L’atelier des icônes : mécanique du symbole (1)

La photo du corps du petit Aylan, 3 ans, échoué sur la plage de Bodrum – ou plutôt sa destinée médiatique – dévoile de manière exemplaire cette partie obscure, qui interdit de ramener l’icône à une simple image, et montre qu’il s’agit d’une production collective complexe.

Etrange para­doxe, quand ma situa­tion de décryp­teur pro­fes­sion­nel me fait vivre comme une eth­no­gra­phie fas­ci­nante la trans­for­ma­tion en icône de l’image d’un drame atroce. A ne plus voir que le pro­ces­sus – mon objet de recherche – j’en perds le contact avec son appré­hen­sion la plus élé­men­taire, celle qui confère à cette pho­to­gra­phie une par­tie de son pouvoir.

Oui mais. Cette appré­hen­sion-là – c’est pré­ci­sé­ment cela que montrent mes recherches – n’est que la par­tie émer­gée de l’iceberg, la plus visible, celle que la construc­tion de l’icône met en avant, pour mieux faire oublier l’autre, sa condi­tion de pos­si­bi­li­té, qui contri­bue à part égale à sa puissance.

Or, la pho­to du corps du petit Aylan, 3 ans, échoué sur la plage de Bodrum – ou plu­tôt sa des­ti­née média­tique – dévoile de manière exem­plaire cette par­tie obs­cure, qui inter­dit de rame­ner l’icône à une simple image, et montre qu’il s’agit d’une pro­duc­tion col­lec­tive complexe.

Un choix éditorial

Com­men­çons par l’élément qui a signé son entrée dans le débat public fran­çais, dès jeu­di matin, alors qu’on pou­vait consta­ter que le choix de Une de plu­sieurs quo­ti­diens euro­péens, et notam­ment anglais, n’avait aucun équi­valent hexa­go­nal. Une absence qui a été immé­dia­te­ment inter­pré­tée comme la tra­duc­tion d’une into­lé­rance ou d’une fri­lo­si­té typi­que­ment fran­çaise.

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Compte tenu de l’unanimisme sou­vent cri­ti­qué de la presse, un tel écart dans le choix d’une icône est rela­ti­ve­ment rare. Quelle que soit sa moti­va­tion, il fonc­tionne comme un test en gran­deur réelle, qui per­met de faire la part des déter­mi­na­tions de la hié­rar­chie média­tique, et rap­pelle d’abord qu’une image ne s’impose jamais seule à son sommet.

Le cas est plus com­plexe qu’il y paraît, parce que l’image rete­nue ce jeu­di matin par la presse pré­sente la par­ti­cu­la­ri­té d’avoir une variante : celle où le gen­darme prend le petit gar­çon dans ses bras. Alors que le com­men­taire se foca­lise sur la pho­to­gra­phie la plus accu­sa­trice, de nom­breux quo­ti­diens, comme le Guar­dian, ont opté pour sa ver­sion la moins bru­tale. C’est cette image que retient par exemple Manuel Valls dans un tweet mati­nal, mon­trant que la variante fonc­tionne comme une allu­sion au cli­ché pré­ten­du­ment immontrable.

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Sa vio­lence est tou­te­fois très rela­tive. La ques­tion rituelle de savoir s’il fal­lait ou non publier cette image se heurte à une lita­nie de pré­cé­dents, les morts d’enfants n’étant mal­heu­reu­se­ment pas rares dans les drames de l’actualité inter­na­tio­nale. On peut noter que des pho­tos autre­ment plus dures, vues au flash de cadavres d’enfants sur les côtes libyennes, avaient cir­cu­lé sur Face­book quelques jours plus tôt, sans faire l’objet d’aucune reprise dans la presse. Face à ces images dif­fi­ci­le­ment sou­te­nables, la ver­sion publiée du petit Aylan pro­pose une vision moins âpre et plus à dis­tance du drame (à noter que la ver­sion ini­tia­le­ment dif­fu­sée sur les réseaux sociaux le 2 sep­tembre favo­ri­sait une autre variante : la vision rap­pro­chée du petit corps sur la plage).

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Ces réserves effec­tuées, la pho­to n’en reste pas moins cho­quante. En réa­li­té, le débat sur sa publi­ca­tion paraît arti­fi­ciel si l’on ne prend pas en compte l’intention assu­mée de jouer la carte de l’émotion, au risque de déplaire, des organes qui ont mis en Une sa ver­sion hard. Plu­tôt que sur le plan des prin­cipes jour­na­lis­tiques, ce choix doit être inter­pré­té comme une option édi­to­riale volon­ta­riste, qui vise pré­ci­sé­ment à remuer les consciences.

Com­pa­rable à la publi­ca­tion d’un des­sin de presse choc, cette option repose sur les carac­tères for­mels de l’image, propres à pro­duire une lec­ture sym­bo­lique en contexte – trait qui défi­nit les icônes média­tiques. La fameuse expres­sion de “l’image qui vaut mille mots”, et qui désigne, non l’ensemble des docu­ments visuels, mais ses formes les plus éla­bo­rées – cari­ca­tures de presse, publi­ci­tés ou pho­to­gra­phies de repor­tage ico­niques – ren­voie à un fonc­tion­ne­ment allu­sif qui pré­sente une forte dépen­dance au contexte. Ici aus­si, la signi­fi­ca­tion aper­çue dans l’image découle d’une évo­lu­tion récente de la ges­tion des réfu­giés par l’Europe, mar­quée notam­ment par les prises de posi­tion du gou­ver­ne­ment alle­mand et la prise de conscience de la néces­si­té d’un trai­te­ment poli­tique de la crise des migrants, tour­nant salué par les édi­to­ria­listes.

Le pas­sage au symbole

C’est dans ce nou­veau contexte que la pho­to­gra­phie du petit Aylan appa­raît, non comme un drame indi­vi­duel, mais comme une mise en accu­sa­tion géné­rique de la poli­tique euro­péenne en matière de réfu­giés. Cette lec­ture allé­go­rique est favo­ri­sée par l’application de prin­cipes issus de la gram­maire visuelle de la pho­to­gra­phie huma­ni­taire, qui pres­crit le recours à la dimen­sion émo­tion­nelle pour pro­vo­quer l’identification, et s’appuie volon­tiers sur la figure de l’enfant comme ins­tru­ment de l’universalisation d’une situation.

Trait remar­quable, cette sty­lis­tique par­ti­cu­lière, propre à l’imagerie mili­tante, n’est pas appa­rente dans la ver­sion ori­gi­nale de la pho­to­gra­phie de Nilu­fer Demir, mais appa­raît dans la ver­sion sim­pli­fiée mis en Une par les jour­naux. De même que la célèbre pho­to­gra­phie par Nick Ut de la petite viet­na­mienne est habi­tuel­le­ment pré­sen­tée sous la forme d’un reca­drage qui efface la pré­sence gênante d’un pho­to­graphe, les édi­teurs ont déli­bé­ré­ment recom­po­sé l’image, créant un face-à-face entre le cadavre de l’enfant et la pré­sence poli­cière, pous­sant à l’interprétation sym­bo­lique. Le carac­tère second de cette modi­fi­ca­tion confirme la construc­tion média­tique de l’icône. L’ensemble de ces élé­ments – influence du contexte, culture visuelle pré­exis­tante, recom­po­si­tion allé­go­rique – pro­duit un mes­sage qui s’impose de manière appa­rem­ment spon­ta­née (« La force de cette pho­to­gra­phie (…) est de sym­bo­li­ser à elle seule l’échec que nous sommes en train de vivre »), alors qu’il découle d’une sémio­lo­gie invisible.

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Comme dans le cas de la “madone de Ben­tal­ha” (Hocine, 1997), l’auteur de la pho­to­gra­phie avoue avoir du mal à com­prendre les effets engen­drés par l’icône. Au-delà du pro­blème du reca­drage, il est évident que Nilu­fer Demir, qui était pré­sente sur les lieux, ne peut par­ta­ger la vision allé­go­rique qui découle d’un tra­vail de la récep­tion, à bonne dis­tance de l’événement. Les témoi­gnages des pho­to­graphes consti­tuent à ce titre une confir­ma­tion du pro­ces­sus d’autonomisation consti­tu­tif de l’icône, qui ne peut plus être consi­dé­rée comme l’œuvre iso­lée d’un auteur, mais dont la signi­fi­ca­tion est nour­rie par les pro­jec­tions du public.

Par André Gunthert

Source de l’ar­ticle : L’i­mage sociale