La Tuerka : la télévision comme instrument politique selon Pablo Iglesias

L’hégémonie se construit à partir des dispositifs culturels

Nous vou­lons riva­li­ser avec les grands médias parce que nous vou­lons nous battre et gagner le sens commun.

Ce 30 sep­tembre (2014) com­mence la cin­quième sai­son de La Tuer­ka. Près de quatre ans sont déjà pas­sés depuis qu’un groupe de per­sonnes liées à la Facul­té des sciences poli­tiques et de socio­lo­gie de l’U­ni­ver­si­té Com­plu­tense de Madrid se sont lan­cé de manière tota­le­ment ama­teur et mili­tante dans une émis­sion de débat poli­tique sur Tele K, la télé­vi­sion com­mu­nau­taire Val­le­cas. Ce qui a com­men­cé comme une émis­sion avec peu de diver­si­té d’o­pi­nions, faible rythme télé­vi­sé, de nom­breux défauts tech­niques et esthé­tique rus­tique, est deve­nu au fil du temps une émis­sion de débat avec des aspects plus qu’ac­cep­tables et avec des dis­cus­sions de haut niveau. Dans une époque où le débat poli­tique est plus per­ti­nente dans les postes de télé­vi­sion que dans les par­le­ments, La Tuer­ka est deve­nu le débat de réfé­rence pour de nom­breuses per­sonnes, en par­ti­cu­lier les mili­tants de gauche et les mou­ve­ments sociaux. Voi­là où a com­men­cé la rela­tion d’a­mour entre Pablo Igle­sias et les camé­ras qui lui ont four­ni beau­coup de béné­fices poli­tique a jus­qu’i­ci.

Durant toutes ces années, La Tuer­ka n’a jamais pré­ten­du être une émis­sion télé objec­tif et à aucun moment n’a caché ses inten­tions poli­tiques. Le pari sur la télé­vi­sion comme un outil poli­tique est clair dès le pre­mier ins­tant et Pablo Igle­sias — pré­sen­ta­teur jus­qu’à la moi­tié de la qua­trième sai­son — l’a men­tion­né à plu­sieurs reprises, il a même dit que la télé­vi­sion est “le plus grand outil com­mu­ni­ca­tion poli­tique du siècle »(émis­sion du 19 mai 2011, quatre jours après l’é­mer­gence du mou­ve­ment 15‑M) ou « le dis­cours et l’i­déo­lo­gie plus que jamais se pro­duisent à tra­vers des dis­po­si­tifs et pro­duits audio­vi­suels “( entre­tien avec ATTAC TV, Octobre 2012).

Mal­gré la réa­li­sa­tion de l’é­mis­sion depuis des stu­dios modestes (d’a­bord à Tele K, puis Canal 33 et actuel­le­ment depuis la rédac­tion de Públi­co) et se sont fait connaitre sur l’In­ter­net, sur­tout grâce à You­Tube et les réseaux sociaux, celui qui jus­qu’à il y a quelques mois était la pré­sen­ta­trice de Tuer­ka a tou­jours nié qu’ils vou­laient être un média alter­na­tif, de contre-infor­ma­tion, ou de contre-culture, voir même under­ground car ce serait recon­naître d’emblée son carac­tère « infé­rieur » et « mar­gi­nal » et deve­nant « plus dif­fi­cile d’as­su­mer un com­bat pour la réa­li­té et la défi­ni­tion des concepts “(entre­tien avec ATTAC TV, Octobre 2012). En effet, à un moment don­né, ils “aiment riva­li­ser avec les grands débats de la télé­vi­sion » et que « tous les citoyens pour­raient choi­sir de voir La Tuer­ka ou La noche en 24 horas talk-show poli­tique chez Canal 24 horas]” ([Entre­tien pour le blog El cri­ti­co de la tele, Octobre 2012)

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Toutes ces réflexions sur la télé­vi­sion, son influence et son usage démarrent d’une cer­taine manière de la relec­ture que fait Pablo Igle­sias à par­tir de la pen­sée du phi­lo­sophe mar­xiste ita­lien Anto­nio Gram­sci, dans lequel l’hé­gé­mo­nie se construit à par­tir des dis­po­si­tifs cultu­rels. Actuel­le­ment, le dis­po­si­tif cultu­rel le plus impor­tant est la télé­vi­sion, c’est celle qui « construit la nor­ma­li­té” et “nous apprend à pen­ser », et donc à La Tuer­ka on y assume les règles de fonc­tion­ne­ment des moyens hégé­mo­niques et à par­tir de là “construire des dis­po­si­tifs cultu­rels contre-hégé­mo­niques” (entre­tien pour l’é­mis­sion radio Tardes Árti­cas, juillet de 2013).

Mal­gré la popu­la­ri­sa­tion de l’In­ter­net au cours des der­nières années, le fait que l’é­quipe de l’é­mis­sion donne tant d’im­por­tance à la télé­vi­sion est lié a une base scien­ti­fique. Les médias conti­nuent de main­te­nir une énorme pré­do­mi­nance lors­qu’ils montrent ce qui se passe, créent l’i­ma­gi­na­tion col­lec­tive et trans­mettent en fin de compte des idées et de l’i­déo­lo­gie. Selon le Baro­mètre du CIS de mars 2013, 56,8 % de la popu­la­tion espa­gnole pré­fère s’in­for­mer par la télé­vi­sion, sui­vi par la radio (13,7 %), les jour­naux sur Inter­net (11,9 %), sur papier (9,0 %) et les réseaux sociaux (3,6 %).La télé­vi­sion est le média le plus influent à l’heure où quel­qu’un se forme une opi­nion sur un sujet. 48,6 % des per­sonnes inter­ro­gées admettent que la télé­vi­sion les influence beau­coup ou assez dans ce sens, alors que ce chiffre des­cend à 35,4 % pour la presse écrite (autant Inter­net que papier), 34,1 % pour la radio et 15,3 % pour les réseaux sociaux. Télé K et Canal 33 émettent à tra­vers la TDT à Madrid, mais les contraintes tech­niques, éco­no­miques et la faible réper­cus­sion de ces chaînes ont obli­gé La Tuer­ka à se faire connaître sur Inter­net. Cepen­dant, depuis le pre­mier moment le défi était clair : res­sem­bler le plus pos­sible à l’ “enne­mi” en uti­li­sant les mêmes “armes” c’est-à-dire le for­mat de la télé­vi­sion et le lan­gage audiovisuel.

Luis Torres, diplo­mé en com­mu­ni­ca­tion audiovisuelle

Twit­ter : ltorres@lamarea.com

Source de l’ar­ticle : La Marea /  tra­duit par ZIN TV

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Entretien avec Pablo Iglesias Turrión, professeur de Science Politiques à la Complutense de Madrid y animateur de “La Tuerka” : “Avec La Tuerka nous ne sommes pas nés pour être confortable dans l’esthétique du perdant.”

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Pablo Igle­sias Turrión

En un peu plus de deux ans, Pablo Igle­sias Tur­rión a révo­lu­tion­né le concept du débat poli­tique. Pro­fes­seur de Sciences Poli­tiques à la Com­plu­tense de Madrid, il a réus­si à trans­for­mer “La Tuer­ka”, son émis­sion, en petite télé­vi­sion madri­lène, un phé­no­mène sui­vi par des mil­liers de per­sonnes sur Inter­net et est ain­si deve­nu un réfé­rant pour la gauche qui vit une époque de ques­tions sans réponses. Hier, il a par­ti­ci­pé au sémi­naire des “Médias, Com­mu­ni­ca­tion et le Pou­voir”, sous le patro­nage de l’U­ni­ver­si­té et le Rede de Derei­tos Sociais, qui a eu lieu cette semaine dans la Nor­male (2013).

Quel rôle jouent les médias dans le récit de la crise ?

Ce n’est pas que les médias jouent un rôle dans le récit de la crise, ils font le récit. Ils ont mis des noms aux choses, ils confi­gurent quelque chose comme la sphère publique, ils nor­ma­lisent ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, défi­nis­sant l’ordre du jour. Les médias sont actuel­le­ment l’ap­pa­reil idéo­lo­gique le plus impor­tant dans toutes les sociétés.

Le titre de votre conférence est la communication anti-hégémonique. Qui détient aujourd’hui l’hégémonie ?

La clef pour com­prendre les médias de com­mu­ni­ca­tion et le droit à l’in­for­ma­tion est qu’ils ont des pro­prié­taires. Ces pro­prié­taires sont géné­ra­le­ment de grandes for­tunes et des grandes entre­prises dont les inté­rêts peuvent exer­cer leur pou­voir sur les lignes édi­to­riales, qui ne coïn­cident pas néces­sai­re­ment avec les inté­rêts de la majo­ri­té. Cela ne signi­fie pas qu’il n’y a pas de bons jour­na­listes, mais en der­nière ins­tance, les pro­prié­taires peuvent impo­ser leurs ligne, si les choses se corsent. Et cela est quelque chose de très grave.

Dans votre cas, vous avez commencé par une conversation comme La Tuerka, que, grâce à Internet a été suivi par des milliers de personnes en Espagne, et de là vous avez été invité à venir débattre dans des show d’émission en prime time. Comment avez-vous fait ?

Cela n’a jamais été vrai­ment notre ini­tia­tive. Cela fai­sait deux ans que nous fai­sions La Tuer­ka dans un style qui cherche à riva­li­ser avec les grands médias et une nuit, je fus appe­lé par Inter­eco­nomía pour par­ti­ci­per à un débat. Je sup­pose que cela s’est très bien pas­sé en termes d’au­dience et ils ont com­men­cé à nous invi­ter sur d’autres chaînes comme Cua­tro ou La Sex­ta. La Tuer­ka est notre média, et même si nous sommes heu­reux d’ai­der d’autres émis­sions, nous savons que à tout moment on peut ces­ser de nous inviter.

Les grand médias commerciaux sont souvent accusés de faire taire les voix critiques venant de la gauche. Cependant, ces derniers temps, les médias ont donné la parole à quelqu’un comme vous.

C’est com­plexe. Les médias doivent pro­je­ter une image des médias démo­cra­tiques et en même temps il y a des pro­fes­sion­nels très inté­res­sés pour faire des émis­sions inté­res­sants. Et il ne faut pas oublier que se sont des entre­prises et si l’au­dience est bonne ce média fonc­tionne car les publi­ci­taires paient mieux. Ceci est une guerre dans laquelle il y a des fis­sures et des contra­dic­tions et nous essayons d’en pro­fi­ter. Ce n’est pas le monde dans lequel nous vivons, même s’il serait ten­tant de dire, un monde orwel­lien dans lequel il n’y a le moindre espace à tra­vers lequel pour­raient pas­ser ces discours .

Que différencie “La Tuerka” d’autres émissions de débat ? 

La Tuer­ka pos­sède un élé­ment-clé c’est qu’elle n’est pas un fourre-tout. Nous avons une série d’a­ni­ma­teurs de réfé­rence, nous cher­chons tou­jours des per­sonnes qui connaissent le thème qu’ils vont trai­ter. Nous pré­ten­dons être très rigou­reux avec les thèmes abor­dés tout en main­te­nant un style très res­pec­tueux, sans hys­té­rie ou débor­de­ments. Je crois que c’est un modèle que d’autres chaînes sont en train de se rendre compte qu’il fonc­tionne et qu’ils pour­raient imiter.

Certaines personnes critiquent le fait que dans votre espace on donne la parole à des voix conservatrices alors qu’elles ont déjà un espace naturel sur d’autres chaînes.

C’est essen­tiel de déve­lop­per la ligne édi­to­riale de La Tuer­ka, qui est de gauche. Nous croyons que pour que la ligne et le style de La Tuer­ka soit visible il doit y avoir une confron­ta­tion. Les idées prennent de la valeur et fonc­tionnent à par­tir de la confron­ta­tion. C’est pré­ci­sé­ment à ce moment-là que les gens écoutent nos argu­ments face aux argu­ments hégé­mo­niques de la droite, y com­pris ceux du PP, du PSOE ou des sec­teurs de Inter­eco­nomía, c’est là qu’ils prennent de la valeur car ils expliquent la réa­li­té et entrent en concur­rence pour défi­nir cette réa­li­té. Pour com­mu­ni­quer, l’es­sen­tiel est de confron­ter les idées que les gens entendent tous les jours.

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La gauche est-elle orpheline des médias ?

Abso­lu­ment. Il n’y a rien. À l’ex­cep­tion de plu­sieurs médias numé­riques, il est dif­fi­cile de trou­ver des médias de gauche qui ne pro­viennent pas de la zone sou­ter­raine de laquelle nous venons de nous, mais à laquelle nous échap­pons complètement.

Pourquoi ?

Parce que nous ne fai­sons pas de la contre-infor­ma­tion, ou de l’in­for­ma­tion alter­na­tive ou de la contre-culture. Nous sommes comme n’im­porte quel autre émis­sion de débat poli­tique. Nous n’of­frons pas à l’ad­ver­saire la médaille d’être un média de com­mu­ni­ca­tion et nous de l’al­ter­na­tif. Nous vou­lons riva­li­ser avec les grands médias parce que nous vou­lons nous battre et gagner le sens com­mun. Nous ne sommes pas nés pour être confor­table dans l’es­thé­tique du perdant.