Femmes algériennes, 1960

Par Marc Garanger

Extrait de la post­face à Femmes algé­riennes 1960, paru aux édi­tions Atlan­ti­ca en mars 2002

En 1960, Marc Garan­ger (né en 1935) effec­tue son ser­vice mili­taire en Algé­rie. L’ar­mée fran­çaise décide d’at­tri­buer des cartes d’i­den­ti­té aux autoch­tones ras­sem­blés dans des “vil­lages de regrou­pe­ment”, afin de contrô­ler leurs dépla­ce­ments. Marc Garan­ger doit pho­to­gra­phier jus­qu’à deux cents visages par jour. Pour cadrer ses por­traits, il s’ins­pire des pho­to­gra­phies des Indiens d’Ed­ward S. Cur­tis. Il pour­ra ain­si témoi­gner de l’acte de vio­lence fait aux femmes algé­riennes que consti­tue le dévoi­le­ment forcé.

Ins­tal­lées devant un mur blanc sous l’œil du pho­to­graphe et de son appa­reil, les femmes algé­riennes cap­tu­rées sur la pel­li­cule inter­pellent le spec­ta­teur par l’au­dace de leur regard et l’in­so­lence de leur beau­té, véri­tables défis lan­cés à l’autorité.

Récit d’un sol­dat fran­çais durant la guerre d’Al­gé­rie ayant du pho­to­gra­phier des femmes Algériennes

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

La pre­mière expo­si­tion de ces pho­to­gra­phies a eu lieu à la fin de l’année 1960, quand j’ai ali­gné les pho­tos d’identité, tirées en 4x4 cm, agra­fées en six exem­plaires, sur le bureau du capi­taine, à Aumale (main­te­nant Sour El Ghoz­lane), quelques jours après la pre­mière série de prises de vue. Le capi­taine, en décou­vrant les pho­to­gra­phies, a ameu­té les offi­ciers de l’état-major en pous­sant des cris : « Venez voir, venez voir comme elles sont laides ! Venez voir ces macaques, on dirait des singes ! »

J’étais en Algé­rie depuis quelques mois. J’avais 25 ans, j’étais sur­si­taire. J’avais retar­dé au maxi­mum le moment où je devais par­tir faire mon ser­vice mili­taire, redou­tant de plon­ger dans ce cau­che­mar ! Avec mon ami Roger Vailland, que je connais­sais depuis l’hiver 57 – 58, nous avions pas­sé des soi­rées à refaire le monde. Roger avait démon­té de nom­breuses fois, pour moi qui devais par­tir, le méca­nisme de cette guerre colo­niale qui ne vou­lait pas dire son nom. J’étais déjà pho­to­graphe depuis près de dix ans, ama­teur pas­sion­né puis pro­fes­sion­nel en 1957 comme pho­to­graphe pour l’enseignement.

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

En arri­vant au fond du bled, immer­gé dans le dis­cours raciste qui m’environnait de toute part, et puisque les mots étaient inutiles, j’ai déci­dé de m’exprimer avec mon œil, pour hur­ler mon désac­cord. Par chance, comme j’avais le bac, j’ai été affec­té au secré­ta­riat du régi­ment. Mon tra­vail consis­tait à enre­gis­trer le cour­rier départ et le cour­rier arri­vée, repor­ter des numé­ros. J’étais dans un tel cirage que je me suis retrou­vé inca­pable de faire ce tra­vail. Le numé­ro se per­dait dans ma mémoire, de la lettre au registre. Mon com­pa­gnon de bureau s’en est aper­çu et, sans rien dire, a fait la besogne à ma place pen­dant plu­sieurs semaines. Pour m’en sor­tir, j’ai lais­sé traî­ner quelques pho­tos sur le bureau, comme on lance un appât, pour voir si le pois­son va mordre ! Et ça a mar­ché ! Le com­man­dant est pas­sé par là, et sur-le-champ, j’ai été nom­mé pho­to­graphe du régi­ment. De façon infor­melle, vu qu’il n’y avait pas de poste de pho­to­graphe dans un régi­ment. Pen­dant vingt-quatre mois, je n’ai pas ces­sé de pho­to­gra­phier, sûr qu’un jour je pour­rai témoi­gner. Per­sonne ne s’étonnait donc de me voir photographier.

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

Quand est arri­vée cette « com­mande » de pho­to­gra­phies d’identité, j’ai cadré comme des por­traits, en plan amé­ri­cain. Je connais­sais les pho­tos des Indiens d’Amérique que Cur­tis avait faites au début du siècle. J’ai eu l’impression de plon­ger dans une his­toire folle ! À la fois l’histoire de ce peuple, et de son des­tin tra­gique. Je me suis dit que ces femmes, dont on ne parle géné­ra­le­ment pas dans une guerre de rébel­lion, témoi­gne­raient de leur lutte et de leur révolte. De cet ins­tant où j’ai enten­du hur­ler le capi­taine, je me suis juré de lan­cer un jour ces images à la face du monde pour leur faire dire le contraire de ce que je venais d’entendre !

En 1961, durant ma seule per­mis­sion en métro­pole, je suis tout d’abord allé voir Robert Bar­rat, dans la val­lée de Che­vreuse, alors qu’il était mis au ban de la socié­té à cause de ses articles sur la guerre parus dans Témoi­gnage Chré­tien. Sur ses conseils, je suis allé clan­des­ti­ne­ment en Suisse dépo­ser quelques-unes de ces pho­tos à la rédac­tion de l’Illus­tré Suisse. Et je suis retour­né dans mon bled en Algé­rie sans même savoir si elles allaient paraître et quand ?

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

Ce n’est qu’à mon retour en février 1962 que j’ai appris que six por­traits de femmes avaient été publiés quelques semaines après ma visite, en double page, avec un texte de Charles-Hen­ri Favrod, alors proche du FLN, et qui disait en résu­mé : « voi­là ce que la France est en train de faire en Algérie… »

Chez Roger Vailland, à Meillon­nas, j’ai pré­sen­té ces pho­to­gra­phies pour la pre­mière fois à Fran­cis Jean­son, l’été 1962, alors qu’il était encore clan­des­tin, recher­ché par toutes les polices de France, à la suite du pro­cès du réseau Jean­son de sep­tembre 1960, et de la signa­ture du mani­feste des 121 – cent vingt-et-un intel­lec­tuels fran­çais qui dénon­çaient cette guerre colo­niale, et jus­ti­fiaient l’insoumission et le sou­tien au peuple algérien.

En 1965, Pierre Gass­mann, direc­teur d’un grand labo­ra­toire pho­to­gra­phique pro­fes­sion­nel, décou­vrant mes images, me pro­po­sa de m’aider à consti­tuer mon dos­sier afin que je pré­sente ma can­di­da­ture au Prix Niepce. Il m’a convain­cu de tirer les por­traits des femmes algé­riennes en les reca­drant dans un for­mat ver­ti­cal, et en estom­pant le fond tout autour des visages, pour aller pro­gres­si­ve­ment au blanc pur, ce qui ren­for­çait le côté esthé­tique de ces pho­to­gra­phies. C’était la par­tie maî­tresse de mon dos­sier, avec le repor­tage que j’avais fait en août 1964 à Rome sur les funé­railles du grand lea­der com­mu­niste Pal­mi­ro Togliat­ti, en com­pa­gnie de Roger Vailland. J’ai reçu le prix Niepce en 1966, et les por­traits des femmes algé­riennes sont parus alors dans la presse pho­to­gra­phique du monde entier.

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

Vers 1969 – 1970, Claude-Oli­vier Stern, qui diri­geait la Mai­son de la Culture du Havre, mon­ta la pre­mière expo­si­tion iti­né­rante de ces pho­to­gra­phies. Elle cir­cu­la pen­dant plu­sieurs années dans les Mai­sons de la Culture de France.

Pen­dant toute cette période, les échos dans la presse insis­taient sur­tout sur la beau­té de ces pho­to­gra­phies, bien que je n’ai ces­sé de rap­pe­ler leur ori­gine de pho­tos d’identité faites sur ordre du pou­voir mili­taire français.

En 1974, j’ai pré­sen­té mon tra­vail sur la guerre d’Algérie à un jour­na­liste de Jeune Afrique : j’ai appris que le com­man­dant Ben Ché­rif, pri­son­nier de l’armée fran­çaise, condam­né à mort, et que j’étais allé pho­to­gra­phier dans sa cel­lule, à Aumale, sur ordre du colo­nel du Régi­ment, pour l’imprimer au dos d’un tract déla­teur, était deve­nu membre du Conseil de la Révo­lu­tion, et proche de Bou­me­diene. Je lui ai envoyé quelques pho­tos. Il m’a immé­dia­te­ment invi­té à Alger, avec mon expo­si­tion sur les femmes, qui a été accro­chée dans une gale­rie en bas de la rue Didouche Mourad.

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

Puis, au prin­temps 1981, je reçus la visite d’Alain Des­vergnes, qui diri­geait à l’époque les Ren­contres Inter­na­tio­nales de la Pho­to­gra­phie d’Arles. Il avait déci­dé de consa­crer une soi­rée des pro­chaines Ren­contres sur la Guerre d’Algérie. Il avait vu quelques-unes de mes pho­to­gra­phies dans un Musée à Alger. Il venait de consul­ter les archives de Paris-Match sur le sujet. J’ai res­sor­ti les planches-contact. Je ne les avais pas revues depuis la sélec­tion de l’exposition du Havre. Quand je me trouve à côté de quelqu’un qui regarde mes pho­to­gra­phies, même dans le silence le plus total, je sens ce que res­sent l’autre. Je devine immé­dia­te­ment si son regard est bien­veillant ou hos­tile, s’il y a com­mu­nion ou rejet ! Alain a par­cou­ru les planches-contact avec une concen­tra­tion et une inten­si­té gran­dis­sante. C’est comme si je redé­cou­vrais mes pho­tos avec lui. L’émotion est mon­tée. On était au bord des larmes. D’emblée, nous avons déci­dé qu’il fal­lait tirer l’intégralité du néga­tif, en for­mat car­ré, en gar­dant toutes les nuances du mur der­rière les visages. Il a déci­dé de débu­ter la soi­rée des Ren­contres avec mes pho­tos, près de deux cents, le second tiers de la soi­rée serait pour Paris-Match, pour ter­mi­ner avec les pho­to­graphes algé­riens, et en par­ti­cu­lier Moha­med Koua­ci, pho­to­graphe du FLN, qui avait pho­to­gra­phié entre autres les femmes algé­riennes maqui­sardes, qui lui souriaient !

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

Et la nuit est tom­bée en Arles en juillet 1981, sur le Théâtre Antique. Les por­traits des femmes algé­riennes sont appa­rues, pro­je­tées en 8 x 8 mètres, en fon­du enchaî­né. J’ai lu dans le silence le texte manus­crit qui figure en tête de ce livre, et la pro­jec­tion s’est pour­sui­vie sur les « you-you » que les femmes de la Cas­bah d’Alger pous­saient dans la nuit pen­dant la guerre pour pro­vo­quer l’armée fran­çaise… Une cen­taine de por­traits géants de femmes algé­riennes, puis une cen­taine de pho­tos sur mes vingt-quatre mois de ser­vice mili­taire, la guerre vue par le petit bout de la lor­gnette, par un « bidasse du contin­gent ». Les pro­jec­teurs se sont ensuite ral­lu­més, et après un moment de silence qui me parut inter­mi­nable, les applau­dis­se­ments des quelques deux mille spec­ta­teurs du Théâtre Antique ont éclaté !

Il aura fal­lu attendre vingt ans pour que cette cla­meur monte, pour que ce cri explose ! Claude Nori était dans l’assistance, et nous avons « tapé dans la main » comme deux pay­sans ! Il était évident qu’un livre allait paraître. La pre­mière édi­tion est sor­tie le 19 mars 1982, ving­tième anni­ver­saire du ces­sez-le-feu en Algérie.

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

Les réac­tions ont été nom­breuses dans la presse. La demande a été tel­le­ment forte que six expo­si­tions iti­né­rantes ont été mon­tées. Près de trois cents expo­si­tions ont déjà eu lieu, en France et dans le monde. À la Bien­nale de Venise, au Musée d’Art Moderne de San Fran­cis­co, et de New York.

Ces expo­si­tions ont très sou­vent été l’occasion pour moi de ren­contres. Si les Algé­riens immi­grés trouvent sou­vent ces pho­tos insou­te­nables, ce sont par contre les Algé­riennes, et prin­ci­pa­le­ment celles de la deuxième géné­ra­tion, qui reprennent ces pho­tos comme un éten­dard à la gloire de leurs mères, comme un sym­bole du cou­rage et de la force des femmes algé­riennes. Et ceci ne cesse d’être actuel.

En 1987, Jules Roy, après avoir écrit un article éblouis­sant sur la sor­tie du livre de mes pho­to­gra­phies « La guerre d’Algérie vue par un appe­lé du contin­gent » paru aux édi­tions du Seuil en 1984, est venu me pro­po­ser de dépo­ser un pro­jet d’émission à une grande chaîne de télé­vi­sion fran­çaise : retour­ner ensemble en Algé­rie, à Aïn Ter­zine, sur les lieux de la prise de vue, pour ren­con­trer les femmes pho­to­gra­phiées, et fil­mer en direct leurs réac­tions devant leur image. Lui avec son his­toire colo­niale, son père gen­darme à Aumale, et moi avec mon his­toire de bidasse. La direc­tion des pro­grammes n’a pas don­né suite au projet…

Marc Garan­ger, Femmes algé­riennes 1960

En 1989, une seconde édi­tion est sor­tie en for­mat de poche, dans la col­lec­tion « Cahiers d’Images » de Contre­jour. En 1990, un édi­teur ber­bère, « La Boite à Docu­ments », a fait paraître Femmes des Hauts Pla­teaux, Algé­rie 1960, un livre de pho­tos cou­leur et noir et blanc, faites au jour le jour, dans les dif­fé­rents vil­lages, lors des pro­me­nades que je fai­sais sou­vent seul et sans arme, à la ren­contre des gens, pen­dant l’heure de la pause, avec un texte déca­lé de Leï­la Seb­bar sur la vie des Algé­riens de la deuxième géné­ra­tion en France, aujourd’hui. En quelque sorte le pen­dant des pho­tos d’identité faites sur ordre.

Une troi­sième édi­tion sort aujourd’hui pour le qua­ran­tième anni­ver­saire du ces­sez-le-feu. Les filles et petites filles de ces femmes défilent main­te­nant dans la rue.