Nouvel entretien avec Fritz Lang (1964)

Entretien réalisé par Jean-Louis Noames

Publié dans les Cahiers du Ciné­ma n°156, juin 1964

(Pro­pos recueillis au magnétophone.)

On doit, certes, com­battre en vue d’un résul­tat, mais un résul­tat n’est jamais défi­ni­tif, n’est pas le terme du com­bat. Si vous avez atteint quelque chose, ce n’est pas une rai­son pour vous arrê­ter là. Car la vie non plus ne s’arrête pas. Comme elle, vous devez sans cesse recom­men­cer, repar­tir de nouveau.

Nous n’attendions qu’une occa­sion de publier un nou­vel entre­tien avec Fritz Lang : Cannes nous la four­nit. Plus que d’un « entre­tien » , il s’agit d’ailleurs ici d’une conver­sa­tion — autour d’un micro — qui eut lieu, en août 63, dans la pro­prié­té hol­ly­woo­dienne de Fritz Lang, entre celui-ci, son ami Gene Fow­ler Jr, et notre envoyé Jean-Louis Noames. De là, les sou­ve­nirs qu’évoque Lang : il ren­trait à peine d’Italie où il avait par­ti­ci­pé au tour­nage du Mépris. De là, aus­si, ces inha­bi­tuelles « démons­tra­tions » de mise en scène aux­quelles joue un ins­tant le cinéaste, pre­nant ain­si plai­sir à mon­trer, à la fois, com­ment « mettre en scène » par­ti­cipe d’une rhé­to­rique et com­ment ses propres films y échappent…

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— Vous avez dit, dans votre pré­cé­dent entre­tien avec les Cahiers du Ciné­ma, que, pour vous, le Ciné­ma était un vice…

— Tour­ner des films est pour moi un peu la même chose que prendre une drogue. C’est un vice, que j’adore. Sans le ciné­ma, je ne pour­rais pas vivre. J’aime cet art — qui est, hélas, deve­nu dans la plu­part des pays une indus­trie. Mais jamais je n’ai vou­lu dire que le ciné­ma était une drogue pour aider l’artiste, ou plu­tôt le créa­teur de films, à sur­mon­ter cer­taines inhi­bi­tions, comme par exemple Fel­li­ni l’a mon­tré dans Huit et demi… J’ai sim­ple­ment vou­lu dire, qu’aimant le ciné­ma, je m’y suis consa­cré de la même manière qu’un indi­vi­du s’adonne à la drogue.

— Mais le ciné­ma n’a‑t-il pas une influence béné­fique sur la vie de cer­tains cinéastes ?

— Je ne sau­rais dire vrai­ment… Mais je pense que vous tou­chez là à quelque chose d’important : peut-être, en effet, tout artiste a‑t-il besoin de créer, pour en quelque sorte trou­ver une issue à ses sen­ti­ments, ses pen­sées… Je crois, par exemple, que je ne tue­rais per­sonne, ni ne vole­rais — peut-être pour­rais-je vio­ler, je ne sais pas. Seul un psy­cha­na­lyste pour­rait vrai­ment répondre à cette ques­tion. Je vais vous racon­ter une his­toire qui, peut-être, fera un peu de lumière sur ce pro­blème. Il y a à peu près huit ans, quelqu’un, ici, à Hol­ly­wood, m’a dit : « Je peux vous dire très exac­te­ment à quoi vous pen­siez lorsque vous avez fait M et pour­quoi vous l’avez fait. » Et il a com­men­cé à m’expliquer cela ! Je lui ai répon­du : « Tout ce que vous me dites là est très gen­til, mais je pense que vous avez entiè­re­ment tort — je sais très exac­te­ment pour­quoi j’ai fait M ; cela m’intéressait de sor­tir de ces films-monstres alors en vague, Métro­po­lis ou La Femme sur la lune, je vou­lais faire un film plus inti­miste, plus fouillé, et j’étais très inté­res­sé par ce qui se pas­sait dans l’esprit d’un meur­trier, d’un meur­trier d’enfants en par­ti­cu­lier ; ce qui ne m’empêchait pas d’être tout a fait contre lui. »

Une autre fois, à Paris, quelqu’un — je ne sais plus qui, ni pour quel maga­zine — m’a inter­viewé ; nous avons par­lé de mon métier de met­teur en scène, et, à pro­pos de la direc­tion d’acteur, nous avons évo­qué ce même pro­blème. Je lui ai dit qu’à mon avis, un met­teur en scène ne devait pas mon­trer à l’acteur ce qu’il a à faire : en un mot, je ne veux nul­le­ment que l’acteur me singe. Le rôle du met­teur en scène est, au contraire, d’obtenir ce que l’acteur a de meilleur en lui. Et c’est pour cette rai­son qu’il devrait, chaque fois, être une sorte de psy­cha­na­lyste, expli­quer son rôle à l’acteur, et l’aider à décou­vrir le per­son­nage qu’il doit créer ou recréer à par­tir du script. C’est à ce moment que je me suis deman­dé si le rôle du cri­tique, peut-être, n’était pas aus­si de faire la psy­cha­na­lyse du cinéaste : de trou­ver le pour­quoi pro­fond de ses films. En un cer­tain sens, cela répond à la ques­tion que vous me posiez : peut-être, si vous pou­viez faire cette sorte de psy­cha­na­lyse — et cela pren­drait cer­tai­ne­ment très long­temps —, trou­ve­riez-vous pour­quoi un cinéaste a besoin de ses films pour conti­nuer à vivre, et pour­quoi j’ai moi-même réa­li­sé tel ou tel de mes films…

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Spione, 1928 (Les Espions : Ger­da Mau­rus, Willy Fritsch).

La ques­tion, d’ailleurs, revient à savoir ce que devrait être la cri­tique : soit une cri­tique du film, soit une cri­tique du pro­ces­sus de créa­tion. Et il serait en effet pas­sion­nant de décou­vrir pour­quoi le créa­teur fait cer­taines choses. Mais j’ai très peur de cela : je connais­sais un très bon écri­vain, enfin, assez talen­tueux, qui s’est fait psy­cha­na­ly­ser. Deux ans après, il ne pou­vait plus rien écrire. Parce que, je crois, notre tra­vail de créa­teur est le résul­tat d’une cer­taine… frus­tra­tion — non, pas d’une frus­tra­tion plu­tôt (nous devons faire très atten­tion quant au choix du mot), le résul­tat d’une anor­ma­li­té. En un cer­tain sens, nous sommes dif­fé­rents… enfin, il faut être fou pour vou­loir faire du ciné­ma ! Pour en reve­nir au cas de cet écri­vain, il était deve­nu trop lucide sur lui-même : il ne se posait plus de ques­tions sur le monde, ce qui s’y passe, sur sa place exacte dans ce monde, sur le pour­quoi des choses. Cela ne l’intéressait plus du tout : ses pro­blèmes étaient réso­lus ; mais il ne pou­vait plus écrire. Alors que ce que nous fai­sons dans nos films, c’est don­ner nos propres com­men­taires sur un pro­blème irrésolu.

— Pre­nons le cas d’Antonioni : il répète dans ses films l’impossibilité de vivre, de com­mu­ni­quer, d’aimer, et pour­tant, il ne semble pas que ceux-ci l’aident à vivre…

— Je ne sais pas si ses films ne l’aident pas à vivre… Peut-être bien que si. Peut-être aus­si, mais je ne sans pas si c’est vrai, est-il inca­pable de vivre et essaie t‑il de se prou­ver a lui même que la vie est impo­sable — ce que, de toutes façons, je ne peux croire.

— Pen­sez-vous alors que ces pro­blèmes du cinéaste soient tra­duits par son style, ou sa manière de mettre en scène : on peut vair un rap­port, par exemple, entre une cer­taine dif­fi­cul­té de com­mu­ni­quer, et un cer­tain emploi du dialogue ?

— Je ne sais pas. Mais il m’est arri­vé pré­ci­sé­ment de dis­cu­ter avec quelques écri­vains et cinéastes de l’utilisation — et de l’abus — du dia­logue au ciné­ma. Le ciné­ma, nous sommes d’accord, c’est l’image en mou­ve­ment, et non le théâtre fil­mé. Or, com­ment mon­trer, par exemple, qu’un mari et sa femme sont encore en bons termes, mais que n’existe plus entre eux le pre­mier grand amour, Sans l’aide du dialogue ?

Voi­ci ce que je pro­po­sais : sup­po­sons que la scène se passe dans un hôtel, que le couple soit dans l’ascenseur, et monte, disons, jusqu’au dix-sep­tième étage. Le mari et la femme sont tous deux très sym­pa­thiques, ni trop vieux ni trop jeunes. Et le mari a gar­dé son cha­peau sur la tête. Au dixième étage, l’ascenseur s’arrête, une jeune fille y entre : le mari ôte son cha­peau, et l’ascenseur pour­suit sa mon­tée… Vous avez ain­si expri­mé de façon par­faite, et sans que soit pro­non­cé un seul mot, que l’amour de ce couple n’est plus ce qu’il avait été, qu’il n’y a plus la rela­tion de fas­ci­na­tion entre l’amoureux et la
per­sonne aimée. Cette poli­tesse natu­relle qui vous fait ôter votre cha­peau quand vous êtes en com­pa­gnie d’une femme dans un ascen­seur, l’homme ne pense plus à la mani­fes­ter envers sa femme, mais pour une autre seule­ment. C’est de cette façon qu’on peut expri­mer quelque chose de pré­cis dans une scène muette. Mais, comme fait Anto­nio­ni, mon­trer une femme qui marche, marche et marche dans une rue, cela peut signi­fier n’importe quoi, il n’y a pas là de conte­nu dramatique.

Ou bien alors, il faut consul­ter une cri­tique du film pour com­prendre ce qu’on y a vu. Mais ce qui est très dan­ge­reux dans cette atti­tude, celle de notre époque — de votre époque, plu­tôt — c’est qu’elle mène à trou­ver dans ce genre de films un peu une excuse… On dit : la vie est ain­si. Et, bien que ces films aident d’une cer­taine façon à vivre, ils per­suadent en même temps qu’il est inutile de com­battre dans la vie, que, de toutes façons, c’est per­du d’avance. Et per­sonne ne fait plus d’efforts.

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Scar­let street, 1945 (La Rue rouge : Joan Ben­nett, Edward G. Robinson).

— Mais, dans vos films, les per­son­nages ne sont-ils pas aus­si tou­jours tru­qués par leur destin ?

— C’est bien ce pro­blème qui m’a tou­jours inté­res­sé — pour ne pas dire obsé­dé : tout ce qui est, d’une manière ou d’une autre, inévi­table. Un pro­ces­sus s’est déclen­ché, et per­sonne ne peut plus y échap­per. Mais, à tra­vers cela, ce que j’ai tou­jours vou­lu mon­trer et défi­nir, c’est l’attitude de lutte que doivent adop­ter les gens en face de ces évé­ne­ments fatals. Il n’est pas impor­tant, pas essen­tiel qu’ils sortent vic­to­rieux du com­bat : c’est le com­bat lui-même qui est impor­tant et vital. Il y a quelque temps, Gene Fow­ler et moi avons eu une conver­sa­tion dont le sujet était le bon­heur. Et la valeur de ce bon­heur. Nous essayions de défi­nir sa situa­tion, son conte­nu, et nous ne par­ve­nions pas à ima­gi­ner un état de bon­heur constant : car cela implique qu’il n’y ait plus aucun désir pour quoi que ce soit, qu’on vive comme un ange au Para­dis, au son d’une harpe…

Ce que j’appelle a « bon­heur », c’est la pour­suite de ce bon­heur. Pour moi, pour le cinéaste, le bon­heur ce n’est pas ce qui arrive une fois le film ache­vé, quand on se dit qu’on a fait quelque chose. Le bon­heur, pour moi — et voi­là ce qui consti­tue mon « vice » — c’est quand je suis en train de réa­li­ser ce film. Même si les condi­tions de tour­nage sont très, très dif­fi­ciles, j’oublie tout : et à ce moment seule­ment je suis par­fai­te­ment heu­reux. Le com­bat pour quelque chose, voi­là ce qui est impor­tant : non pas le résul­tat. On doit, certes, com­battre en vue d’un résul­tat, mais un résul­tat n’est jamais défi­ni­tif, n’est pas le terme du com­bat. Si vous avez atteint quelque chose, ce n’est pas une rai­son pour vous arrê­ter là. Car la vie non plus ne s’arrête pas. Comme elle, vous devez sans cesse recom­men­cer, repar­tir de nou­veau. C’est pour­quoi mes « per­son­nages tra­qués », comme vous dites, ne luttent pas (comme dans le drame grec) contre des Dieux ou le Des­tin, mais contre les seules cir­cons­tances de la vie, contre, que sais-je, l’opinion de leurs voi­sins, les lois stu­pides et autres choses de ce genre.

Quand vous com­bat­tez pour votre amour, par exemple, et que vous par­ve­nez à vaincre tous les obs­tacles… (Lang s’interrompt un ins­tant, avant d’enchaîner sou­dain) : c’est alors que com­mence vrai­ment la lutte, quand vous êtes enfin marié — et la vie avec elle !

— Cette lutte ne se tra­duit-elle pas, dans vos films, par une cer­taine oppo­si­tion entre mou­ve­ment et immobilité ?

— Je ne sais pas si cela est vrai… Cela vou­drait dire, si j’ai bien com­pris, un peu la même chose que ce que nous disions plus haut : que lorsque quelqu’un — en l’occurrence l’un de mes per­son­nages — aban­donne le com­bat, il cesse de pro­gres­ser. Cela n’arrive pas à mes per­son­nages : ils ne cessent pas de lut­ter. Mais pour répondre à votre ques­tion, il faut d’abord se deman­der com­ment il peut être pos­sible de fil­mer une action c’est-à-dire un drame, un mou­ve­ment — qui soit pour­tant sta­tique… (Fil­mer l’immobilité, cela pour­rait reve­nir à ce que disait Cor­neille : « Il est logique que l’illogique aille contre la logique. » ) Eh bien, quand, à l’occasion d’un choc quel­conque, vous réa­li­sez que votre com­bat en est arri­vé (en appa­rence) à son point final, ou bien que vous êtes dans une impasse, vous devez effec­ti­ve­ment vous arrê­ter une seconde. sous l’effet du choc. Si, par exemple, vous voyez dans un film un homme mar­cher de long en large dans une pièce, et qu’il s’immobilise sou­dain, vous, spec­ta­teur, vous dites : il a une idée ; puis de nou­veau le type se remet à mar­cher, n’est-ce pas ? Donc, au moment où il reçoit le choc, au lieu de cou­rir en rond comme un ani­mal pris dans une cage, il s’arrête : c’est alors qu’il se passe quelque chose de violent en lui, et que le drame se tra­duit par un arrêt du mou­ve­ment, que cette immo­bi­li­té est pleine d’action. Ce qui veut dire qu’une « action sta­tique » n’est pas l’inaction.

Dans un de mes films, on voit un homme qui s’évade et court vers la liber­té ; mais, au coin d’une rue, il aper­çoit un poli­cier : il s’arrête brus­que­ment, et on le voit alors en gros-plan. Mais cet arrêt, ce gros-plan ne durent qu’une seconde : immé­dia­te­ment, la réac­tion de l’homme est de faire demi-tour et de s’enfuir…

— Mais l’action n’est-elle pas tout de même rom­pue par ce gros-plan ?

— Non. Parce que ce n’est pas un ins­tant de réflexion que je montre sur ce visage en gros-plan : je ne montre que le choc lui-même, la sur­prise éprou­vée, Car, je crois, ce n’est pas la réflexion, mais l’instinct qui le fait se pré­ci­pi­ter aus­si­tôt dans la direc­tion oppo­sée : c’est pour­quoi je ne le montre pas en train de regar­der à droite, puis à gauche, ce qui vou­drait dire hési­ta­tion et temps mort dans l’action, alors qu’ici c’est une réac­tion à une émo­tion dramatique.

Pre­nons encore l’exemple d’un condam­né à mort qui est sur la chaise élec­trique : il n’est pas vrai qu’il soit immo­bile, qu’il puisse être calme, qu’aucune émo­tion ne l’anime, sous pré­texte qu’il se sait déjà mort. Non ! En véri­té, il se bat comme le ferait un fauve, il n’a pas encore aban­don­né. Sans doute cet ultime com­bat ne lui ser­vi­ra-t-il en rien, mais il n’empêche qu’il est agi­té par un ins­tinct tout ani­mal qui ‘lui lait refu­ser de se voir atta­ché à la chaise et de mourir.

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Ran­cho Noto­rius, 1951 (L’Ange des mau­dits : Mar­lène Dietrich).

Bien sûr, il est plus facile de résoudre ces contra­dic­tions si l’on traite, comme on le fai­sait dans les films muets, ces situa­tions de façon sty­li­sée… Il est à la mode aujourd’hui de ne jamais mon­trer des gens immo­biles pen­dant qu’ils parlent : mais s’ils dînent, on ne peut pas non plus les faire se lever et se ras­seoir sans arrêt ! D’ailleurs, il y a des situa­tions très dra­ma­tiques où ne sont néces­saires ni le mou­ve­ment, ni l’action. Un couple est en train de dîner dans un appar­te­ment, et la femme dit au mari qu’elle l’a trom­pé : je peux com­prendre que celui-ci se lève alors, et se mette à crier, à s’agiter. Mais si cette même scène se déroule dans un res­tau­rant, il ne pour­ra plus bou­ger sans ris­quer d’attirer l’attention : ima­gi­nez cet homme assis en face de son épouse qui lui annonce, de sang-froid, qu’elle l’a trom­pé la veille ; et lui ne peut faire un seul geste ni dire un seul mot, il ne peut pas se lever pour la gifler. La scène n’est-elle pas ain­si beau­coup plus forte ? Du fait même de cette inac­tion for­cée, elle gagne en inté­rêt et en inten­si­té dra­ma­tiques. L’émotion est plus grande, dès que les sen­ti­ments sont conte­nus, et le public la res­sent alors au moins autant que si elle était mani­fes­tée violemment.

C’est peut-être parce que nous avons tra­vaillé aux films muets, parce que nous venons du ciné­ma muet, que nous aimons par-des­sus tout l’action, le mou­ve­ment. Pour­tant, j’ai l’impression que les jeunes cinéastes y tiennent aus­si beau­coup. Je n’ai pas vu Godard tour­ner beau­coup de plans fixes… Mais il y a une dif­fé­rence : c’est que, dans nos films muets, nous étions obli­gés de nous expri­mer à tra­vers l’action ; tan­dis que Godard, par exemple, me semble moins inté­res­sé par l’action elle-même que par son résul­tat, son effet. Peut-être cela lui per­met-il d’aller plus loin avec ses acteurs, de leur faire don­ner tout ce qu’ils ont dans la peau ? Cela m’a beau­coup inté­res­sé de le voir tour­ner. Et, de plus, je l’aime beau­coup : il est très hon­nête, il aime le ciné­ma, il est fana­tique comme je l’ai moi-même été.

En fait, je pense qu’il essaie de conti­nuer ce que nous avons entre­pris un jour — le jour où nous avons com­men­cé à faire nos pre­miers films. Seule son approche est dif­fé­rente. Non l’esprit. Il a le même désir de faire avan­cer cet art nou­veau — l’art de notre siècle — dont les bras­seurs d’argent ont fait une indus­trie : en cher­chant trop à gagner de l’argent, ils n’ont, dans la plu­part des pays, réus­si qu’à tuer la poule aux œufs d’or… Ce que Godard essaie de trou­ver, c’est d’abord une forme qui lui soit propre, et com­ment elle peut le mieux expri­mer sa per­son­na­li­té. Je suis, quant à moi, plus occu­pé par le conte­nu d’un film (qui me semble plus impor­tant que sa forme) : ce que je veux avant tout, c’est que les idées aux­quelles je tiens, les phrases que je tiens à dire aillent vers un public.

Mais c’est peut-être sim­ple­ment dans la façon dont nous conce­vons la mise en scène elle-même que réside la dif­fé­rence : Godard adore impro­vi­ser, tan­dis que j’aime savoir très exac­te­ment, quand j’arrive sur le pla­teau, ce que je vais faire. Bien sûr, je donne à mes acteurs le maxi­mum de liber­té, mais Godard va plus loin : il ne donne à ses acteurs que l’idée de ce qu’ils sont cen­sés dire, les lais­sant ain­si uti­li­ser leur propre vocabulaire.

— Mais ne croyez-vous pas qu’un cinéaste for­mé à l’école du muet par­vient, du fait même qu’en l’absence de dia­logues il était obli­gé à plus d’ingéniosité, à mettre en scène ses per­son­nages plus rapidement ?

—— Plus rapi­de­ment, non. Et il ne faut pas oublier que nous dis­po­sions d’intertitres, qui nous per­met­taient d’exprimer, dès qu’un per­son­nage ouvrait la bouche, ce que nous mêmes vou­lions faire. Godard, qui n’a jamais eu cette expé­rience du ciné­ma muet, par­vient cepen­dant à impro­vi­ser à tous les niveaux, et pas seule­ment sur le plan du dia­logue : il invente une scène au moment même de la tour­ner ! Et elle ne cor­res­pond pas à rien : par exemple, il avait besoin, pour conclure une scène, d’une phrase que nous n’arrivions pas à trou­ver. J’ai eu la chance de pro­non­cer une phrase qu’il a uti­li­sée : « La mort n’est pas une solu­tion. » Mais cela lui a don­né une autre idée : quand Bar­dot est dans la bai­gnoire, elle tient un livre, et sur la cou­ver­ture on peut lire : Fritz Lang. Dans ce livre, se trouve une phrase que j’avais dite jadis à pro­pos de la mort : ce qui éta­blis­sait une rela­tion avec la situa­tion qu’elle affronte dans la scène sui­vante. Godard a donc impro­vi­sé, et en même temps amélioré.

— Ne disiez-vous pas qu’un film doit plu­tôt être mode­lé au montage ?

— Oui, mais seule­ment si l’on a beau­coup de matière à sa dis­po­si­tion. Il y a une
phrase que j’aime beau­coup : « Mon­ter un film, c’est le récrire. ») On coupe cer­taines choses, on en modi­fie d’autres… Mais pour Godard, cela n’est pas néces­saire, il n’a pas à le faire. Il filme peu en gros plans, tan­dis que moi, je le fais beau­coup. Le Mépris a été réa­li­sé en Tech­ni­co­lor et écran large… (com­ment appelle-t-on cela ? Ah oui, le Ciné­ma­scope, à pro­pos duquel j’ai une réplique : « Le Ciné­ma­scope, ce n’est pas pour les êtres humains, c’est pour les ser­pents ou les enter­re­ments. » On va m’adorer après cela.) Mais, si j’avais fait le film, il y aurait eu beau­coup de gros plans.

Godard, lui, n’a pas en à se poser ce pro­blème. Il lutte pour don­ner une forme très per­son­nelle à ses films : et c’est pour cela qu’il a des ennuis avec ses pro­duc­teurs. D’ailleurs, ces gens-là veulent tou­jours chan­ger quelque chose. Il y a très peu de « vrais » pro­duc­teurs. Un vrai pro­duc­teur devrait être un grand ami du met­teur en scène ; mais la plu­part sont jaloux de lui.

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The Big Heat, 1953 (Règle­ment de comptes : Edith Evan­son, Robert Ber­ton, Glenn Ford).

Une fois, il y avait dans un de mes films une scène qu’un pro­duc­teur n’aimait pas, et que je trou­vais très bonne, très drôle. Pen­dant une semaine, j’ai dis­cu­té avec lui, je lui ai dit que si nous avions des « pre­views », c’était jus­te­ment pour connaître les réac­tions du public. Le pro­duc­teur m’a accor­dé la pos­si­bi­li­té de véri­fier, au cours d’une pro­jec­tion pri­vée, que j’avais tort. Mais le public a aimé la scène, beau­coup ri et beau­coup applau­di. Mal­gré cela, le pro­duc­teur s’est entê­té, me disant : « Je pro­jet­te­rai le film autant de fois qu’il le fau­dra jusqu’à ce que je trouve un public qui n’aime pas la scène. » C’est tel­le­ment bête ! Ce sont pro­ba­ble­ment des gens frus­trés. Vous avez vu Ran­cho Noto­rious, n’est-ce pas ? Eh bien, à l’origine, cela s’appelait Chuck a Luck, parce que le ranch s’appelait ain­si, et qu’il y a aus­si un jeu qui porte ce nom.
De même, la chan­son du film tourne autour de « Chuck a luck ». Mais Mr. Howard Hughes a appe­lé le film Ran­cho Noto­rious ! Quand je lui ai deman­dé pour­quoi, il m’a répon­du qu’en Europe, on ne savait pas ce que signi­fiait « Chuck a luck ». Mais est-ce qu’on sait, en Europe, ce que veut dire « Ran­cho Noto­rious » ? Voyez-vous, il n’y a pas de « copy­right » pour un met­teur en scène, ni pour quoi que ce soit dans cette indus­trie de mal­heur ! Un auteur dra­ma­tique, lui, a une foule de droits et, s’il refuse, on n’a pas le droit de chan­ger une vir­gule à sa pièce. Aux U.S.A., je vous l’ai dit, nous avons un sys­tème incon­nu en Europe, la « pre­view ». Si ceux qu’on appelle des pro­duc­teurs étaient des êtres humains, et hon­nêtes, ils recon­naî­traient que c’est là seule­ment qu’on peut juger si le film est bon ou pas, savoir. si les gens l’aimeront ou non. Peut-être alors y aurait-il une sorte de com­pré­hen­sion entre les pro­duc­teurs et les met­teurs en scène, et ceux-ci accep­te­raient-ils de chan­ger cer­taines choses qui ne plaisent pas aux producteurs.

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The Blue Gar­de­nia, 1952 (La femme au gar­dé­nia : Ann Sothern).

Mais si ceux-ci veulent à tout prix avoir rai­son, il n’y a plus de com­pré­hen­sion pos­sible. Main­te­nant, j’appelle le ciné­ma une indus­trie, et il aurait pu être un Art. On en a fait une indus­trie, et tué l’Art : mais aus­si l’industrie.

Il n’y a plus qu’un seul pays où il soit encore pos­sible de consi­dé­rer le ciné­ma comme un art, c’est la France. Quoique là aus­si, l’argent inves­ti soit à la base de tous les pro­blèmes. J’ai dis­cu­té avec le pro­duc­teur du Mépris, un homme tout à fait char­mant d’ailleurs, Beau­re­gard, et je lui ai deman­dé pour­quoi il fai­sait tour­ner une séquence du film dans une petite salle de pro­jec­tion, très peu com­mode. Il m’a répon­du que c’était moins cher de tour­ner en décor réel, parce que les stu­dios sont extrê­me­ment coû­teux. Je lui ai alors dit : « Oui, mais ici vous tour­nez à peine trois ou quatre plans par jour, et quand vous vou­lez chan­ger d’éclairage, c’est très dif­fi­cile. » Mais, vers la fin du tour­nage, j’ai recon­nu ses rai­sons, je ne tour­ne­rai plus jamais un seul film qui ne soit entiè­re­ment en décors natu­rels. Bien sûr, il y a de gros incon­vé­nients : dans Le Mépris, nous avons dû tour­ner dans une pièce où il y avait quatre immenses fenêtres ! On devait fil­mer une longue scène, mais le temps de régler l’éclairage, de poser les rails de tra­vel­ling, de ter­mi­ner les répé­ti­tions : la lumière avait chan­gé, le soleil s’était dépla­cé. Tan­dis qu’en stu­dio, nous avens tout le temps, des tru­quages qui nous per­mettent de remé­dier à l’absence de décors natu­rels : il y a même moyen de figu­rer la mer, avec ses vagues qui avancent…