Le hors champ

Le hors-champ est l’ensemble des éléments qui n’apparaissent pas dans le cadre d’une image.

Mots-clés

L’es­pace hors-champ : les quatre bords du cadre, “der­rière la camé­ra”, et tout ce qui se trouve der­rière le décor… l’horizon.

L’i­mage pro­je­tée défi­nit un espace fil­mique qui est la por­tion d’es­pace ima­gi­naire recons­ti­tuée par le spec­ta­teur. Il est consti­tué du champ et du hors champ. Le champ est la por­tion d’es­pace ima­gi­naire qui est conte­nu à l’in­té­rieur du cadre.

Le hors-champ est l’en­semble des élé­ments (per­son­nages, décors, etc.) qui, n’é­tant pas inclus dans le champ, lui sont néan­moins rat­ta­chés ima­gi­nai­re­ment, pour le spec­ta­teur, par un moyen quel­conque. Il est essen­tiel­le­ment lié au champ, puis­qu’il n’existe qu’en fonc­tion de celui-ci.

Le hors champ : rajouter de l’espace à l’espace ou du spirituel à l’espace

L’a­na­lyse du hors champ s’est long­temps appuyée sur les contri­bu­tions déci­sives d’un court extrait du texte d’An­dré Bazin inti­tu­lé Pein­ture et ciné­ma et du lis­tage des pro­cé­dés repé­rés par Noël Burch dans le cha­pitre 2 de Une praxis du ciné­ma.

Ces deux ana­lyses com­plé­men­taires sem­blaient tou­te­fois ne pas s’in­té­res­ser au hors-champ que com­porte néces­sai­re­ment chaque plan, hors champs qu’a­vait déses­pé­ré­ment ten­té de nier Abel Gance dans son Napo­léon. Gilles Deleuze, s’ap­puyant sur les tra­vaux de Pas­cal Bonit­zer, explique une nou­velle dimen­sion du hors champ où il ne s’a­git pas tant de rajou­ter de l’es­pace à l’es­pace que du spi­ri­tuel à l’espace.

I- Le hors-champ chez Bazin et Burch

Le hors-champ ren­voie à ce que l’on n’en­tend ni ne voit, pour­tant par­fai­te­ment pré­sent. Cette pré­sence ren­voie selon Bazin à deux concep­tions du cadre qui agit soit comme un cache soit comme un cadre. Tan­tôt le cadre opère comme un cache mobile sui­vant lequel tout ensemble se pro­longe dans un ensemble homo­gène plus vaste avec lequel il com­mu­nique. Tan­tôt le cadre opère comme un cadre pic­tu­ral qui isole un sys­tème et en neu­tra­lise l’en­vi­ron­ne­ment. Cette dua­li­té s’ex­prime de manière exem­plaire entre Renoir et Hit­ch­cock, l’un pour qui l’es­pace et l’ac­tion excèdent tou­jours les limites du cadre qui n’o­père qu’un pré­lè­ve­ment sur une aire, l’autre chez qui le cadre opère un “enfer­me­ment de toutes les com­po­santes” et agit comme un cadre de tapis­se­rie plus encore que pic­tu­ral ou théâtral .

1/ Six seg­ments de hors-champ

Pour Noël Burch l’es­pace hors-champ se divise en six seg­ments : les confins immé­diats des quatre pre­miers seg­ments sont déter­mi­nés par les quatre bords du cadre : ce sont des pro­jec­tions ima­gi­naires dans l’es­pace ambiant des quatre faces d’une “pyra­mide” (mais ceci est évi­dem­ment une sim­pli­fi­ca­tion). Le cin­quième seg­ment ne peut être défi­ni avec la même fausse pré­ci­sion géo­mé­trique, et cepen­dant per­sonne ne contes­te­ra l’exis­tence d’un espace hors champ “der­rière la camé­ra”, dis­tinct des seg­ments d’es­pace autour du cadre, même si les per­son­nages y accèdent géné­ra­le­ment en pas­sant juste à gauche ou à droite de la camé­ra. Enfin, le sixième seg­ment com­prend tout ce qui se trouve der­rière le décor (ou der­rière un élé­ment du décor) : on y accède en sor­tant par une porte, en contour­nant l’angle d’une rue, en se cachant der­rière un pilier…ou der­rière un autre per­son­nage. A l’ex­trême limite, ce seg­ment d’es­pace se trouve der­rière l’horizon.

 

2/ Cinq moyens de défi­nir un hors champ

Les seg­ments spa­tiaux hors champs sont défi­nis d’a­bord par les entrées et sor­ties de champs.

Quatre espaces du hors champs sont alors pri­vi­lé­giés : der­rière la camé­ra, der­rière le décor et sur­tout ceux qui sont conti­gus aux bords droit et gauche du cadre. Les seg­ments infé­rieur et supé­rieur n’in­ter­viennent en ce qui concerne les entrées et sor­ties de champ qu’en cas de plon­gée ou de contre-plon­gée extrême ou alors dans des plans d’escalier.




Madame porte la culotte : Adam (Spencer Tracy) dispose le chapeau au milieu de la chambre. Lui et sa femme (Catherine Hepburn) apparaissent et disparaissent à droite et à gauche dans leur cabinet de toilette respectif.

 

La deuxième façon dont le réa­li­sa­teur peut défi­nir l’es­pace hors champs est par le regard off. Sou­vent un gros plan ou un plan rap­pro­ché d’un per­son­nage qui s’a­dresse à un autre hors champ et par­fois la situa­tion est telle, le regard si appuyé, si essen­tiel que ce per­son­nage hors champ (et donc l’es­pace ima­gi­naire où il se trouve) prend autant sinon même plus d’im­por­tance que le per­son­nage dans le cadre et l’es­pace du champ. Les domes­tiques constam­ment en train de pas­ser la tête par une porte pour voir qui se trouve dans l’es­pace der­rière le décor, et encore une fois ces per­son­nages invi­sibles prennent une impor­tance au moins égale à ce que l’on voit. Enfin le regard vers la camé­ra (mais non vers l’ob­jec­tif ; un regard vers l’ob­jec­tif vise le spec­ta­teur et non l’es­pace der­rière la camé­ra ; c’est pour­quoi on ne s’en sert guère que pour les films publi­ci­taires et pour les apar­tés) sert à défi­nir l’es­pace der­rière la camé­ra où se trouve l’ob­jet de ce regard.

The shop around the corner : Qui est la mystérieuse jeune femme à l'oeillet rouge ?

 

La troi­sième façon dont se déter­mine l’es­pace hors champ c’est par les per­son­nages dont une par­tie du corps se trouve hors du cadre. Évi­dem­ment, le décor lui-même, qui s’é­tend for­ce­ment tout autour du champ, sert éga­le­ment à défi­nir l’es­pace hors champ, main d’une manière tout à fait “inopé­ra­tive”. Après tout cet espace est exclu­si­ve­ment men­tal, et c’est donc le sujet d’at­ten­tion prin­ci­pal qui joue ici le rôle déter­mi­nant. C’est lors­qu’un bras sans corps entre dans le champ pour prendre les mains de Muf­fat la coque­tière avec laquelle il joue de façon dis­traite, c’est alors seule­ment que nous pen­sons à l’es­pace hors champ : jus­qu’a­lors, ni les jambes du comte, invi­sibles sur le bord infé­rieur du cadre, ni les éta­gères qui s’é­tendent sans doute au-delà du bord gauche ne nous concer­naient de la même façon.

La qua­trième façon pour créer un espace hors champ est de le sug­gé­rer grâce au son. Si Bres­son ne l’u­ti­lise pas dans Un condam­né à mort s’est échap­pé lorsque Fon­taine va tuer la sen­ti­nelle , dans Pick­po­cket c’est très sou­vent le son off qui fait jouer l’es­pace off.

Miracle en Alabama : la maman de Anne Keller découvre son infirmité , son cri déchire la nuit.

 

Le mou­ve­ment de camé­ra révèle tou­jours de l’es­pace hors champs mais pas plus que le décor cou­pé excep­tion le tra­vel­ling arrière qui, à par­tir des oreillers du lit dévoile l’é­norme bou­doir de Nana, fai­sant jouer l’es­pace hors champ dans la mesure où la fonc­tion du plan est pré­ci­sé­ment de nous le mon­trer, et au plan qui nous montre d’a­bord les jambes puis par pano bas-haut, le torse de Muf­fat au moment où il découvre le cadavre de Georges. Sou­vent le mou­ve­ment a pour but de créer un plan fixe, plas­ti­que­ment par­lant, autour d’un ou plu­sieurs per­son­nages en mou­ve­ment. Citons dans l’Othel­lo de Welles, les longs tra­vel­lings arrière qui pré­cé­dent Iago et Othel­lo sur les remparts

 

3/ Une uti­li­sa­tion plas­tique du hors champ

Noël Burch insiste sur l’u­ti­li­sa­tion struc­tu­rale de l’es­pace off qui n’existe plas­ti­que­ment que si il se retrouve en per­ma­nace dans le film grâce à la mul­ti­pli­ci­té des moyens mis en oeuvre. Il affirme ain­si que Nana est ryth­mé par les entrées et les sor­ties de champ. Dans Nana plus de la moi­tié des plans com­mencent par une entrée dans le champ et (ou) se ter­minent par une sor­tie de champ, lais­sant plu­sieurs images du champ vide avant ou après. L’im­por­tance dyna­mique est d’au­tant plus grande que le film est presque entiè­re­ment en plans fixes avec seule­ment une demi-dou­zaine de tra­vel­lings ou panoramiques.

Le cri­tique touve en revanche anec­do­tique l’u­ti­li­sa­tion du hors champ dans Varié­tés de Dupont où Jean­nings et son enne­mi roulent par terre, lais­sant le champ momen­ta­né­ment vide, puis une main tenant un cou­teau rentre dans le champ par le bas avant de se replon­ger hors du cadre pour por­ter le coup mor­tel. Enfin, Jean­nings se dresse seul dans le champ… et plu­sieurs géné­ra­tion d’his­to­riens du ciné­ma d’ap­plau­dir cette “magni­fique pudeur”. Et dès lors l’u­ti­li­sa­tion de l’es­pace off est deve­nue une sorte de litote, une façon de sug­gé­rer les choses dont on jugeait qu’il était trop facile de sim­ple­ment les mon­trer. L’a­bou­tis­se­ment de ce prin­cipe, éri­gé en véri­table sys­tème esthé­tique, fut le pre­mier (et le meilleur) film de Nicho­las Ray, Les amants de la nuit. Dans ce film de gang­sters, tout ce qui était vio­lence se pas­sait hors champ ou était “éli­dé”, ce qui créait indé­nia­ble­ment un ton de “pudeur intense” très particulier.

C’est sur­tout le champ vide qui attire l’at­ten­tion sur ce qui se passe hors champ puisque rien en prin­cipe en retient l’œil dans le champ pro­pre­ment dit. Evi­dem­ment une sor­tie qui laisse un champ vide attire notre esprit vers une tranche déter­mi­née de l’es­pace hors champ alors qu’un plan qui com­mence par un champ vide ne nous per­met pas tou­jours de savoir par où va entrer notre per­son­nage ou même s’il va en sur­gir un. Burch repère ain­si que chez Ozu plus le champ vide se pro­longe, plus il crée une ten­sion entre l’es­pace de l’é­cran et l’es­pace hors champ, et plus cet espace hors champ prend le pas sur l’es­pace du cadre.

 

II- Une tentative désespérée de nier le hors champ

En ins­tal­lant une limite visuelle, l’art du cadrage par­ti­cipe d’une logique du renon­ce­ment, il paraît dif­fi­cile d’en refu­ser les limites autre­ment qu’en sug­gé­rant un “ailleurs “, ce fameux hors champ qui donne au sujet tout son sens.

C’est envers quoi Abel Gance tente de s’abs­traire dans Napo­léon. Les trois écrans réunis n’ont à peu près rien à voir avec le pro­cé­dé ciné­ma­scope — qui se contente d’é­lar­gir la pers­pec­tive — et cela pour au moins deux rai­sons : d’une part parce qu’ils ne montrent pas néces­sai­re­ment une seule et même image (c’est même sou­vent le contraire) mais sur­tout parce qu’ils n’ap­pa­raissent pas tout le temps. Les limites du cadre sont ain­si assu­mées jus­qu’à un cer­tain point, puis ces repères explosent lors de l’ap­pa­ri­tion des fameux trip­tyques. Le fan­tasme des pou­pées russes est ici por­té à la déme­sure : d’une part, on se prend à rêver à un monde sans fron­tière (pour­quoi ce trip­tyque ne se mul­ti­plie­rait-il pas lui-même ?), d’autre part, l’œil est sys­té­ma­ti­que­ment rame­né au centre de l’é­cran où Abel Gance mul­ti­plie les super­po­si­tions d’i­mages, ren­dant du même coup presque impos­sible le balayage visuel de l’en­semble du tableau.

Cette folie là explique la for­mi­dable cohé­rence du film : il y a une fas­ci­nante cor­ré­la­tion entre le sujet et la forme, entre la folie du per­son­nage et celle du réalisateur.

 

III La dimension spirituelle du hors champ

Pour Gilles Deleuze, un sys­tème clos, même très refer­mé ne sup­prime le hors-champ qu’en appa­rence et lui donne à sa manière une impor­tance plus déci­sive encore. Tout cadrage déter­mine un hors-champ. Il n’y a pas deux types de cadre dont l’un seule­ment ren­ver­rait au hors-champ, il y a plu­tôt deux aspects très dif­fé­rents du hors-champ dont cha­cun ren­voie à un mode de cadrage. Tout sys­tème clos est aus­si com­mu­ni­cant. Il y a tou­jours un fil pour relier n’im­porte quel ensemble à un ensemble plus vaste. Il est d’une part relié dans l’es­pace à d’autres sys­tèmes par un fil plus ou moins ténu, d’autre part, il est, d’autre part inté­gré à un tout qui lui trans­met une durée le long de ce fil.

Le hors-champ a ain­si deux aspects qui dif­fèrent en nature. Tout d’a­bord un aspect rela­tif par lequel un sys­tème clos ren­voie dans l’es­pace à un ensemble que l’on ne voit pas, et qui peut à son tour être vu, quitte à sus­ci­ter un nou­vel ensemble non-vu à l’in­fi­ni. Ensuite un aspect abso­lu par lequel le sys­tème clos s’ouvre à une durée imma­nente au tout de l’u­ni­vers, qui n’est plus un ensemble et n’est pas de l’ordre du visible mais du lisible. Les cadrages qui ne se jus­ti­fient pas prag­ma­ti­que­ment ren­voient pré­ci­sé­ment à ce deuxième aspect comme à leur rai­son d’être.

Quand nous consi­dé­rons une image cadrée comme sys­tème clos, nous pou­vons dire qu’un aspect l’emporte sur l’autre sui­vant la nature du fil. Plus le fil est épais qui relie l’en­semble vu à d’autres ensembles non-vus, mieux le hors champ réa­lise sa pre­mière fonc­tion, qui est d’a­jou­ter de l’es­pace à l’es­pace. Mais, quand le fil est très ténu, il ne se contente pas de ren­for­cer la clô­ture du cadre, ou d’é­li­mi­ner les rap­ports avec le dehors, mieux le hors-champ réa­lise son autre fonc­tion d’in­tro­duire du trans-spa­tial et du spi­ri­tuel dans le sys­tème. Dreyer en avait fait une méthode ascé­tique : plus l’i­mage est spé­cia­le­ment fer­mée, réduite même à deux dimen­sions, plus elle est apte à s’ou­vrir sur la dimen­sion de l’es­prit et du temps, la déci­sion spi­ri­tuelle de Jeanne ou de Ger­trud. Dans le cadre géo­mé­trique d’An­to­nio­ni, lorsque le per­son­nage atten­du n’est pas encore visible (pre­mière fonc­tion du hors-champ) il est momen­ta­né­ment dans une zone de vide, pro­pre­ment invi­sible (seconde fonc­tion). Les cadres d’Hit­ch­cock ne se contentent pas de neu­tra­li­ser l’en­vi­ron­ne­ment, de pous­ser le sys­tème clos aus­si loin que pos­sible et d’en­fer­mer dans l’i­mage le maxi­mum de com­po­santes. Ils feront en même temps de l’i­mage une image-men­tale ouverte sur un jeu de rela­tions pure­ment pen­sées qui tissent un tout.

Il y a ain­si tou­jours à la fois les deux aspects du hors-champ, le rap­port actua­li­sable avec d’autres ensembles, le rap­port vir­tuel avec le tout. Mais dans un cas, le second rap­port, le plus mys­té­rieux, sera atteint indi­rec­te­ment, à l’in­fi­ni, par l’in­ter­mé­diaire et l’ex­ten­sion du pre­mier, dans la suc­ces­sion des images ; dans l’autre cas, il sera atteint plus direc­te­ment, dans l’i­mage même, et par neu­tra­li­sa­tion et limi­ta­tion du premier.