­ca,. 1999. ]] explique que l’essentiel de ce qui arrive dans les ghet­tos amé­ri­cains trouve son expli­ca­tion en dehors de ces zones. Ces lieux d’abandon se carac­té­risent essen­tiel­le­ment par une absence d’État (poli­cier, école, san­té, etc.).

Une télé­vi­sion capi­ta­liste neu­tra­lise et désor­ga­nise les classes popu­laires (et ren­force leur soli­da­ri­té avec la classe domi­nante et ses inté­rêts). Elle désa­grège les germes de soli­da­ri­té entre exploi­tés, non seule­ment en dif­fu­sant des modèles de com­por­te­ment com­pé­ti­tifs puis indi­vi­dua­listes, mais aus­si en orga­ni­sant en fonc­tion de la domi­na­tion tout un sché­ma de trans­mis­sion de l’information. Par exemple, en cas de grève : on n’informe pas que l’on lutte pour un nou­veau modèle de socié­té. La grève est mon­trée comme une plaie locale, une “per­tur­ba­tion”, voire un “chaos” souf­fert par l’usager qui voit inter­rompre “son” ser­vice. Ain­si les médias opposent les acteurs sociaux pour mieux dis­si­mu­ler les inté­rêts pro­fonds qui en font une majo­ri­té. Ensuite parce le sujet de l’information n’est pas la popu­la­tion en lutte mais un jour­na­liste pri­vé de temps d’enquête et de droit de suite, pla­cé au milieu de l’écran, et muni d’un micro. Les jour­na­listes-vedettes dis­si­mulent leur posi­tion de classe en reven­di­quant leur auto­no­mie de groupe (forums sur l’é­thique jour­na­lis­tique, prix annuel, asso­cia­tions, écoles, plaques, toques, diplômes et autres fétiches du pro­fes­sion­na­lisme d’une infor­ma­tion sans sujet réel). Le mythe domi­nant s’appelle « objec­ti­vi­té ». Il se fonde sur des nou­velles tech­niques qui évoquent l’impartialité, l’exactitude, le sacri­fice héroïque du jour­na­liste pour nous infor­mer. Par­mi ces tech­niques déri­vées du modèle éta­su­nien, sur­git le pré­sen­ta­teur-vedette qui sépare infor­ma­tion “fac­tuelle” et “opi­nion”.

Armand Mattelard : « Si le journaliste ne veut pas être le complice d’une réactualisation quotidienne de l’oppression et de l’exploitation, il a besoin de dépasser cette notion de réalité impartiale et de lier ses informations avec le contexte historique. C’est-à-dire, qu’il faut la reconnecter avec la réalité contradictoire et conflictuelle, là où précisément ces contradictions et conflits nient l’image harmonieuse de la société, la vérité et la véracité imposée par une classe. »

Armand Mattelard, Patricio Biedma & Santiago Funes, Comunicación masiva y revolución socialista, Prensa Latinoamericana, Santiago de Chile 1971.

La pla­ni­fi­ca­tion de la pro­duc­tion est natu­relle dans la télé­vi­sion com­mer­ciale. Son but est de dimi­nuer le temps de tra­vail et de maxi­mi­ser le pro­fit. Dans une télé­vi­sion socia­liste, l’efficacité aus­si est recher­chée, mais il ne s’agit pas de la même. Loin de vou­loir “pla­ni­fier” son sujet, la télé­vi­sion nou­velle construit une effi­ca­ci­té qua­li­ta­tive, celle de la par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion (qui pos­sède ses carac­té­ris­tiques propres de temps de par­ti­ci­pa­tion, son rythme de vie com­mu­nau­taire, etc.). La popu­la­tion n’est pas l’objet d’une pla­ni­fi­ca­tion mais son sujet co-res­pon­sable. Il ne s’agit plus d’administrer une ligne de pro­duits télé­vi­sés mais de pla­ni­fier des pro­ces­sus d’apprentissage et de prise de pou­voir citoyenne, à tra­vers les diag­nos­tics sociaux et les éva­lua­tions par­ti­ci­pa­tives. C’est ici que l´apport de Pau­lo Freire est fondamental[[Paulo Freire, La edu­ca­ción como prác­ti­ca de la liber­tad, Siglo XXI Edi­tores Argen­ti­na 2004. ]]. Nous avons tou(te)s connu l’expérience his­to­rique de la télé­vi­sion comme pou­voir enva­his­sant, comme rela­tion de domi­nants à domi­nés. Nous connais­sons tous la phrase du pro­duc­teur : Nous devons pous­ser les gens à dire ce que nous vou­lons qu’ils disent et la phrase de celui qui est “pro­duit” : Qu’est-ce que dois-je dire ? L’aliénation est mutuelle. Le pro­duc­teur de télé­vi­sion com­mer­ciale se déshu­ma­nise en fai­sant du peuple la matière pre­mière de son émis­sion. Dans une télé­vi­sion socia­liste, la tâche d’humaniser ne peut être totale, si on ne redé­fi­nit pas d’abord le tra­vail comme action libé­ra­trice, si on n’en finit pas avec la double alié­na­tion du pro­duc­teur et de celui qui est “pro­duit”. L’émission cesse ain­si d’être un pro­duit et devient le tra­vail en com­mun effec­tué par deux sujets intégraux.

5. Dépasser le concept d’émission comme “produit”.

Ceci nous mène à redé­fi­nir l’émission de télé­vi­sion comme levier pour construire le pou­voir citoyen. Dans une télé­vi­sion capi­ta­liste, le scé­na­rio est sou­vent écrit par avance, impo­sé à la réa­li­té coûte que coûte. Dans une télé­vi­sion socia­liste, l’intelligence col­lec­tive oriente le conte­nu : les porte-parole, les situa­tions, les objec­tifs et les obs­tacles, les actions et les solu­tions émergent d’une recherche par­ti­ci­pa­tive, du diag­nos­tic mené par la com­mu­nau­té avec l’équipe de la télé­vi­sion. Il s’agit d’abandonner le point de vue unique de la télé­vi­sion comme pou­voir et par­tir d’une réa­li­té à chaque fois nou­velle. L’écriture du scé­na­rio com­mence sans la camé­ra, elle se fait à tra­vers le temps de la rela­tion et à tra­vers le par­tage des condi­tions de vie de la population.

La pro­duc­tion inté­grale d’une émis­sion, sa dif­fu­sion, son sui­vi deviennent ain­si une manière de révi­ser, de cor­ri­ger, d’impulser le pou­voir citoyen. Une manière pour la popu­la­tion de visua­li­ser, d’analyser son action entre pas­sé, pré­sent et futur de la lutte de classes et la trans­for­ma­tion des rela­tions de pro­duc­tion. Nous par­lons de l’émission de télé­vi­sion comme d’un moment inté­gra­teur popu­la­tion-État. Dans ce sens, il est proche du concept du “pro­jet” tel qu’élaboré au sein de la nou­velle Uni­ver­si­té Boli­va­rienne : “l’UBV doit se relier au déve­lop­pe­ment endo­gène et à la construc­tion du pou­voir citoyen à tra­vers le pro­jet com­mu­nau­taire et les liai­sons avec les Conseils com­mu­naux. Les Pro­jets doivent être approu­vé par les groupes sociaux.”

6. Dépasser le vieux concept de travail.

En dénon­çant le gas­pillage des res­sources de l’État et les heures sup­plé­men­taires payées 800 % à VTV (chaîne d’information gou­ver­ne­men­tale) le Pré­sident de la Répu­blique expo­sait en fait, un nou­veau concept du tra­vail. Dans son dia­logue avec les mou­ve­ments sociaux réunis lors du contre-som­met des mou­ve­ments sociaux à Vienne (2006) il expli­quait la dif­fé­rence entre le tra­vailleur exploi­té par le chef d’une entre­prise pri­vée et le tra­vailleur fier de son tra­vail parce que conscient de ser­vir les inté­rêts de la col­lec­ti­vi­té. En 2007 le Pré­sident a annon­cé la réduc­tion du temps de tra­vail afin de libé­rer le temps de la rela­tion sociale, de la for­ma­tion inté­grale et de la créa­tion. Plus récem­ment encore, l’ancien ministre de l’Education, M. Aristó­bu­lo Istú­riz, insis­tait sur la néces­si­té de sup­pri­mer “la divi­sion sociale du tra­vail”. Dans les der­niers mois tant le Pré­sident comme le Ministre de l’intérieur, M. Jesse Chacón, ont insis­té sur la néces­si­té du tra­vail volon­taire comme fac­teur de l’éthique socia­liste (pre­mier point du Plan Socia­liste de la nation 2007 – 2013).

Le 20 sep­tembre 2008, le pré­sident demande à nou­veau aux “ins­ti­tu­tions de l’État” de don­ner l’exemple en consa­crant des jour­nées volon­taires à récol­ter du maïs avec les pay­sans ou à récu­pé­rer des espaces publics à Cara­cas. Mais le tra­vail volon­taire n’est pas un tra­vail sup­plé­men­taire. Il est sim­ple­ment l’action mili­tante, spon­ta­née qui sur­git de la conscience du besoin de fon­der un monde nou­veau. Si une révo­lu­tion, au-delà du social et de l’économique, n’est pas à la fois cultu­relle et idéo­lo­gique, elle dis­pa­raît bien­tôt sous les assauts du cycle contre-révo­lu­tion­naire, tou­jours cruel, l’histoire de notre conti­nent ne souffre pas d´exceptions.

Dans une télé­vi­sion socia­liste, nous pou­vons nous ins­pi­rer du mou­ve­ment social qua­li­fié par Fidel Cas­tro comme “le plus impor­tant et le plus consé­quent du conti­nent” : le Mou­ve­ment des Tra­vailleurs ruraux Sans Terre (MST, du Bré­sil). Son école natio­nale Flo­res­tan Fer­nandes base la for­ma­tion des cadres sur l’u­nion de la théo­rie et de la pra­tique, sur la mys­tique révo­lu­tion­naire et sur le tra­vail volon­taire tel que défi­ni par le Ernes­to “Ché” Gue­va­ra : « dans cer­tains cas, le tra­vail volon­taire est une récom­pense, dans d’autres un ins­tru­ment d’éducation, jamais une puni­tion. C’est aimer le tra­vail de base. Une nou­velle géné­ra­tion naît ! »[[Ernes­to Che Gue­va­ra, El hombre y el socia­lis­mo en Cuba, in anto­logía míni­ma, Ocean Press 2005.]].

7. Ne pas attendre la réappropriation du spectre hertzien pour former les communicateurs socialistes.

Sans révo­lu­tion, pas de télé­vi­sion révo­lu­tion­naire. Les cycles contre-révo­lu­tion­naires la confinent à la mar­gi­na­li­té, à la résis­tance, à la disparition[[Luis Suá­rez, his­to­ria­dor cuba­no, confe­ren­cia en Vive TV, sep­tiembre 2008.]]. Du Bré­sil au Mexique la répres­sion s’abat sur les radios et sur les télé­vi­sions com­mu­nau­taires. Seul le Vene­zue­la d’Hu­go Cha­vez a réus­si à démo­cra­ti­ser une par­tie des ondes en légi­fé­rant en faveur de cen­taines de radios et télé­vi­sions com­mu­nau­taires, en leur recon­nais­sant le droit démo­cra­tique d’accéder à des fré­quences propres, sans pour autant contrô­ler leur parole. His­to­ri­que­ment, la concur­rence déloyale d’un spectre hert­zien pri­va­ti­sé à outrance a signi­fié la trans­for­ma­tion du concept de ser­vice public en ser­vice au public, c’est-à-dire, en ser­vice au client.

Aujourd’hui en Amé­rique Latine les mou­ve­ments sociaux et quelques gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes essayent de rompre le mono­pole pri­vé des ondes, de démo­cra­ti­ser le “lati­fun­dio” radio­élec­trique ana­chro­nique qui main­tient les peuples sous la dic­ta­ture média­tique du néo-libé­ra­lisme. Mais si au moment de socia­li­ser les fré­quences, de légi­fé­rer en faveur du sec­teur com­mu­nau­taire et du ser­vice public, nous ne dis­po­sons pas de com­mu­ni­ca­teurs for­més pour cette révo­lu­tion qua­li­ta­tive de la com­mu­ni­ca­tion, les espaces libé­rés seront rapi­de­ment récu­pé­rés, par défaut, par des pro­fes­sion­nels qui recyclent leur idéo­lo­gie com­mer­ciale ou aca­dé­mique de “com­ment faire la télé­vi­sion”. Ceci a été récem­ment obser­vé au Bré­sil, en Uru­guay et en Équa­teur dans des expé­riences nou­velles de télé­vi­sions muni­ci­pales ou d’État. Quels sont par consé­quent les deux défis prin­ci­paux des mou­ve­ments sociaux et des gou­ver­ne­ments révolutionnaires ?

D’abord, orga­ni­ser un rap­port de forces per­met­tant la démo­cra­ti­sa­tion du spectre hert­zien. Dans une démo­cra­tie authen­tique, le patri­moine public des ondes ne peut-être cédé à une mino­ri­té d’en­tre­prises pri­vées, il doit être mis à la dis­po­si­tion à 70 % de télé­vi­sions com­mu­nau­taires et à 30 % de télé­vi­sions du ser­vice public, à condi­tion qu’elles soient vrai­ment par­ti­ci­pa­tives. Ensuite il faut anti­ci­per le mou­ve­ment et for­mer à temps des futurs res­pon­sables de la com­mu­ni­ca­tion socia­liste pour évi­ter que le poten­tiel éman­ci­pa­teur des nou­velles chaînes en soit rapi­de­ment annu­lé par le mode de pro­duc­tion dominant.

8. Transférer la télévision au peuple, enfin.

Le carac­tère authen­ti­que­ment socia­liste d’une télé­vi­sion est réa­li­sé quand son pro­duc­teur prin­ci­pal, poli­ti­que­ment par­lant, est la popu­la­tion orga­ni­sée. C’est à ce moment qu’à lieu la lutte la plus impor­tante car la classe moyenne d’État se replie sur ses inté­rêts de classe, invente mille stra­té­gies pour se repro­duire comme pou­voir d’État et gar­der la main sur ses res­sources tout en atten­dant patiem­ment le retour à la nor­ma­li­té post-révo­lu­tion­naire. Le tra­vail de sape de la base éco­no­mique capi­ta­liste agit à sa faveur, freine et érode l’organisation d’une conscience socia­liste. Comme on peut l’observer dans une grande par­tie de notre jeu­nesse encore per­due dans les dési­rs du pou­voir indi­vi­duel et de tous les réflexes condi­tion­nés dénon­cés par le Pré­sident Cha­vez : « indi­vi­dua­lisme, égoïsme et culture pri­vée (dont la pri­va­ti­sa­tion de l’État par des inté­rêts éco­no­miques indi­vi­duels, grou­paux) ont mar­qué pro­fon­dé­ment notre peuple. »

La phi­lo­so­phie des peuples ori­gi­naires telle qu’exprimée par le phi­lo­sophe Blaise Pascal[[Blaise Pas­cal, Pen­sa­mien­tos, Bue­nos Aires : Edi­ciones Orbis, 1984. ]] est que le centre est par­tout. En pleine Révo­lu­tion fran­çaise, Grac­chus Babeuf, pré­cur­seur du com­mu­nisme, invente le cadastre comme mode d’effectuer l’égalité de l’espace phy­sique entre tous les citoyens. Dans une télé­vi­sion assu­mée par le peuple s’impose enfin l’égalité sub­stan­tielle (Mészá­ros) entre tous : entre les régions, entre les regards, entre les pen­sées. Chaque fois plus hori­zon­tale, la télé­vi­sion devient l’enseignement du peuple par le peuple, l’échange per­ma­nent d’expériences, d’essais/erreurs pour se construire et se ren­for­cer en tant que pou­voir citoyen. Pour Dzi­ga Ver­tov, le tra­vailleur tex­tile doit pou­voir voir l’ouvrier d’une usine de construc­tion méca­nique lorsqu’il fabrique une machine néces­saire au tra­vailleur tex­tile. L’ouvrier d’une usine de construc­tion méca­nique doit pou­voir voir le mineur qui four­nit à l’usine le com­bus­tible néces­saire. Le mineur de char­bon doit pou­voir voir le pay­san qui pro­duit son blé néces­saire. Tous les tra­vailleurs doivent pou­voir se voir afin d’établir mutuel­le­ment entre eux un lien étroit et indes­truc­tible. Mais tous ces tra­vailleurs sont éloi­gnés les uns des autres, et par consé­quent ne peuvent pas se voir. Un des objec­tifs du ciné-œil est jus­te­ment d’établir une rela­tion visuelle entre les tra­vailleurs du monde entier[[Dziga Ver­tov, El Cine-Ojo, de. Fun­da­men­tos, Cara­cas-Madrid 1973.]].

À Vive TV, la nou­velle télé­vi­sion par­ti­ci­pa­tive du Vene­zue­la, un cercle de pêcheurs prend la parole. La trans­mis­sion par fais­ceau satel­lite, un saut tech­no­lo­gique conquis au bout de quatre années d’existence de la chaîne, per­met de lan­cer les paroles et les visages en direct à tra­vers tout le pays. Ici, il n’y a pas de jour­na­listes pour don­ner et reprendre la parole, pas de jour­na­listes qui ignorent de quoi est faite la vie des pêcheurs. Non. C’est une femme du peuple, éga­le­ment res­pon­sable d’une coopé­ra­tive, qui lance le débat : la coopé­ra­tive et sa rela­tion avec l’État, les mai­sons en chan­tier, les béné­fices pour les pêcheurs arti­sa­naux de la nou­velle loi de la pêche. Ce cercle qui dis­cute est une des formes typiques de Vive TV. Ce n’est pas seule­ment l’absence de modé­ra­teur au milieu de l’image. C’est la parole libé­rée qui vient et revient, s’élève len­te­ment jusqu’aux déci­sions. Dis­tances res­pec­tueuses, citoyens de la camé­ra, la télé­vi­sion du futur n’a pas besoin de gros plans émo­tifs. On voit aus­si la mer der­rière les pêcheurs. Sous leurs mots, la mer devient réelle : un océan de tra­vail. Demain, des enfants exploi­tés par une usine de pêche indus­trielle pose­ront entre nos mains des blocs de sel.

Il s’avère dès lors absurde d’appliquer à une télé­vi­sion socia­liste un ins­tru­ment comme l’audimat. Ce sys­tème de mesure d’audience ne cherche qu’à aug­men­ter le prix de pré­vente du temps télé­vi­sé aux publi­ci­taires de sham­poing et de cartes de cré­dit. Mais la télé­vi­sion socia­liste ne cherche pas à pro­duire une masse de consom­ma­teurs. Son public est une popu­la­tion dont on veut acti­ver et ren­for­cer le poten­tiel social ou poli­tique. La télé­vi­sion socia­liste doit donc être mesu­rée, éva­luée non sur des quan­ti­tés pures mais sur sa capa­ci­té à construire col­lec­ti­ve­ment les chan­ge­ments qua­li­ta­tifs de la conscience, sur son impact dans les efforts de la popu­la­tion en lien avec le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire pour construire un véri­table État socia­liste. “Dans la phase de tran­si­tion au socia­lisme, de nom­breux mes­sages conti­nue­ront d’être éla­bo­ré par les tech­ni­ciens des médias de com­mu­ni­ca­tion de masses, ins­crits la plu­part du temps dans un cadre petit-bour­geois, et cela même dans les médias contrô­lés par la révo­lu­tion. Notre pro­po­si­tion de res­ti­tuer au peuple le contrôle sur les mes­sages qu’il reçoit reste valable. Il faut évi­ter que le cri­tère de sélec­tion et d’appréciation échappe à la Com­mu­nau­té concernée.”[[Armand Mat­te­lard, Patri­cio Bied­ma & San­tia­go Funes, Comu­ni­ca­ción masi­va y revo­lu­ción socia­lis­ta, Pren­sa Lati­noa­me­ri­ca­na, San­tia­go de Chile 1971. ]]

9. Un mode de production socialiste génèrera une nouvelle relation entre télévision et public. N’est-il pas absurde que beaucoup de communistes s’enthousiasment pour l’art féodal et capitaliste, et ne montrent aucun enthousiasme pour élaborer l’art socialiste ?

La télé­vi­sion capi­ta­liste est une entre­prise pri­vée qui consiste à aug­men­ter par divers moyens (sexe, vio­lence, varié­tés, voyeu­risme, spec­ta­cu­laire, émo­tion, exo­tisme, etc.) le prix du temps qu’elle vend aux annon­ceurs publi­ci­taires. Elle divise son temps en cases stan­dar­di­sées (de 12, 26 ou 52 minutes) pour pou­voir trans­mettre la plus grande quan­ti­té de publi­ci­té. C’est le règne du Comme vous le savez, nous devons mal­heu­reu­se­ment nous arrê­ter ici. Selon Armand Mat­te­lard (1998) l’idéologie contem­po­raine de la com­mu­ni­ca­tion se carac­té­rise par l´éphémère, l’oubli de l’histoire, du pour­quoi des objets et de leur arti­cu­la­tion sociale. Il noie le télé­spec­ta­teur dans “l’éternel pré­sent” du ponc­tuel, du sans-suite de la mar­chan­dise télévisuelle[[Ibidem]]. Ce recours constant à la rapi­di­té se trans­forme en un contre-pro­ces­sus parce qu’une des carac­té­ris­tiques de l’espèce humaine est que nous avons une néces­si­té vitale de temps, de durée et d’espace. Ces élé­ments sont néces­saires à notre capa­ci­té de juge­ment, de ques­tion­ner, d’obtenir une réponse, de libé­rer notre pen­sée. Ces élé­ments nous aident à inter­ro­ger et à com­mu­ni­quer avec les autres et avec le monde qu’il nous entoure[[Peter Wat­kins, Media Cri­sis, Ed. Hom­ni­sphères, Paris 2003. ]].

Au lieu de pro­fi­ter de sa spé­ci­fi­ci­té et de l’approfondir, le ser­vice public va, la plu­part du temps, suc­com­ber à la ten­ta­tion de l’imitation. L’écran public se trans­forme. Les émis­sions et les conte­nus exi­geants sont sup­pri­més ou dépla­cés à des heures de faible écoute car ils n’apportent pas de recettes publi­ci­taires. Le rai­son­ne­ment des pro­gram­meurs est deve­nu le sui­vant : puisqu’il faut tout ren­ta­bi­li­ser, il est plus effi­cace de jouer sur les bases qui font la force de la télé­vi­sion domi­nante. La forme de la télé­vi­sion publique se moule sur la commerciale.[[Hugues le Paige, Télé­vi­sion publique contre World Com­pa­ny. Bruxelles, Éd. Labor 2001. ]] L’esthétique socia­liste naî­tra de la révo­lu­tion du mode de pro­duc­tion. Une oeuvre d’art n’est pas révo­lu­tion­naire, disait Her­bert Mar­cuse, parce que son conte­nu est révo­lu­tion­naire mais parce que sa forme est révolutionnaire[[Herbert Mar­cuse. “El arte como for­ma de la rea­li­dad”, New Left Review 74 (Julio-Agos­to 1972).]]. Louis Althus­ser le disait bien : ce n’est que d’une tech­nique qu’on peut déduire une idéologie[[Luis Althus­ser, La filo­sofía como arma de la revo­lu­ción, Siglo XXI, Méxi­co, 1968. ]]. Le JT domi­nant, ou la tele­no­ve­la, sont des mondes verbaux.

En iso­lant des bustes par­lants, en les mon­tant l’un après l’autre comme base de notre infor­ma­tion, en rédui­sant le réel à des “plans de coupe” cen­sés appor­ter une “cou­leur locale” on fait dis­pa­raître les corps indi­vi­duels, le corps social, le monde des tra­vailleurs, les pro­ces­sus de créa­tion et de pro­duc­tion de la vie. C’est l’idéologie bour­geoise par excel­lence, son mythe même : celui d’une classe qui veut occul­ter son ori­gine, qui doit à tout prix effa­cer ce tra­vail qui lui per­met d’exister sous peine de voir dévoi­lée sa vraie nature. Dans une télé­vi­sion socia­liste par contre la forme du jour­nal télé domi­nant se libère de cette occul­ta­tion et ramène à la sur­face ce qui est enfouie : un équi­libre dyna­mique de voix et d’activités auto­nomes, un mon­tage paral­lèle de plu­sieurs flux de conscience, situa­tions, acti­vi­tés, actions, tra­vaux, pro­ces­sus créa­teurs vécus par des per­son­nages dif­fé­rents dans une réa­li­té sociale contra­dic­toire. C’est ain­si que l’image et le son reviennent nous par­ler d’un être humain comme indi­vi­du-social-his­to­rique en mou­ve­ment (Més­zarós).

Le journaliste et défenseur de la télévision publique Hugues Le Paige décrit la fabrication du programme “En proceso” à Vive TV, télévision participative du Venezuela :
« En Proceso » est un des programmes les plus intéressants en matière d’information. Il n’invente pas réellement une nouvelle forme, mais il s’inspire de la démarche documentaire et d’un certain « cinéma-vérité ». Formés à l’école documentaire de Vive, journalistes-réalisateurs, cameramen, preneurs de son et monteurs sont nourris de Rouch et Vertov, d’Ivens et de Wiseman et ils en ont retenu les leçons. « En Proceso » veut « rendre compte et analyser en profondeur l’organisation sociale des communautés paysannes et des quartiers populaires ».
L’émission se construit en étroite collaboration avec les protagonistes du sujet. Au cours de plusieurs visites préalables, dans un véritable dialogue, l’équipe prépare longuement le scénario du mini documentaire avec les acteurs du mouvement social qui vont jouer leur propre rôle dans la séquence : ce sont aussi ces derniers qui en fixent les grandes lignes et le contenu, l’équipe de réalisation « recadre » en fonction des contraintes techniques et de la lisibilité du message.

Ensuite, et c’est une autre originalité en matière d’information, le tournage s’effectue exclusivement en plans-séquences (en général deux ou trois plans de 5 minutes pour une durée totale de 10 à 15 minutes). Ce type de réalisation présente bien des avantages : il donne une réelle profondeur aux hommes et à leur histoire, il refuse l’instantanéité du journalisme traditionnel et il laisse une vraie place au téléspectateur qui n’est pas réduit au rôle de consommateur de l’information comme les acteurs de l’évènement ne le sont pas à celui de « matière à témoignage ».

Les acteurs de l’évènement sont toujours les sujets de leur propre histoire et jamais les objets de l’information. Ils sont pleinement respectés dans leur identité comme dans leur image : en quelque sorte l’inverse de ce que notre télévision nous donne le plus souvent à voir. De plus, le principe de base à Vive est le « suivi » : un sujet abordé ne sera jamais abandonné ; deux semaines ou deux mois plus tard l’équipe reprendra contact et, le cas échéant, entamera un nouveau tournage pour rendre compte de l’évolution du problème. Le résultat est impressionnant : les équipes de « En Proceso » maîtrisent parfaitement leur instrument et alimentent des débats souvent passionnants au sein des communautés qu’elles nous font découvrir.

J’ai pu en suivre une à l’œuvre dans la montagne tropicale à une heure et demi de route de Caracas. Une petite communauté de paysans s’est réapproprié des terres abandonnées par de grands propriétaires dans les années soixante. Ils sont plein de projets : reprendre la culture du café, installer une école dans l’ancienne hacienda afin que les enfants ne soient plus obligés de faire deux ou trois heures de route pour se rendre au cours, construire des maisons en dur pour remplacer les logements de terre et de tôle. Leur lutte pour reprendre ces terres et entamer les constructions, l’espoir que cela suscite, les difficultés que cela provoque, le soutien du gouvernement et les réticences de l’administration : il sera question de tout cela dans le récit de « En Proceso » avec à la fois beaucoup de détermination et de maturité.

La forme choisie par Vive pour en rendre compte permet une narration subtile qui suscite la curiosité du spectateur. Et ces histoires scénarisées dans une démarche documentaire intègrent évidemment l’imprévu du tournage. Au moment où l’on préparait cette séquence dans la montagne, des gardes « verts » – le domaine est par ailleurs une réserve naturelle – annoncent brusquement le blocage des matériaux de construction pour les logements faute d’une énième autorisation administrative.

Toute la communauté descend sur le sentier discuter avec des gardes, plutôt imbus de leur pouvoir. Situation typique lors des occupations de terres abandonnées : les paysans en appellent aux directives de Chavez, les gardes rappellent les règlements. Les contradictions apparaissent entre les différentes exigences sociales et écologiques. Le ton monte mais pas au-delà d’une certaine limite. Bien entendu l’équipe de Vive en repérage filme la scène et l’intègrera dans le scénario final.[[Hugues Lepaige, reportage publié dans la Revue Politique n°52, Bruxelles, déc. 2007. ]]

Mais un mon­tage socia­liste, c’est aus­si l’art d’associer des images et des sons de sorte que le peuple puisse inter­ve­nir acti­ve­ment dans la construc­tion du sens. Dans ce cas, nous pou­vons com­prendre le mon­tage comme une façon de retrou­ver l’unité socia­liste dont les frag­ments dis­per­sés deviennent visibles à tra­vers le mon­tage. Nous par­lons du mon­tage comme du moyen par lequel on expose les conflits, par lequel on embrasse le monde, jusqu’à se résoudre en Un.

Oublié le chaos de la grille capi­ta­liste, la pro­gram­ma­tion d’une télé­vi­sion socia­liste devient un art, celui d’agencer un tout orga­nique dans lequel toutes les par­ties se mettent en rap­port de manière chaque fois dif­fé­rente pour pro­duire un sens supé­rieur dans la tête des spec­ta­teurs. Le spec­ta­teur d’une télé­vi­sion socia­liste dis­pose du temps humain pour exer­cer son iden­ti­fi­ca­tion, son intel­li­gence et tirer ses propres conclu­sions. C’est un pro­ces­sus qui le trans­forme en acteur poli­tique, en lui offrant de nou­veaux élé­ments de connaissance.

La rela­tion télé­vi­sion-spec­ta­teur ne s’épuise plus dans les pro­ces­sus d’identification cathar­tique, l’émotion rede­vient comme aux grandes époques le pont jeté vers la rai­son. Le devoir de tout homme est d’apprendre à pen­ser avec sa propre tête (José Martí). Au fur et à mesure que l’on construit le socia­lisme, la télé­vi­sion aban­donne ce lieu cen­tral, hyp­no­tique que lui avait assi­gné la bour­geoi­sie dans son besoin de méca­nismes mas­sifs de domi­na­tion. Dans une socié­té socia­liste, la télé­vi­sion devient un art de plus par­mi la lit­té­ra­ture, le théâtre, la musique, la pein­ture, enfin comme le dit Ber­tolt Brecht, par­mi tous les arts qui contri­buent au plus grand, l’art à vivre.

10. Oui mais… et l’identification ?

« Il ne s’agit pas de combien de kilos de viande ont été mangés ni de combien fois par année quelqu’un peut aller se promener à la plage, ni de combien de beautés importées peuvent être achetées avec les salaires actuels. Il s’agit précisément, que l’individu se sente entier, avec plus de richesse intérieure et avec beaucoup plus de responsabilité. » Ernesto Ché Guevara

Com­ment construire une télé­vi­sion socia­liste dans une culture capi­ta­liste, indi­vi­dua­liste, dans une socié­té ato­mi­sée, vouée à la com­pé­ti­tion ? Une télé­vi­sion socia­liste doit-elle renon­cer à l’identification indi­vi­duelle ? Par exemple, dans le capi­ta­lisme, on joue sur l’identification au super-flic, héros qui vient réins­tau­rer l’ordre ou le vou­loir être iden­ti­fié avec la jolie fille, riche et célèbre. Nous devons d’abord com­prendre que le nar­cis­sisme de tout spec­ta­teur se divise en deux pôles (selon Freud) : le pôle IDÉAL DU MOI qui est un pôle moral, social, éthique, et l’autre pôle qui est le MOI IDÉAL comme volon­té de pou­voir, de beau­té, de réa­li­sa­tion de soi : de l’argent, de la beau­té, et de plus en plus.[[Claude Bail­blé, pro­fes­seur de ciné­ma, ate­lier de for­ma­tion à Vive, 2007 – 2008. ]]

Si on donne un mil­lion de boli­vars au qui­dam désar­gen­té et que nous lui deman­dons ce qu’il compte en faire, le plus pro­bable est que son MOI IDÉAL réponde avant l’IDÉAL DU MOI. Il rêve­ra peut-être de vivre dans une grande mai­son sur une île, avec beau­coup de domes­tiques et de jolies filles autour de lui et d´être de vacances tout le temps. Il va retour­ner sa condi­tion d’exploité en celle d’exploiteur. La publi­ci­té com­mer­ciale est l’appareil idéo­lo­gique majeur du capi­ta­lisme mon­dial, en ce qu’il opère sur ce MOI IDÉAL. Une pul­sion orale jamais satis­faite par la mar­chan­dise comme immense sein mater­nel. Par contre, l’IDÉAL du MOI repré­sente la pos­si­bi­li­té de déve­lop­per un cer­tain type d’héroïsme et d’engagement his­to­rique. C’est une pul­sion basée sur la com­pré­hen­sion his­to­rique de ce qui est en train de se pas­ser, la pos­si­bi­li­té d’accéder à une his­toire col­lec­tive. Dans un pro­jet socia­liste, on s’identifie avec un pro­jet de bien-être social ou avec sa figure héroïque. Il n’existe en fait que des idéaux his­to­ri­que­ment justes (socia­lisme inté­gra­teur) ou indi­vi­duel­le­ment faux par ima­gi­naires et inac­ces­sibles, mais qui fonc­tionnent clai­re­ment parce qu’ils caressent notre nar­cis­sisme (rêve de toute-puis­sance individuelle).

Si nous par­lons d’une esthé­tique socia­liste de la télé­vi­sion, les ques­tions sont : par quelle média­tion d’acteur, dra­ma­tur­gique ou sym­bo­lique, allons-nous construire notre ima­gi­naire socia­liste, et ces­ser d’être colo­ni­sés par la consom­ma­tion de masse ? Com­ment ajou­ter à la pre­mière étape de la recon­nais­sance des exclus, rendre visible des masses indi­gènes, des pay­sans, des sec­teurs popu­laires, une nou­velle étape mobi­li­sa­trice : la construc­tion de l’horizon socia­liste par le biais de per­son­nages nou­veaux et de nar­ra­tions nou­velles. Sans tom­ber dans la pro­pa­gande, la mani­pu­la­tion, le nar­cis­sisme pri­maire ? “C’est pour­quoi il est juste de pen­ser que la réa­li­sa­tion d’un lan­gage nou­veau, libé­ré et libé­ra­teur, ne peut pas naître que de l’intégration à la culture popu­laire qui est vivante et qui est en mou­ve­ment. Un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire ne ver­ra jamais le jour sans l’activation et la par­ti­ci­pa­tion dyna­mique du peuple. Au ciné­ma, il doit se pro­duire la même chose. Si cela ne se pro­duit pas, c’est qu’il n’y a pas de réci­pro­ci­té, et s’il n’y a pas réci­pro­ci­té, il y a oppo­si­tion, c’est-à-dire “conflit”. Parce que ce que l’artiste donne au peuple doit être, rien moins que, ce que l’artiste reçoit du peuple”.[[Sanjinés, Jorge, Teoría y prác­ti­ca de un cine jun­to al pue­blo, Siglo XXI, Méxi­co, 1979.]]

Thier­ry Deronne, Cara­cas, sep­tembre 2008.

Notes :