Jorge Sanjines : à la recherche d’un cinéma populaire

Extraits du livre « En busqueda de un cine popular » paru aux éditions Siglo XXI en 1979

Tra­duc­tion par Thier­ry Deronne

Extraits du livre « En bus­que­da de un cine popular »

“Il est dif­fi­cile de dire quand les humains se décident pour la révo­lu­tion. C’est un pro­ces­sus. En Boli­vie la mort et la misère frappent les yeux à chaque ins­tant et les êtres pré­oc­cu­pés qui posent une ques­tion reçoivent la réponse comme un cri. Peu á peu se struc­ture l’idée du rôle que devrait jouer un ciné­ma natio­nal dans un pays pauvre. Le pro­ces­sus et la convul­sion sociale déclen­chés par la révo­lu­tion de 1952 a eu beau­coup à voir avec la prise de conscience de cinéastes engagés.”

“Les pre­miers films du groupe Uka­mau mon­traient l’état de misère, pour rap­pe­ler aux gens des villes, à la classe moyenne, a la bour­geoi­sie et à la petite bour­geoi­sie, que d’autres per­sonnes exis­taient. Mais les pro­jec­tions en milieu popu­laire ouvrirent les yeux aux jeunes cinéastes. Avec ce type de ciné­ma, leur expli­quaient des gens du peuple, on n’apprenait rien de nou­veau, mise à part la curio­si­té de se voir à l’écran. Ces cinéastes se ren­dirent compte que le peuple connais­sait mieux la misère qu’eux et que fina­le­ment ce type de film ne ser­vait à rien. Fina­le­ment, ils com­prirent que le peuple pré­fère connaître les causes plu­tôt que les effets., pour­quoi et com­ment se pro­duit La misère. De sorte que contri­buer par La connais­sance libé­ra­trice à La for­ma­tion d’une conscience révo­lu­tion­naire était La tache révo­lu­tion­naire La plus impor­tante que pou­vait se fixer un ciné­ma révolutionnaire”

Yawar Mal­ku : “Deux com­mu­nau­tés pay­sannes de l’altiplano empê­chèrent l’accès des peace Corps, allé­guant qu’ils connais­saient leurs pra­tiques de sté­ri­li­sa­tion par les dénon­cia­tions du film, relayées par la radio. En 1971 face aux preuves sur les diverses acti­vi­tés anti­na­tio­nales et la pres­sion popu­laire crois­sante, le gou­ver­ne­ment boli­vien expul­sa les Corps de Paix”.

“Mais pour que cela soit pos­sible on ne peut mécon­naître que le groupe devait pro­duire un ciné­ma d’intérêt et d’attraction popu­laires. C’est-à-dire que la créa­tion de cette conscience se base sur la com­mu­ni­ca­bi­li­té avec le peuple. Une com­mu­ni­ca­bi­li­té struc­tu­rée par une concep­tion-dia­lec­tique des rela­tions œuvre peuple, pro­tège des vices de la ver­ti­ca­li­té et du paternalisme.

Yawar Mal­ku avait réus­si a atti­rer un public gigan­tesque sans pour autant réus­sir a atteindre une com­mu­ni­ca­bi­li­té de par­ti­ci­pa­tion active. Sa struc­ture res­tait liée au sché­ma de la fic­tion clas­sique, pla­çant la dénon­cia­tion a la limite de l’invraisemblable. Il fal­lait donc dépas­ser cette limite et atteindre un ciné­ma popu­laire qui aborde les faits réels avec des élé­ments irré­fu­tables. Il ne pou­vait plus être conçu dans les formes conventionnelles.

“Pour “Le cou­rage du peuple” on a employé une méthode recons­truc­tive qui avait un prin­cipe simi­laire à celui des lois de la dia­lec­tique, celle des chan­ge­ments quan­ti­ta­tifs en qua­li­ta­tifs. Ensuite par une suite de sauts d’une situa­tion à l’autre, s’établissait la connexion secrète, la logique interne, l’interrelation du phé­no­mène his­to­rique qui appa­rais­sait défor­mé exté­rieu­re­ment par la super­po­si­tion d’éléments anec­do­tiques qui dans la syn­thèse étaient éli­mi­nés pour arri­ver ain­si á l’éclaircissement. Mais toute cette struc­ture qui éli­mi­nait les limi­ta­tions et les vices de l’argumentation était en même temps sou­te­nue par l’intervention pré­sente et vivante des pro­ta­go­nistes et des témoins directs des faits qui inter­pré­taient eux-mêmes leurs expé­riences, appor­tant ain­si la touche d’irréfutabilité docu­men­taire. On éli­mi­na ain­si l’intervention des acteurs et on fit place à la par­ti­ci­pa­tion popu­laire, qui per­mit à la fois la réa­li­sa­tion hori­zon­tale avec un niveau de par­ti­ci­pa­tion dans le tra­vail créa­teur très grand de la part des groupes ou des per­sonnes qui créaient direc­te­ment, en même temps que se fai­sait l’œuvre. (..) Le niveau de conscience poli­tique du pro­lé­ta­riat minier boli­vien, par exemple, est de telle gran­deur que les pos­si­bi­li­tés de par­ti­ci­pa­tion consciente sont incom­men­su­rables. Sur le ter­rain même, ensemble, avec ces gens qui racon­tait leurs expé­riences spon­ta­né­ment à tra­vers de véri­tables actes représentatifs”

Prise dans ces pro­ces­sus de repré­sen­ta­tion conti­nue la camé­ra avait par consé­quent à jouer un rôle de pro­ta­go­niste, à se situer depuis les points de vue des par­ti­ci­pants, à par­ti­ci­per comme un témoin de plus. Ain­si par exemple le pre­mier mas­sacre fut filme sans inter­rup­tion depuis le moment ou les gens des­cen­dait des mon­tagnes vers le pla­teau et ou elle est atteinte par les tirs. Les cadreurs se mirent à fil­mer un mas­sacre réel. Et un grand nombre de scènes simul­ta­nées devaient êtres décou­verts sur place, très rapi­de­ment, pour ne pas les perdre, parce qu’elles ne pour­raient jamais se répé­ter, comme dans La réa­li­té, parce que le cli­mat psy­chique était déjà déchaî­né et se livrait et ne se livre­rait qu’une seule fois. A La table de mon­tage en don­nant une logique a ces plans on com­men­ça a sen­tir qu’on mar­chait en ter­rain ferme.

Ce maté­riel, ces images n’avaient pas été ima­gi­nées par un scé­na­riste, n’avaient pas été mises en scène par un réa­li­sa­teur don­nant des ins­truc­tions pré­cises de com­ment crier, de com­ment bou­ger ou par­ler, c’étaient des images inven­tées (ou plu­tôt rap­pe­lées) par le peuple.

Cette expé­rience per­mit de par­ler d’un autre pro­blème : le phé­no­mène émo­tion­nel. On conclut qu’il fal­lait non pas reje­ter mais uti­li­ser ce pou­voir pour éveiller une pré­oc­cu­pa­tion en pro­fon­deur, qui par­ti­rait du choc émo­tif pour arri­ver a un stade de réflexion qui n’abandonne pas le spec­ta­teur a la chute du rideau mais qui le pour­suive, l’obligeant a la cri­tique et a l’autocritique. Ce qui s’opposait a la concep­tion d’un ciné­ma cher­chant à créer la dis­tance entre le spec­ta­teur et l’oeuvre pour ne pas abî­mer le pro­ces­sus réflexif et rationnel.

On pen­sa aus­si qu’une fois éli­mi­née “l’identification” avec le per­son­nage “acteur”, face auquel le spec­ta­teur tend à se trans­fé­rer pour com­pen­ser ses propres frus­tra­tions, il pou­vait s’opérer une iden­ti­fi­ca­tion avec un groupe humain, avec lequel le peuple rem­pla­çait le pro­ta­go­nisme indi­vi­duel, met­tant en jeu une vieille impul­sion ata­vique, l’impulsion de La “soli­da­ri­té de groupe” qui sur­vit dans l’inconscient de chaque homme.

Le pro­blème fon­da­men­tal du ciné­ma révo­lu­tion­naire c’est qu’il trouve ses formes et ses conte­nus dans la mesure ou il com­mu­nique et ou il est com­mu­ni­cable avec le peuple. Et cette com­mu­ni­ca­ti­vi­té doit naître de La péné­tra­tion de l’âme popu­laire, de la cap­ta­tion des struc­tures men­tales et des rythmes internes du peuple, et non d’une oppo­si­tion cal­cu­lée et ven­ge­resse face á l’oppresseur. Si on pense à un ciné­ma des­tine au peuple boli­vien, il faut par­tir du prin­cipe que la rela­tion avec autrui ne se conçoit pas de manière uti­li­ta­riste comme c’est le cas dans la mino­ri­té domi­nante : Il est donc plus logique pour cette majo­ri­té un ciné­ma qui se base qui ne se base pas sur des atti­tudes indi­vi­dua­listes et collectives.”

“Un film sur le peuple fait par un réa­li­sa­teur n’est pas la même chose qu’un film fait par le peuple à tra­vers un auteur. En tant qu’interprète et tra­duc­teur de ce peuple, il se trans­forme en véhi­cule du peuple. En chan­geant les rela­tions de créa­tion se pro­duit un chan­ge­ment de conte­nu et paral­lè­le­ment un chan­ge­ment formel”

“Dans le ciné­ma révo­lu­tion­naire l’œuvre finale sera tou­jours le résul­tat des capa­ci­tés indi­vi­duelles orga­ni­sées vers une même fin, lorsqu’à tra­vers elle se captent et se trans­mettent l’esprit et le souffle de tout un peuple et non la pro­blé­ma­tique réduite d’un seul homme. Cette pro­blé­ma­tique indi­vi­duelle qui dans la socié­té bour­geoise acquiert des contours déme­su­rés, se résout dans la socié­té révo­lu­tion­naire dans sa confrontation.

Dans « le sang du condor », notre rela­tion avec les pay­sans était encore ver­ti­cale – avec des cadres déci­dés par nous en fonc­tion de nos goûts per­son­nels, textes à apprendre par cœur.

Grâce a la confron­ta­tion de notre tra­vail avec le peuple, grâce a ses cri­tiques, a ses sug­ges­tions, a ses récla­ma­tions, nous avons pu puri­fier le lan­gage et y inté­grer peu a peu la créa­ti­vi­té du peuple.

Dans « le cou­rage du peuple », les lieux de tour­nage furent déci­dés sur la base de dis­cus­sions avec la popu­la­tion. Comme dans l’ennemi prin­ci­pal, les dia­logues ser­virent aux pay­sans a expri­mer leurs propres idées.

Et quand nous avons uti­li­sé le plan-séquence dans nos der­niers films nous y étions pousses par l’exigence du conte­nu lui-même. Nous devions créer un plan d’intégration. À rien ne nous ser­vait de pas­ser direc­te­ment à des gros plans de l’assassin – dans « l’ennemi prin­ci­pal » – jugé par le peuple sur la place publique, car la sur­prise que pro­duit tou­jours un gros plan impo­sé par la coupe directe bri­se­rait ce qui était en train de se réa­li­ser dans le plan séquence et qui était la force interne de la par­ti­ci­pa­tion popu­laire. Le mou­ve­ment de came­ra inter­pré­tait direc­te­ment les points de vue, les besoins dra­ma­tiques du spec­ta­teur qui pou­vait ces­ser de l’être pour se trans­for­mer en par­ti­ci­pant. Par­fois ce plan-séquence nous ame­nait a un gros plan en res­pec­tant la dis­tance d’approche pos­sible dans la réa­li­té, par­fois il ouvrait un champ entre épaules et tètes pour nous appro­cher pour voir et entendre ce que dit le juge. (…) Maria­te­gui disait que l’indigène n’est jamais moins libre que quand il est seul.”

“Un spec­ta­teur-par­ti­ci­pant ne peut être un consom­ma­teur. En par­ti­ci­pant il cesse d’être spec­ta­teur pour deve­nir par­tie vivante du pro­ces­sus dia­lec­tique oeuvre-destinataire”