Mordillat critique les critiques !

Par Gérard Mordillat

Gérard Mor­dillat revient sur la récep­tion « cri­tique » de son film, dif­fu­sé en août 2018 par ARTE.

Mélan­co­lie ouvrière, tour­né en mars 2017, a été dif­fu­sé sur ARTE à 20h55 le 24 août 2018. Grand suc­cès d’audience : d’après ARTE, près 1 200 000 spec­ta­teurs. Jean-Pierre Gué­rin (le pro­duc­teur) et moi n’avons jamais dou­té du suc­cès et ça fait plai­sir de voir que nous avions raison !

Je veux cepen­dant reve­nir sur la récep­tion de Mélan­co­lie dans les médias ; sur­tout la presse papier. Cette récep­tion est frus­trante dans la mesure où le sujet appa­rent (Lucie Baud) efface le ciné­ma. Les com­men­taires – y com­pris les com­men­taires lau­da­teurs – ne font que reprendre les don­nées his­to­riques sur le per­son­nage. C’est-à-dire qu’ils para­phrasent le dos­sier de presse ou citent les pro­pos de Michelle Per­rot, ceux de Vir­gi­nie Ledoyen ou les miens sur Lucie Baud, sa vie, son action. Ce qui, pour une part, est légitime.

En revanche, on ne peut que regret­ter de ne pas lire un mot sur l’interprétation, la lumière, les cos­tumes, le mon­tage du film. Et plus éton­nant encore, rien sur sa construc­tion, sur le récit mené, les chants trai­tés à part égale des dia­logues. Pour les com­men­ta­teurs, le ciné­ma n’existe pas. Il est dou­lou­reu­se­ment amu­sant qu’aucun d’entre eux n’ait, par exemple, remar­qué les deux hom­mages expli­cites à Casque d’Or, de Jacques Becker (l’arrivée des barques à la guin­guette, la façon de dan­ser de Fran­çois Cluzet).

Une fois de plus, la tyran­nie du sujet impose sa loi.

La ques­tion est : est-ce parce que c’est un film pro­duit par et pour la télé­vi­sion ? Que le « télé­film » est répu­té sans art ? Mais, à ce compte, que dire de La Prise de pou­voir par Louis XIV, de Ros­sel­li­ni, pro­duit par et pour la télé­vi­sion ? Télé­film dis­qua­li­fié d’office à cause de son finan­ce­ment ou film consi­dé­rable mal­gré sa pro­duc­tion télé­vi­suelle ? Le vec­teur de dif­fu­sion serait-il en soi un cri­tère d’appréciation des œuvres ? Cette abdi­ca­tion mani­feste de tout sens cri­tique – dont témoigne la récep­tion de Mélan­co­lie – est rava­geuse dans la mesure où elle pro­page l’idée qu’il y aurait un genre noble, « le ciné­ma », et un genre vul­gaire, « la télé­vi­sion ». Pour moi – fidèle en cela à Ros­sel­li­ni qui refu­sait ce dis­tin­guo –, au ciné­ma comme à la télé­vi­sion, il n’y a que les œuvres qui comptent, seules elles qui doivent être prises en consi­dé­ra­tion ; quels que soient leurs moyens de production.

01.png

Dans Mélan­co­lie, Vir­gi­nie Ledoyen fait une pres­ta­tion excep­tion­nelle de pro­fon­deur, de déli­ca­tesse et d’émotion ; du grand art. Elle est Lucie Baud comme Sal­ly Field fut Nor­ma Rae et rem­por­ta un Oscar ! Vir­gi­nie Ledoyen monte patiem­ment les marches qui font de Lucie (femme révol­tée par la condi­tion qui lui est faite) une syn­di­ca­liste qui mène­ra le com­bat pour l’abaissement du temps de tra­vail, la garan­tie des salaires pour les tra­vailleuses fran­çaises comme immi­grées, contre le har­cè­le­ment sexuel des chefs et des petits chefs, sacri­fiant ses inté­rêts, sa famille, sa vie. Son inter­pré­ta­tion de Lucie Baud est entiè­re­ment empreinte de digni­té et d’élégance sans qu’il soit néces­saire de le sou­li­gner. Lucie Baud lutte contre tous ceux qui – quelle que soit leur place dans la socié­té – veulent asser­vir les femmes. Sa ren­contre avec Auda (Phi­lippe Tor­re­ton), mili­tant anar­cho-syn­di­ca­liste, bou­le­ver­se­ra sa vie et enflam­me­ra le jeu de l’actrice. Phi­lippe Tor­re­ton fait corps avec Auda. Il offre au rôle sa révolte, son huma­ni­té, ses secrets aus­si. L’évocation de Melan­cho­lia, de Vic­tor Hugo, par Phi­lippe Tor­re­ton est tout sim­ple­ment un grand moment de cinéma.

02.png

Jean-Damien Bar­bin dans Mélan­co­lie ouvrière

Je pour­rais conti­nuer sur l’incroyable inter­pré­ta­tion de Jean-Damien Bar­bin, osant tout, en curé ser­gent recru­teur pour le patro­nat du tex­tile, celle gla­çante de Marc Bar­bé en patron droit dans ses bottes et celle de Jacques Pater, chef du per­son­nel aux ordres, tout en morgue, cau­te­leux, pate­lin, cynique… sans par­ler de toutes les actrices non-pro­fes­sion­nelles qui sont la chair même de Mélancolie.

Par­ler des actrices et des acteurs, c’est par­ler du ciné­ma ; mais les com­men­ta­teurs n’aiment pas les acteurs, ni les actrices. Ils ont des sté­réo­types qu’ils servent de manière pav­lo­vienne : il y a les « grands » acteurs qui sont grands et bons en toute cir­cons­tance et les « grandes » actrices dont le nom seul suf­fit à qua­li­fier la pres­ta­tion. Les autres n’existent pas. Ces com­men­ta­teurs sont bien inca­pables de juger de la finesse d’une inter­pré­ta­tion, de son audace, de sa pro­fon­deur car, pour cela, il fau­drait voir quelque chose sur l’écran (le grand comme le petit) et non pas se conten­ter de répé­ter les lieux com­muns sur la gran­deur sup­po­sée de telle ou tel, voire reprendre les âne­ries satis­faites du pre­mier ou de la pre­mière qui publie son com­men­taire (celle de Télé­ra­ma par exemple).

Si j’ai une convic­tion che­villée au corps, c’est bien celle-là : quelle que soit la vir­tuo­si­té à l’image, pas de film sans les acteurs ! Par­don d’enfoncer cette porte ouverte, mais mon admi­ra­tion et mon amour pour eux sont sans bornes. Il n’y a ni « grands » ni « petits » chez les acteurs (pas plus qu’il n’y a de « petites gens » et de « grands » capi­taine d’industrie), il y a la ren­contre à l’écran d’un homme ou d’une femme avec un rôle et son art à s’en empa­rer. De ce point de vue, Mélan­co­lie est un fes­tin : les actrices et les acteurs dévorent l’histoire !

03.png

Mélan­co­lie Ouvrière

Par­ler du ciné­ma, c’est aus­si com­prendre les choix et les enjeux esthé­tiques d’un film, fût-il pro­duit par la télé­vi­sion. Dans le numé­ro d’août du Monde diplo­ma­tique, Annie Le Brun ana­lyse le lien entre lai­deur, pré­da­tion et ser­vi­tude, citant William Mor­ris : « la lai­deur n’est pas neutre ; elle agit sur l’homme et dété­riore sa sen­si­bi­li­té, au point qu’il ne res­sent même pas la dégra­da­tion, ce qui le pré­pare à des­cendre d’un cran »1

Or, dans les com­men­taires sur Mélan­co­lie, on ne trouve rien sur les choix artis­tiques, sur la beau­té des visages et des corps, sur l’harmonie des cou­leurs des cos­tumes de Cyril Fon­taine, la lumière de Fran­çois Caton­né, les décors d’Henri Lab­bé, le maquillage, la coif­fure ; rien non plus sur la musique de Jean-Claude Petit ni sur la concep­tion géné­rale du son pen­sé comme une seule et unique par­ti­tion inté­grant paroles, bruits d’usine, chants, silence des cam­pagnes, etc. Tout cela a un sens. Un sens artis­tique bien sûr, mais aus­si un sens poli­tique à par­tir du moment où il s’agit de mettre en scène le monde du tra­vail. À tra­vers ses com­bats, d’en mon­trer la beau­té contre l’idée qu’il ne serait voué qu’à la lai­deur et à la veu­le­rie. Quand Auda dit à Lucie : « vous êtes belle Lucie Baud », le mot vaut pour elle (oui, une ouvrière peut être belle comme l’est Vir­gi­nie Ledoyen !) et par exten­sion pour toutes les femmes de Mélan­co­lie ouvrière (qui ne sont ni obèses ni mous­ta­chues comme le vou­drait le point de vue bour­geois). Elles ne sont pas belles comme on pré­tend « belles »les man­ne­quins des maga­zines de mode ; elles sont belles par la lutte qu’elles mènent, par leur cou­rage, leur abné­ga­tion. Mais elles ont aus­si de belles femmes, des ouvrières élé­gantes et coquettes comme on peut les voir sur les pho­tos des gré­vistes de l’époque.

Au fond, tout est dit dans un slo­gan de 68, « la beau­té est dans la rue », et elle est dans tous les plans de Mélan­co­lie ouvrière, à l’image comme au son. Je sais que pour la majeure par­tie des res­pon­sables des chaînes de télé­vi­sion (et donc pour les com­men­ta­teurs qui sont leurs per­ro­quets), ces élé­ments sont consi­dé­rés comme négli­geables. Pour­quoi faire beau quand il suf­fit de faire clair (sur TF1, les scènes de nuit sont éclai­rées comme en plein jour ! Ailleurs, on remonte sans ver­gogne les lumières) et fort (le son doit être au niveau de celui des annonces publi­ci­taires), quant à l’interprétation, peu importe sa qua­li­té réelle, l’enjeu se réduit à obte­nir une place consé­quente (de grandes pho­tos) dans les maga­zines de télévision…

Tout cela n’a bien sûr qu’une impor­tance relative.

Le film est là et bien là et, pour faire la nique aux com­men­ta­teurs, Mélan­co­lie ouvrière conti­nue­ra long­temps à ren­con­trer des spec­ta­teurs à tra­vers les pro­jec­tions en pro­vince, à Paris, à l’étranger et l’édition d’un magni­fique cof­fret DVD par les Mutins de Pan­gée. Cepen­dant, cette absence de sens cri­tique (au sens kan­tien, « déter­mi­ner la chose réelle »), ce panur­gisme des com­men­taires témoignent d’un affai­blis­se­ment consi­dé­rable de la pen­sée qui, trans­po­sé sur le plan poli­tique, explique – au moins par­tiel­le­ment –l’acceptation du capi­ta­lisme comme stade ultime de l’évolution humaine et du néo-fas­cisme comme hori­zon d’un monde où l’on ne veut voir qu’une seule tête, celle d’un chef – un « grand poli­tique » comme un « grand » acteur – que les com­men­ta­teurs acclament d’une voix una­nime pour encou­ra­ger le public à les imi­ter, sans discuter.

 

 

  1. William Mor­ris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civi­li­sa­tion moderne, Édi­tions de l’Encyclopédie des nui­sances, Paris, 1996.