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Propos recueillis par François-Xavier Destors

Pro­pos recueillis par Fran­çois-Xavier Destors

Com­ment fil­mer la guerre ? Cette ques­tion guide le cinéaste Florent Mar­cie depuis près de vingt ans. En immer­sion au plus près des com­bat­tants, sa quête l’a mené en Tchét­ché­nie, en Afgha­nis­tan, en Lybie… Fruits d’une démarche « hors-sys­tème », ses films sont hors-normes. Ils cris­tal­lisent un enjeu poli­tique majeur, celui de faire exis­ter des regards indé­pen­dants sur la guerre.

Com­ment défi­ni­riez-vous votre approche du métier ? Vous sen­tez-vous comme un repor­ter de guerre, un jour­na­liste ou un docu­men­ta­riste « embar­qué » à votre manière ?

Je suis sou­vent à la fron­tière avec le tra­vail d’un repor­ter, mais j’essaie de m’en déta­cher autant que pos­sible. Je ne me consi­dère pas du tout comme un jour­na­liste. Je ne dénigre pas ce métier, loin de là, mais les règles du jour­na­lisme ne me cor­res­pondent pas. Dans l’approche et la méthode, elles me semblent assez pous­sié­reuses. Beau­coup de médias font un peu tou­jours les mêmes choses, de manière très for­ma­tée. J’ai besoin d’explorer d’autres formes, de nou­veaux outils et le docu­men­taire me le per­met. Lorsqu’on tra­vaille dans des situa­tions de guerre ou de révo­lu­tion, il y a beau­coup de choses à essayer et à renou­ve­ler. Cer­tains films arrivent à exis­ter en dehors de toute éco­no­mie, de tout cadre, et cela me parle. Je suis un explorateur.

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Florent Mar­cie

Dans quelles condi­tions avez-vous débu­té votre tra­vail docu­men­taire ? D’où pro­vient votre approche immersive ?

Lorsque j’étais étu­diant, à la fin des années 80, j’ai com­men­cé à par­tir à l’aventure, pous­sé par la curio­si­té. J’avais le pri­vi­lège de pos­sé­der un pas­se­port qui me per­met­tait d’aller à peu près par­tout… J’ai donc vadrouillé dans pas mal de pays, sou­vent en autos­top, en dor­mant chez l’habitant. J’ai notam­ment voya­gé en Europe de l’Est quand il y avait encore le bloc sovié­tique et le mur de Ber­lin. Evi­dem­ment, il y a un aspect ini­tia­tique très fort dans le voyage. L’aventure vous modèle et vous transforme.

Au moment de la révo­lu­tion rou­maine en 1989, je suis par­ti à la ren­contre des étu­diants de Timi­soa­ra qui avaient par­ti­ci­pé aux pre­mières mani­fes­ta­tions contre le dic­ta­teur Ceau­ses­cu. C’est là que j’ai com­men­cé la pho­to­gra­phie. Je n’étais pas par­ti en tant que pho­to­graphe, j’étais juste un jeune Fran­çais curieux à qui on avait prê­té un appa­reil pho­to. Lorsque je suis ren­tré en France, en pro­fi­tant d’un avion huma­ni­taire, j’étais accom­pa­gné d’un étu­diant rou­main. Ce que je ne savais pas, c’est que cet étu­diant – Nar­cisse – avait dans sa poche des pho­to­gra­phies sur la révo­lu­tion qui feraient bien­tôt le tour du monde. Une semaine après notre arri­vée à Paris, les pho­tos étaient à la une de Paris-Match et s’étiraient en 4 par 3 dans le métro. Comme j’hébergeais cet étu­diant, j’ai assis­té aux pre­mières loges à la fabri­ca­tion d’un scoop mondial.

À par­tir de là, j’ai com­men­cé à me for­mer « sur le tas » à la pho­to­gra­phie en enchaî­nant les repor­tages (Algé­rie, Bos­nie, etc.). J’ai aus­si créé une asso­cia­tion fran­co-rou­maine d’étudiants qui a per­mis des jume­lages entre des centres d’études des deux pays. Mais c’est une autre his­toire… Lors de mes pre­mières années de for­ma­tion à la pho­to­gra­phie, j’ai eu par­fois affaire aux grandes agences pho­tos mais je ne m’imaginais pas pho­to­graphe. Je n’étais pas non plus par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sé par le ciné­ma. En 1994/95, après un grave acci­dent de moto qui m’avait immo­bi­li­sé quelques temps à Paris, j’ai réa­li­sé un pre­mier docu­men­taire sur un groupe de mar­gi­naux qui habi­taient dans un tun­nel fer­ro­viaire désaf­fec­té (La Tri­bu du tun­nel). J’avais ren­con­tré ces hommes au cours d’un repor­tage pho­to­gra­phique et j’avais alors pen­sé qu’il serait plus inté­res­sant de racon­ter leur vie dans un film plu­tôt que de publier trois ou quatre cli­chés. J’ai convain­cu une petite socié­té de pro­duc­tion de se lan­cer dans l’aventure, et avec un ami cadreur, j’ai com­men­cé à tour­ner. Nous fil­mions avec une grosse camé­ra Beta­cam et des K7 recy­clées. Au bout de quelques mois, Canal+ est entré dans le pro­jet. Dans le film, je mélan­geais les images vidéo et mes propres pho­to­gra­phies. Le film a été très bien accueilli, j’avais beau­coup appris, mais je n’étais pas satis­fait de la pro­duc­tion. Dans la fou­lée, j’ai donc créé ma propre socié­té et me suis lan­cé dans la pro­duc­tion d’un docu­men­taire sur la mafia sici­lienne. L’expérience a été très ins­truc­tive, le film a été dif­fu­sé dans une ving­taine de pays, mais je trou­vais que la manière de pro­duire des films avec le CNC et les dif­fu­seurs était trop « lourde », trop longue, avec des dos­siers, des réunions, des commissions…

À peu près au même moment, les pre­mières camé­ras numé­riques sont appa­rues. Ces petites camé­ras légères cor­res­pon­daient par­fai­te­ment à ma façon de tra­vailler. En plus, elles fai­saient chu­ter les coûts de pro­duc­tion. L’indépendance était à por­tée de main. Je me suis engouf­fré. J’ai donc com­men­cé à fil­mer moi-même, tout en conti­nuant à pho­to­gra­phier et à inté­grer des pho­tos dans mes films. J’ai aus­si com­men­cé à mon­ter moi-même avec les pre­mières cartes de mon­tage et le logi­ciel Adobe Pre­mière. C’était bien avant Final Cut Pro. Je tra­vaillais sur PC et j’assemblais mes propres ordi­na­teurs. Dès 98, je réa­li­sais un pre­mier film de A à Z, dif­fu­sé en fes­ti­vals (Sous les arbres d’Ajiep).

De la Rou­ma­nie à la Lybie, en pas­sant par la Tchét­ché­nie et l’Afghanistan, votre par­cours s’ancre dans dif­fé­rentes zones de guerre ou de révo­lu­tion. Qu’est-ce qui vous exhorte à vous rendre sur ces ter­rains ? Qu’allez-vous y chercher ? 

J’appartiens à une géné­ra­tion qui n’a pas connu la guerre alors que toute la culture occi­den­tale en est impré­gnée. Il suf­fit de lire Homère. Que nous le vou­lions ou non, notre culture euro­péenne s’est for­gée dans la guerre. Les pays qui com­posent aujourd’hui l’Europe ont tous com­bat­tu à un moment ou à un autre contre d’autres pays euro­péens. Dans bien des cultures, le réfé­rent ultime de la socié­té, le héros, c’est le guer­rier. Mon grand-père, par exemple, qui était offi­cier dans la légion, est mort pen­dant la Seconde Guerre mon­diale en com­bat­tant les Alle­mands. Pour­tant, ma géné­ra­tion a été cou­pée de la guerre. J’ai gran­di avec tout un dis­cours cultu­rel construit autour du « plus jamais ça », avec une dimen­sion éthique très forte. Je n’étais pas convain­cu par ce dis­cours. Que connaît-on réel­le­ment de la guerre, du dan­ger, de la mort ? Il fal­lait que je me fasse ma propre idée. Que vou­lait dire la guerre pour moi ? J’étais comme étran­ger à mes propres ori­gines. Je suis donc par­ti voir la guerre.

Je me sou­viens que ce genre de démarche était alors consi­dé­rée comme sus­pecte. Autour de moi, y com­pris chez mes amis, on ne com­pre­nait pas : pour­quoi aller ris­quer sa vie dans un pays en guerre, pour­quoi cher­cher l’aventure ailleurs au lieu de se conten­ter de ce que l’on a ici ? Cette sus­pi­cion était elle-même très étrange : de tout temps, la jeu­nesse a recher­ché l’aventure. Lorsqu’on a 20 ans et qu’on voit un galion, ne rêve-t-on pas d’embarquer sur le galion ? Pour­quoi a‑t-on oublié ces choses-là ? Que s’est-il pas­sé ? Selon moi, les deux guerres mon­diales ont été tel­le­ment des­truc­trices, déme­su­rées, inhu­maines, elles nous ont tel­le­ment trau­ma­ti­sés qu’on a ensuite choi­si de reje­ter radi­ca­le­ment la guerre, comme si la dénon­cer vio­lem­ment suf­fi­sait à la faire dis­pa­raître et à nous rendre ver­tueux. Or, en se cou­pant radi­ca­le­ment de la guerre, on s’est aus­si cou­pé d’une bonne par­tie de l’histoire de l’humanité. Et donc de notre com­pré­hen­sion de nous-mêmes. La guerre, c’est bien sûr la tra­gé­die, le com­bat, la mort, mais c’est aus­si beau­coup d’autres choses. Dans ses ouvrages consa­crés à la guerre, Ernst Jün­ger parle de la peur, du fait de côtoyer la mort comme d’une expé­rience méta­phy­sique. Sans avoir son expé­rience, je serais plu­tôt comme lui dans mon approche de la guerre, ce qui n’est pas un dis­cours com­mu­né­ment accep­té dans la socié­té actuelle.

Ce genre de dis­cours m’a valu cer­taines cri­tiques. Par exemple, lorsque j’ai réa­li­sé Saïa, en Afgha­nis­tan, pen­dant l’hiver 2000. Saïa est un film sur une ligne de front, la nuit, au milieu des étoiles, des mon­tagnes, de la neige, d’un ciel cris­tal­lin. Il n’y a aucune expli­ca­tion. Au moment de sor­tir en patrouille avec les com­bat­tants, je ne savais pas com­ment fil­mer la nuit sans éclai­rer. Venant de la pho­to­gra­phie, j’ai alors l’idée de ralen­tir l’obturateur pour ampli­fier la lumière. Au lieu de fil­mer en 25 images par seconde, je filme en 3 images, avec le gain pous­sé à fond. Tout ce qu’il ne faut pas faire avec une camé­ra. Dans mon viseur, je vois alors appa­raître une image très belle, flot­tante et gra­nu­leuse, presque magique. Je décide donc de tout fil­mer dans ce mode, car l’image se rap­pro­chait de ma propre per­cep­tion noc­turne. J’en ai fait un objet expé­ri­men­tal de 30 minutes. C’est un film poin­tilliste « jun­ge­rien », d’une beau­té plas­tique et sonore trou­blante. Lorsque le film est pro­je­té au Ciné­ma du Réel au début de l’année 2001, une cri­tique du jour­nal Le Monde me dit : « c’est d’une beau­té éblouis­sante mais vous n’avez pas le droit de fil­mer la guerre de cette manière-là ». En gros, elle me reproche d’être allé en Afgha­nis­tan et d’en avoir tiré un film « beau », de nour­rir mon ins­pi­ra­tion de ce genre de situa­tions. Je lui réponds : « si vous enle­vez l’esthétique de la guerre et de la tra­gé­die dans l’histoire de l’art, il ne reste plus grand-chose ». Quelques mois plus tard, le film était pro­je­té au Musée d’art moderne de New York. En défi­ni­tive, il y a une mécon­nais­sance pro­fonde de ce que nous sommes. L’homme est un chas­seur-cueilleur et la guerre fait par­tie de nous. Il est habi­té par cela, il est tra­vaillé par cela. Je pense qu’il est dan­ge­reux de trop vou­loir le nier.

Je ne sou­haite pas la guerre, mais puisqu’elle existe et qu’il s’agit d’une réa­li­té extrême, je dois m’y confron­ter pour en tirer des ensei­gne­ments. Je ne peux sim­ple­ment l’ignorer ou la résu­mer à l’horreur, j’essaie de lui trou­ver autre chose que son visage sim­ple­ment hideux. Il est assez facile d’être huma­niste, tolé­rant, ver­tueux, paci­fiste lorsqu’on n’a jamais été confron­té à ses démons. Les situa­tions de conflit, de guerre, de lutte sont bien sûr por­teuses de tra­gé­dies, mais ces tra­gé­dies forgent en même temps les cultures, les nations et leurs grands hommes. Si vous enle­vez les deux Guerres mon­diales au géné­ral de Gaulle, que devient-il ?

Toutes pro­por­tions gar­dées, et sans vou­loir cho­quer en disant cela, il y a cer­tai­ne­ment dans une par­tie de la jeu­nesse radi­ca­li­sée actuelle un désir d’aventure assez proche de celui que j’ai pu res­sen­tir lorsque j’avais moi-même une ving­taine d’années. Beau­coup de ces jeunes fana­ti­sés veulent vivre quelque chose d’exaltant, de mora­le­ment répré­hen­sible certes, mais quelque chose de plus fort que les inter­dits sociaux, la famille et tout le reste. Le bien-être et le diver­tis­se­ment sont très loin de com­bler toutes nos aspi­ra­tions. C’est, si je puis dire en pre­nant des pin­cettes, la seule leçon « posi­tive » à tirer de Daech : beau­coup d’hommes et de femmes recherchent déses­pé­ré­ment quelque chose que la socié­té actuelle n’est pas capable de leur appor­ter. La « fin de l’Histoire » est d’un ennui mortel.

Ce désir d’appréhender le phé­no­mène guer­rier au plus près de l’action s’accompagne-t-il d’une volon­té d’enregistrer les traces du conflit ? Votre démarche s’ancre-t-elle aus­si dans des enjeux mémoriels ?

Quel est le moteur réel d’une démarche ? Sait-on soi-même pour­quoi on fait ce qu’on fait ? Je pour­rais bien sûr répondre : « je filme la guerre pour témoi­gner des hor­reurs ». En réa­li­té, je crois que le moteur pro­fond est beau­coup plus ambi­gu que les belles jus­ti­fi­ca­tions qu’on se donne. Il est très rare de fil­mer la guerre sim­ple­ment pour témoi­gner de ses hor­reurs. On peut fil­mer la guerre pour la gloire, pour l’aventure, pour l’argent, par per­ver­si­té, pour la fuite et pour une mul­ti­pli­ci­té d’autres rai­sons plus ou moins avouables. Au risque de déce­voir, je ne suis jamais par­ti pour docu­men­ter, ou pour aider l’humanité, mais tou­jours d’abord pour moi, pour répondre à mon envie d’aventure, à ma soif de décou­vrir le monde. Je ne pars pas avec l’idée de témoi­gner, de fabri­quer de la mémoire, de faire en sorte que le monde entier sache ce qui se passe. L’idée est bien sûr pré­sente, mais elle n’est pas le moteur prin­ci­pal, le moteur le plus enfoui. Elle n’est pas ce qui motive le pas­sage à l’acte. Comme je pars seul, en auto pro­duc­tion, sans connaître les condi­tions dans les­quelles je vais fil­mer, ni ce que je vais pou­voir fil­mer, rap­por­ter et mon­trer, je ne pré­tends pas avoir cette légi­ti­mi­té du témoin média­tique. Je pars d’abord retrou­ver mes congé­nères, com­pen­ser un manque de vécu, vivre l’humanité, me nour­rir d’expériences, de l’Homme. C’est un immense privilège.

Ce n’est qu’ensuite que les ques­tions éthiques se posent : a‑t-on le droit de fil­mer ? A‑t-on le droit de ne rien faire avec ce que l’on a fil­mé ? Com­ment mon­trer ? Peut-on tout mon­trer à n’importe qui ? Par­tir, même avec très peu de moyens, contraint à endos­ser une cer­taine res­pon­sa­bi­li­té. Si je détiens les traces d’un homme mort, alors que sa famille n’a pas de pho­tos de son corps, mes images deviennent impor­tantes pour eux et ma res­pon­sa­bi­li­té s’impose d’elle-même. Mais, une fois encore, cette volon­té de témoi­gner n’est pas le cœur de ma démarche : je me méfie beau­coup de tous ces dis­cours qui viennent jus­ti­fier une expé­rience qui dépasse sa propre per­sonne. Ce qu’il faut com­prendre ici, c’est que la guerre, tout ce qui se passe dans et autour de la guerre, dépasse très lar­ge­ment notre cadre intel­lec­tuel de com­pré­hen­sion et notre facul­té de per­cep­tion. La guerre est comme un trou noir. Notre petite per­sonne est écra­sée par la déme­sure de l’événement. On a du mal à pen­ser cet évé­ne­ment, à lui faire face, à le com­prendre, à oser même aller sur le ter­rain de la réflexion. On ne se repré­sente même pas le pro­ces­sus bio­lo­gique que la guerre pro­duit sur sa propre per­sonne, sur ses propres neu­rones. Alors on se réfu­gie der­rière une posi­tion éthique : « je pars pour témoi­gner ou dénon­cer l’horreur », comme si on pou­vait être maître d’une situa­tion de guerre, en faire sa chose. Tout devient simple. Selon moi, tout cela est lar­ge­ment illu­soire. En disant cela, je ne veux pas déni­grer le tra­vail accom­pli par d’autres, qui docu­mentent par exemple sur les crimes de guerre. Je veux insis­ter sur le déca­lage entre les rai­sons qu’on se donne et la déme­sure d’une réa­li­té comme la guerre.

Dans mon cas, je pense plu­tôt, à l’inverse, que c’est la confron­ta­tion avec l‘événement qui m’apprend ce que je dois faire. C’est l’événement qui m’apprend pour­quoi je suis venu le fil­mer. C’est l’événement qui fait émer­ger de nou­veaux enjeux, comme celui de la mémoire. Dans le cas de mon film Itch­ké­ri Ken­ti, je ne suis pas par­ti fil­mer la guerre de Tchét­ché­nie en 1996 avec l’idée de faire un film de mémoire. Je suis juste par­ti fil­mer un conflit avec un désir fort et une curio­si­té. La seule chose dont j’étais sûr en reve­nant, c’est que je ne sou­hai­tais pas faire de mes images un repor­tage télé­vi­sé. Je savais intui­ti­ve­ment que ce que j’avais fil­mé était por­teur d’autres enjeux. Et je n’ai donc pas mon­té mes images tout de suite. Puis, le temps pas­sant, je me suis ren­du compte que la repré­sen­ta­tion de la guerre de Tchét­ché­nie évo­luait, se trans­for­mait, se réin­ter­pré­tait, que les témoins dis­pa­rais­saient, que ce qui avait été si réel, par­ta­gé par un si grand nombre de per­sonnes, s’estompait, jusqu’à som­brer dans l’oubli. La mémoire s’étiole si on ne l’entretient pas. Puisque je déte­nais des images, ce pro­ces­sus me concer­nait. La mémoire du conflit était deve­nue un enjeu fort, peut-être même le prin­ci­pal enjeu. J’ai atten­du près de dix ans pour mon­ter mes images de Tchét­ché­nie : il a fal­lu la tra­gé­die de Bes­lan pour que je me décide à ouvrir mes archives. Et le film a alors pris son sens. Plus de vingt ans après, ce film est encore regar­dé par les Tchét­chènes. C’est deve­nu une sorte de film sym­bole. Et mon voyage en Tchét­ché­nie a alors trou­vé lui-même son véri­table sens. J’étais en fait par­ti pour faire ce film, sans le savoir. Com­ment aurais-je pu le savoir ?

En fil­mant la guerre à la hau­teur des com­bat­tants, et en vous fil­mant par­fois à leurs côtés, que sou­hai­tez-vous cap­ter ? Est-ce une manière d’éprouver vos propres limites ?

Mon approche de l’univers de la guerre est plus liée à l’expérience elle-même, à l’impression, qu’à l’analyse. Je ne cherche pas vrai­ment à expli­quer pour­quoi les hommes se battent, mais com­ment ils vivent dans la guerre. Je m’intéresse à l’humain dans son exis­tence. Je filme des hommes sur leur petite barque dans un océan déchai­né. Que per­çoivent-ils ? Ont-ils peur ? Com­ment l’expriment-ils ? Je veux sai­sir une forme de réa­li­té ambi­va­lente, claire obs­cure, qui échappe aux caté­go­ries d’analyse. Selon moi, la meilleure manière de le faire est de mon­ter sur la barque, ou en tout cas, d’en être le plus près pos­sible, pas seule­ment pour fil­mer de manière rap­pro­chée mais pour éprou­ver moi-même une par­tie de ce qu’ils res­sentent, pour être moi-même vul­né­rable, pour me rap­pro­cher d’eux dans mon propre res­sen­ti. Bien sûr, je ne suis pas moi-même un com­bat­tant qui porte les armes, pas plus que je ne suis un réfu­gié fuyant les bombes et qui a tout per­du, mais en m’approchant le plus près pos­sible, je res­sens davan­tage les remous. Si je devais faire un film sur la lune, je sou­hai­te­rais pou­voir poser les pieds sur la lune.

Fil­mer la guerre au plus près est aus­si sûre­ment une manière d’éprouver mes propres limites. Face à la peur et au déchaî­ne­ment de la guerre, nul ne sait com­ment il va réagir, il est impos­sible de le savoir à l’avance. Eprou­ver soi-même ces moments est impor­tant pour mieux se connaître. La guerre agit comme un révé­la­teur. Elle révèle des choses enfouies, des choses sur sa propre per­sonne, sur ceux qui t’entourent, sur ce qu’est une socié­té. Elle révèle la fria­bi­li­té de nos prin­cipes éthiques et de nos construc­tions intel­lec­tuelles. La veille tu n’as pas le droit de tuer, le len­de­main tu es déco­ré pour l’avoir fait. La bar­rière éthique n’est pas si dif­fi­cile à dépla­cer. Elle est d’une incroyable légè­re­té. Autre chose : la catas­trophe qu’est la guerre, cet orage de bombes, tout cela ren­voie à ce que nos ancêtres ont pu vivre et res­sen­tir face à la nature, face à la tem­pête, face aux bêtes sau­vages, face à l’ennemi à tra­vers l’histoire. La guerre sépare, tue, mutile, mais elle rap­proche aus­si les hommes ! Cin­quante ans plus tard, il n’y a pas plus proche pour un poi­lu fran­çais qu’un poi­lu alle­mand. Ils ont vécu les mêmes choses, la même expé­rience limite. Pen­dant des bom­bar­de­ments, des réa­li­tés pro­fondes resur­gissent. Dans la guerre, les hommes se révèlent à eux-mêmes en bien ou en mal, ils découvrent en eux des res­sources qu’ils ne connais­saient pas, ils com­mettent des actes dont ils n’avaient pas la moindre idée. Tel qui n’était rien fait preuve d’un cou­rage admi­rable. Tel autre tombe en un clin d’œil de son pié­des­tal. Le phé­no­mène de la guerre est uni­ver­sel, peu importe la cause qui est défen­due, le pays ou la situa­tion géo­po­li­tique. Dans le fond, je me moque de savoir si les rai­sons de la révo­lu­tion sont bonnes ou mau­vaises, ce qui m’intéresse c’est de voir la manière dont l’énergie se libère, com­ment une socié­té passe d’un état amorphe à un état incan­des­cent, com­ment elle est trans­fi­gu­rée. Qui était Dan­ton avant la révo­lu­tion ? Un avo­caillon. Il vivait dans les pou­belles de l’histoire avant d’en sor­tir. Peu à peu, les gens sont exal­tés, trans­fi­gu­rés. Les règles sont bou­le­ver­sées. L’existence devient des­tin. C’est fascinant.

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Saia

En racon­tant cet insai­sis­sable de la guerre, ce mélange de dan­ger, de rire, de mort et de beau­té, Saïa prend aus­si le contre­pied d’une lec­ture de la guerre telle qu’elle est géné­ra­le­ment mon­trée dans les médias. En quoi votre approche s’inscrit-elle aus­si dans une cri­tique du sys­tème médiatique ?

Parce que je filme dans des situa­tions qui sont géné­ra­le­ment sous les feux de l’actualité, je côtoie depuis long­temps les médias « mains­tream ». Je les vois tra­vailler, je les connais plu­tôt bien et il m’est même arri­vé de col­la­bo­rer avec eux. Les médias d’actualité tra­vaillent de manière très effi­cace, avec une obli­ga­tion quo­ti­dienne de résul­tat. C’est une machine extrê­me­ment puis­sante qui ali­mente le flux inces­sant des infor­ma­tions. Mais cette machine a aus­si ses limites. En Bos­nie, en Afgha­nis­tan ou ailleurs, je me suis ren­du compte que la méthode de tra­vail condi­tion­nait le résul­tat, qu’il n’était pas pos­sible de mon­trer d’autres formes de réa­li­té si l’on tra­vaillait tou­jours selon la règle média­tique, avec cette obli­ga­tion qua­si immé­diate de rendre compte. Quand on couvre l’actualité, on se trouve vite empor­té dans le tour­billon en ayant l’impression que cela donne du sens à ce qu’on fait. Or, c’est une erreur. On s’imagine que le sens est là alors que le sens pro­fond risque au contraire de dis­pa­raître. L’événement d’actualité est comme une poi­gnée de sable : plus on le serre dans sa main, plus il file entre les doigts. Le sens n’est pas là où l’on croit. Par­fois, il faut être capable de résis­ter au sens appa­rent, voire de s’y oppo­ser. Dans mon film sur la Tchét­ché­nie, je pense avoir eu rai­son d’attendre quelques années avant d’en entre­prendre le mon­tage. Mes images sont deve­nues beau­coup plus impor­tantes dix ans après. Si je les avais mon­tées à chaud, en sur­fant sur l’actualité, j’aurais tué leur sens dans l’œuf. En fai­sant le choix de me pas­ser le plus pos­sible de la grosse machine qui pré­tend don­ner du sens et qui, fina­le­ment, parce que tout est enca­dré, bali­sé, for­ma­té, vous empêche de réflé­chir et d’aller au bout de votre démarche, je pra­tique sûre­ment une forme de cri­tique. Une cri­tique radi­cale, même. L’appel des médias est un chant des sirènes : le chant mer­veilleux attire irré­sis­ti­ble­ment les navi­ga­teurs, mais les navires qui s’approchent se fra­cassent sur les écueils.

Paral­lè­le­ment à mon tra­vail de réa­li­sa­teur, j’ai aus­si beau­coup écrit sur la ques­tion des médias, même si je n’ai jamais déci­dé de publier. Para­doxa­le­ment, cette réflexion cri­tique sur les médias m’a éloi­gné de la cri­tique des médias. Je m’explique : der­rière la cri­tique des médias, c’est en fait la vieille ques­tion phi­lo­so­phique de la connais­sance qui est en jeu. Com­ment connaît-on le monde ? Que vaut cette connais­sance ? Qu’est-ce que la véri­té ? Les médias de masse ne font que pous­ser à leur paroxysme cer­taines méthodes de la connais­sance qui se perdent dans la nuit des temps. Nous-mêmes, lorsque nous per­ce­vons le monde par nos sens, nous fabri­quons une repré­sen­ta­tion extrê­me­ment limi­tée et biai­sée de notre envi­ron­ne­ment. Nous ne per­ce­vons que cer­taines fré­quences sonores, nous ne voyons que cer­taines lon­gueurs d’ondes, nous dis­tor­dons la réa­li­té en fonc­tion de nos propres croyances ou de nos propres inté­rêts. Nous sommes très cri­ti­quables dans notre manière de per­ce­voir indi­vi­duel­le­ment la réa­li­té. La cri­tique des médias est donc néces­saire, mais il ne faut pas qu’elle serve à occul­ter notre propre cri­tique. Je ne peux pas en dire beau­coup plus ici. Il me fau­drait des heures pour en par­ler. Disons pour faire court que je n’ai pas été très sur­pris par l’apparition du concept désor­mais très à la mode de « post véri­té ». Face­book va presque nous faire regret­ter l’objectivité de Fox News !

En même temps, ce rejet du sys­tème média­tique rejaillit aus­si sur votre manière de fabri­quer vos films : com­ment le fait de s’autoproduire – en soli­taire du tour­nage au mon­tage jusqu’à la dif­fu­sion de vos films – influence-t-il votre approche formelle ?

Le fait de s’autoproduire donne une très grande liber­té de créa­tion. D’un côté, on dis­pose de moins de moyens, de l’autre, on a une lati­tude plus large d’improvisation et d’utilisation des outils. Je n’aurais jamais eu l’idée de tour­ner Saïa si je n’avais pas été tota­le­ment indé­pen­dant au moment de le faire. Comme j’étais maître à bord, libre à moi d’essayer une nou­velle tech­nique pour fil­mer une ligne de front la nuit, au risque de me trom­per. Lorsqu’on monte soi-même ses films, on apprend aus­si à tour­ner dif­fé­rem­ment car on est plus atten­tif aux sons, aux plans de coupe, à la durée des plans. On intègre dans le tour­nage toute l’expérience des autres étapes de la réa­li­sa­tion. Mais le fait de tra­vailler seul, comme un homme-orchestre, com­plique aus­si cer­taines choses. D’abord, à force d’apprendre et d’élargir en per­ma­nence ses com­pé­tences, on finit par faire une quan­ti­té invrai­sem­blable de tâches qui peuvent des­ser­vir la créa­ti­vi­té. On fait lit­té­ra­le­ment le tra­vail de toute une équipe et l’on risque donc de se dis­per­ser ou de s’épuiser à jon­gler avec 25 assiettes. On passe par exemple beau­coup trop de temps à régler des pro­blèmes tech­niques et infor­ma­tiques. Lorsqu’on tra­vaille seul, on a aus­si du mal à s’imposer des limites et à por­ter un regard cri­tique sur son propre tra­vail. On est par­fois aveu­glé par l’intensité des tâches : on bataille pen­dant des jours pour assem­bler une séquence dif­fi­cile sans avoir le recul suf­fi­sant pour juger de son inté­rêt. La ques­tion se pose en par­ti­cu­lier pour le mon­tage. Un mon­teur n’a pas de lien affec­tif avec les images. Il ne les a pas tour­nées et les juge donc d’un point de vue exté­rieur : cette image est-elle utile au film ? Il est cer­tain qu’un mon­teur ne ferait pas les mêmes choix de mon­tage que les miens.

Tout cela est vrai, mais je crois aus­si beau­coup à la néces­si­té de se confron­ter en soli­taire à son tra­vail, au pro­ces­sus même de la confron­ta­tion, au rôle de l’erreur, du doute, de la len­teur. Le mon­teur faci­lite le tra­vail et sou­lage le réa­li­sa­teur, c’est un fait, mais ce sou­la­ge­ment empêche jus­te­ment le réa­li­sa­teur de se confron­ter à lui-même, d’aller au bout de lui-même, de ses hési­ta­tions, de sa trans­for­ma­tion au contact de son tra­vail. Si l’on com­pare avec un écri­vain ou un peintre, la situa­tion du réa­li­sa­teur est très étrange : on consi­dère nor­mal qu’un réa­li­sa­teur fasse appel à un mon­teur alors qu’il serait cho­quant qu’un écri­vain demande à un rédac­teur d’assembler l’ordre de toutes ses phrases ou bien qu’un peintre demande à un colo­riste de rem­plir les tra­cés pour en faire un tableau. Cette dif­fé­rence s’explique par le fait que le ciné­ma a été his­to­ri­que­ment un art lourd : il fal­lait plu­sieurs hommes pour réa­li­ser un film, et ces dif­fé­rents hommes sont deve­nus des corps de métiers, alors que dans mon cas, comme je n’ai pas fait d’école de réa­li­sa­tion et que je me suis rapi­de­ment empa­ré des outils numé­riques, je consi­dère un film comme un tout. Je trou­ve­rais com­plè­te­ment incon­gru de deman­der à une autre per­sonne de mon­ter mes images. Je l’ai fait pour mon pre­mier film car je ne connais­sais rien alors à la réa­li­sa­tion. J’aurais beau­coup plus de mal à le faire aujourd’hui.

En fin de compte, il y a de mul­tiples manières de faire des films, mais la pres­sion sociale, éco­no­mique, cultu­relle, média­tique est telle qu’elle pousse les réa­li­sa­teurs à ren­trer dans un sys­tème don­né… Pour faire un film, suivre la flèche. Enle­vez le CNC en France, que reste-t-il pour pro­duire des films ? C’est dif­fi­cile pour les jeunes réa­li­sa­teurs de résis­ter et de sor­tir de ce cadre. Ce sys­tème a une cer­taine uti­li­té, mais il est fon­da­men­tal que d’autres approches existent. Il faut explo­rer, pros­pec­ter et que les explo­ra­teurs ouvrent cha­cun des voies, qu’ils suivent leur propre che­mi­ne­ment, leurs propres règles. Ceci dit, il faut bien être conscient que si tu te passes d’un sys­tème qui fait vivre ton métier, alors tu vivras un peu plus dif­fi­ci­le­ment ! Le prix à payer est éle­vé, mais c’est le prix de ta propre liberté.

Vos films se créent au fur et à mesure des ren­contres que vous faites. Com­ment créer les condi­tions de ces ren­contres ? Com­ment par­ve­nez-vous à vous faire accepter ?

Faire des ren­contres n’est pas dif­fi­cile. Je suis seul, j’ai mes jambes, mes sacs et les gens que je croise sont intri­gués et vont essayer de m’aider. Quand on est ouvert à l’autre, même dans des situa­tions chao­tiques, même si on ne parle pas la langue, le lien se crée natu­rel­le­ment. Évo­luer dans des situa­tions dan­ge­reuses crée aus­si des rap­ports de soli­da­ri­té, du simple fait qu’on par­tage les dif­fi­cul­tés, les risques. Dans la plu­part des formes de conflits que j’ai fil­més, les hommes que j’ai côtoyés n’avaient pas de « visi­bi­li­té ». C’était sou­vent des jeunes, peu édu­qués, qui n’avaient pas de capa­ci­té d’analyse sur ce qu’ils étaient en train de vivre. La guerre se nour­rit de cette chair à canon. Comme eux, je suis un peu per­du, vul­né­rable, bal­lo­té par les aléas du conflit. C’est peut-être pour ça que je peux construire faci­le­ment un rap­port humain : je les approche avec sin­cé­ri­té, je par­tage leur uni­vers, je ne juge pas… Le com­bat­tant que je filme dans Com­man­dant Kha­wa­ni est, selon nos cri­tères, un salo­pard. Je sais ce dont il est capable. Mais qui suis-je pour le juger ? Il vit dans la guerre depuis ses 15 ans…

En règle géné­rale, être un étran­ger avec une camé­ra suf­fit à légi­ti­mer sa pré­sence sur le ter­rain, même si on a pu par­fois me consi­dé­rer comme un espion. Vous avez une camé­ra, donc vous êtes jour­na­liste, donc vous avez un cer­tain droit d’être là. La plu­part des gens ne font pas la dif­fé­rence entre un jour­na­liste, un docu­men­ta­riste, un repor­ter de guerre, un pro­me­neur avec une camé­ra… Je suis tou­jours sur­pris par ce qu’on peut obte­nir avec une camé­ra. Une fois que vous êtes accep­té, les gens vous laissent par­fois fil­mer des scènes impro­bables. Pour­quoi, en octobre 2001 en Afgha­nis­tan, un com­man­dant tali­ban qui s’apprête à tra­hir me laisse-t-il le fil­mer alors qu’il vient secrè­te­ment dans l’autre camp négo­cier sa tra­hi­son ? Pour­quoi lui et ses adver­saires me laissent-ils les fil­mer alors qu’ils se mettent à fumer ensemble du haschisch ?

Mais tout n’est pas tou­jours aus­si simple. En Libye, j’ai eu beau­coup de mal à fil­mer à cause de tabous cultu­rels sur la repré­sen­ta­tion du corps, sur les femmes, sur l’intérieur des mai­sons… J’étais accep­té par la popu­la­tion et accueilli dans les familles, sans jamais voir les femmes, et per­sonne, dans l’intimité, n’était jamais vrai­ment à l’aise avec la camé­ra. Je ne pou­vais pas fil­mer quelqu’un dans son quo­ti­dien sans être confron­té à ces pro­blèmes. Cela me limi­tait dans mon tra­vail. La langue était un autre obs­tacle. J’ai l’habitude de tra­vailler sans tra­duc­teur. Se pas­ser de la langue oblige à fil­mer dif­fé­rem­ment, mais on risque aus­si de pas­ser à côté de beau­coup de choses. Cer­taines situa­tions se prêtent mieux que d’autres à cette façon de faire.

Il m’est aus­si arri­vé d’avoir de gros pro­blèmes du simple fait que j’étais Fran­çais. Au Sou­dan ou au Tchad, par exemple, j’incarnais mal­gré moi l’histoire colo­niale de la France. Les rap­ports avec la popu­la­tion étaient faus­sés. La sin­cé­ri­té était inopé­rante et j’étais peu à l’aise. Enfin, dans cer­tains pays, il est presque impos­sible pour moi de tra­vailler à cause de l’encadrement stricte de la presse : il faut deman­der une auto­ri­sa­tion pour tout, se loger dans cer­tains hôtels au coût exor­bi­tant, dis­po­ser d’une voi­ture avec chauffeur.

Dans quelle mesure dési­rez-vous trans­mettre vos méthodes et votre rap­port aux images aux popu­la­tions locales que vous filmez ?

J’ai été confron­té à cette ques­tion assez tôt, dès la fin des années 90. Après avoir expé­ri­men­té qu’il était pos­sible de faire des films dif­fé­rem­ment, et acquis une cer­taine légi­ti­mi­té, j’ai vou­lu faire par­ta­ger ces prin­cipes. À force de fil­mer en Afgha­nis­tan, j’étais deve­nu ami avec le camé­ra­man du com­man­dant Mas­soud. Yous­souf Jan Nes­sar habi­tait une petite mai­son en terre dans la val­lée du Pan­j­shir et tra­vaillait avec du vieux maté­riel. Ses cen­taines d’heures d’archives tour­nées en ana­lo­gique s’abîmaient len­te­ment. Je lui ai expli­qué com­ment je tra­vaillais, avec quel maté­riel je fil­mais et mon­tais, et lui ai pro­po­sé de venir en France pour le for­mer au mon­tage. L’idée était en fait d’ouvrir ensuite un petit « media cen­ter » dans la val­lée du Pan­j­shir avec sta­tion de mon­tage, pan­neaux solaires, etc. Je sou­hai­tais aus­si que Yous­souf puisse digi­ta­li­ser ses archives pour les pro­té­ger. J’ai alors écrit un pro­jet de fon­da­tion spé­cia­li­sée dans la pro­tec­tion des images de guerre. Le pro­jet a inté­res­sé l’ambassade d’Afghanistan à Paris et quelques temps après, Yous­souf est venu en France. Il est res­té deux mois puis est repar­ti. Je m’apprêtais à le rejoindre en Afgha­nis­tan avec du maté­riel, au début du mois de sep­tembre 2001, lorsqu’il y a eu les atten­tats. Deux jours avant le 11 sep­tembre, le 9, le com­man­dant Mas­soud avait lui-même été tué dans un atten­tat sui­cide. Le des­tin de l’Afghanistan a bas­cu­lé. Le « media cen­ter » tel que je l’imaginais n’a pas pu voir le jour, mais d’autres ont repris l’idée, ou bien sont arri­vés aux mêmes conclu­sions par d’autres che­mins. Je suis aujourd’hui membre de la jeune fon­da­tion WARM qui se consacre à la mise en valeur des tra­vaux sur la guerre.

Com­ment conti­nuer à faire exis­ter une autre nature d’images de la guerre alors que cette der­nière est de plus en plus noyée dans un flux inces­sant ? Que faire face à tant d’images de guerre et de violence ?

Il faut ici par­ler d’Internet. Le pro­blème aujourd’hui n’est effec­ti­ve­ment plus de pro­té­ger les archives de guerre, mais éven­tuel­le­ment d’organiser, clas­ser, véri­fier le flux démen­tiel de séquences qui cir­culent sur la toile. Aujourd’hui, la révo­lu­tion numé­rique n’est plus une révo­lu­tion. Elle est deve­nue la norme. Depuis les pre­miers camé­scopes numé­riques et les pre­miers pas d’Internet, plu­sieurs vagues de réa­li­sa­teurs, blo­gueurs, you­tu­beurs se sont appro­priés ces nou­veaux outils. C’est une très bonne chose, mais la vague numé­rique, en ouvrant au plus grand nombre la fabri­ca­tion et la dif­fu­sion des images, a aus­si fait appa­raître de nou­veaux pro­blèmes. Devant la pro­fu­sion inouïe d’images et le mode de consom­ma­tion fré­né­tique qui en a décou­lé, non seule­ment nous nous trou­vons en état de satu­ra­tion, mais nous sommes aus­si de moins en moins capables d’accorder une atten­tion pro­lon­gée à un film. Pour­quoi se dépla­cer dans une salle obs­cure pour voir un film de trois heures sur la révo­lu­tion libyenne alors qu’on peut télé­char­ger le der­nier block­bus­ter de chez soi ? L’outil numé­rique qui a pu signi­fier au départ une forme de libé­ra­tion a ensuite créé une nou­velle forme d’aliénation/dévalorisation. Dans mon entou­rage, je ne compte plus les excel­lents pho­to­graphes de guerre qui se sont retrou­vés sur le car­reau après la défer­lante numé­rique. Leur talent n’a plus aucune uti­li­té. Aujourd’hui, tout le monde filme, par­tout, et dif­fuse ses images en ligne. Que vaut encore une image ? Je ne suis pas épar­gné. La posi­tion du franc-tireur n’a de sens que s’il s’agit d’un franc-tireur. Si vous avez plu­sieurs mil­lions de francs-tireurs, ça devient l’armée prin­ci­pale ! On peut tou­jours essayer de faire un tra­vail ori­gi­nal, pas­ser un temps long à le faire, mais on ne peut aller contre l’évolution des choses. En conti­nuant à faire des films per­son­nels, c’est en fait soi-même qu’on sauve de l’absurdité. Le film devient une sorte de thé­ra­pie qui évite de som­brer dans l’absurdité d’un flux inces­sant. On se rac­croche en quelque sorte à son propre regard.

Un autre phé­no­mène majeur lié à Inter­net et qui concerne direc­te­ment mon tra­vail est la trans­for­ma­tion de la repré­sen­ta­tion de l’horreur qui s’est opé­rée des der­nières années. Je songe bien sûr ici à la pro­pa­gande de Daech. Toutes les hor­reurs fil­mées par Daech, selon des codes très hol­ly­woo­diens et dif­fu­sées avi­de­ment sur la toile, ont fait explo­ser la fron­tière entre ce qui était mon­trable et ce qui ne l’était pas. Daech a fait voler en éclats tout le cadre concep­tuel sur l’indicible que nous avions labo­rieu­se­ment éri­gé après la Shoah. Nous pen­sions que les crimes nazis étaient le sum­mum de la bar­ba­rie et que lorsqu’on com­met­tait de tels crimes, on essayait géné­ra­le­ment de les dis­si­mu­ler. On s’était trom­pé dans les grandes lar­geurs. Comme l’a démon­tré Daech, l’homme peut aimer se van­ter de ses crimes les plus bar­bares en les exhi­bant aux yeux du monde entier, il peut sau­ter à pieds joints sur des cadavres, tran­cher des têtes en gros plan et au ralen­ti, et en tirer une immense fier­té. Plus éton­nant encore, des spec­ta­teurs du monde entier peuvent jubi­ler devant ces images, ils peuvent aimer voir un homme brû­ler à petit feu, ils peuvent être magné­ti­sés par la vio­lence de ce spec­tacle au point de tout pla­quer pour rejoindre les bour­reaux et com­battre à leur côté.

Les images de nazis sau­tant sur des tas de cadavres sont plu­tôt rares. Il existe bien quelques sel­fies de bour­reaux, mais les pho­tos n’étaient pas dif­fu­sées mon­dia­le­ment par la machine de pro­pa­gande. Avec Daech, nous avons reçu une leçon ver­ti­gi­neuse à laquelle nous n’étions pas pré­pa­rés. Les codes cultu­rels des deux ou trois der­nières géné­ra­tions occi­den­tales cou­pées de la guerre rendent l’analyse de ce phé­no­mène qua­si impos­sible. Nous sommes com­plè­te­ment dému­nis face à cela et la majeure par­tie d’entre nous s’interdit géné­ra­le­ment de regar­der. Or là-bas, les bour­reaux réflé­chissent et intel­lec­tua­lisent leurs images, ils les mettent en scène, ima­ginent des effets… Que faut-il mon­trer de la guerre après Daech ? Jusqu’où a‑t-on le droit d’aller ? Nous n’avons aucune réponse face à ce tour­billon. Daech a mon­dia­li­sé la por­no­gra­phie de l’horreur. En une ving­taine d’années, nous sommes pas­sés d’un monde qui avait un sens illu­soire à un monde qui n’en a plus. Avant, nous avions des véri­tés fac­tices qui don­naient une appa­rence de sens et qui nous ras­su­rait. La véri­té crue du monde actuel, c’est son absence de sens. Le sens a été vain­cu par K.-O. technique.

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Tomor­row tripoli

Tomor­row Tri­po­li, votre der­nier long-métrage, est un film fleuve sur la révo­lu­tion libyenne. Com­ment avez-vous vécu l’aventure de ce film, plon­gé au cœur de l’Histoire ? Quels étaient vos objec­tifs une fois le film terminé ?

Pour moi, ce film en Lybie a été une sorte d’expérience totale. En fil­mant l’incandescence de la révo­lu­tion, en pre­mière ligne, comme par exemple au moment de l’assaut contre la for­te­resse de Kadha­fi, j’ai eu le sen­ti­ment d’atteindre une sorte d’aboutissement à la fois pro­fes­sion­nel et per­son­nel. À la fin du tour­nage, le vécu était tel­le­ment puis­sant que je n’avais d’ailleurs pas vrai­ment envie de com­men­cer le mon­tage du film. À mes yeux, la seule manière accep­table de ter­mi­ner ce film, c’était de le mon­ter sur place, dans la Libye post révo­lu­tion­naire. Et je me suis donc ins­tal­lé à Tri­po­li pour plu­sieurs années. À Paris, le mon­tage n’aurait pas été pos­sible : on était trop loin des révo­lu­tions arabes, du choc qu’elles ont pu repré­sen­ter, de leurs consé­quences… Ce qui m’intéressait, c’était aus­si de faire vivre le film là-bas, puis de le mon­trer avec les Libyens dans d’autres pays arabes. Mais l’Histoire nous a rat­tra­pés. L’ampleur du désastre en Syrie a d’abord tota­le­ment écra­sé les enjeux de la révo­lu­tion en Lybie. Puis le chaos qui s’est éten­du à l’ensemble de la Libye a eu rai­son de mon sou­hait. Le groupe de révo­lu­tion­naires que j’avais sui­vi – des Libyens de Zin­tan – est entré en conflit armé avec un autre groupe d’ex-rebelles et le pays s’est embra­sé. J’ai quit­té le pays en lais­sant une par­tie de mes affaires et mon appar­te­ment. Je n’y suis pas retour­né depuis trois ans.

La manière dont les choses se sont pas­sées est assez éton­nante. En 2014, j’avais mon­té une pre­mière ver­sion du film qui durait près de cinq heures et qui était pro­gram­mée dans un fes­ti­val à Sara­je­vo. Pour assis­ter à l’avant-première, 150 ex-rebelles libyens ont alors affré­té un Air­bus et sont venus direc­te­ment à Sara­je­vo en avion ! C’était le pre­mier vol direct Tri­po­li-Sara­je­vo ! Or, trois jours après la pro­jec­tion du film, alors que les Zin­ta­nais étaient tou­jours à Sara­je­vo, leurs rivaux à Tri­po­li ont lan­cé une offen­sive géné­rale contre les autres Zin­ta­nais res­tés dans la capi­tale libyenne. Des chasses à l’homme ont com­men­cé par­tout dans la ville, l’aéroport inter­na­tio­nal flam­bant neuf a été entiè­re­ment détruit. Après un mois de com­bats, les Zin­ta­nais ont quit­té Tri­po­li et sont retour­nés dans leur petite ville aux portes du Saha­ra, comme au début de la révo­lu­tion. C’est donc exac­te­ment au moment de la pre­mière pro­jec­tion du film que la situa­tion libyenne post révo­lu­tion­naire a bas­cu­lé dans la guerre civile. Il faut savoir qu’à Sara­je­vo se trou­vaient quelques per­son­nages impor­tants de Zin­tan et notam­ment un célèbre com­man­dant. Leurs enne­mis ont-ils pro­fi­té du départ des Zin­ta­nais à Sara­je­vo pour les atta­quer ? Je n’en sais rien, mais quoi qu’il en soit, ces évé­ne­ments ont sérieu­se­ment com­pli­qué la vie du film. Je me suis retrou­vé avec un film de près de cinq heures immon­trable en Libye et dif­fi­ci­le­ment mon­trable, en l’état, en France. Contraint de reve­nir à Paris, il m’a fal­lu remon­ter le film pour le rendre plus digeste.

Autre dif­fi­cul­té, à Sara­je­vo, j’ai éga­le­ment dû faire face à la réac­tion hos­tile d’une poi­gnée de Libyens à cause de cer­tains pas­sages du film. Il y avait notam­ment une scène où l’on voyait un com­bat­tant Zin­ta­nais, au volant de son pick-up, se ser­vir de sa radio pour insul­ter les Kadha­fistes. Au moment où j’avais fil­mé la scène, tous les rebelles dans la voi­ture étaient hilares. Mais l’homme qui insul­tait les Kadha­fistes a ensuite été tué. Or à Sara­je­vo, l’un de ses frères se trou­vait dans la salle. Il n’a pas sup­por­té que je montre son frère « mar­tyr » en train de pro­fé­rer des insultes. À la fin de la pro­jec­tion, ce frère était hors de lui.

Ces déca­lages entre ceux que vous fil­mez et vous-mêmes, com­ment les gérez-vous durant le tour­nage ? Ne risquent-ils pas de remettre en ques­tion votre place ?

Lorsqu’on tourne un docu­men­taire sur des évé­ne­ments intenses comme une révo­lu­tion, le pro­blème est qu’on ne se situe pas dans la même tem­po­ra­li­té ni dans le même niveau de per­cep­tion que ceux qu’on filme. Pre­nons l’exemple de l’enterrement des pre­miers morts de Zin­tan. C’est un moment très impor­tant, his­to­rique. Quand j’apprends que les corps vont être mis en terre, il est évident que je dois fil­mer ce moment, car c’est une date clé de l’histoire de Zin­tan : le pre­mier sang ver­sé par les vil­la­geois. Mais je suis un étran­ger, je ne parle pas arabe et je ne suis pas musul­man. Alors que je m’approche du cime­tière en sui­vant la foule, plu­sieurs Zin­ta­nais me font com­prendre que je ne dois pas péné­trer dans le péri­mètre du cime­tière : la pré­sence de ma camé­ra va pro­fa­ner le lieu, je ne suis pas le bien­ve­nu, etc. Mais je passe outre ces inter­dic­tions, car je sais que si je ne filme pas ce moment his­to­rique, non seule­ment la scène man­que­ra au film, mais les Zin­ta­nais le regret­te­rons par la suite, lorsque les choses se seront apai­sées. Ils n’auront comme images his­to­riques que quelques images de piètre qua­li­té fil­mées avec leurs télé­phones (qui n’étaient pas encore en HD). Donc, je m’impose dans le cime­tière, j’enjambe les tombes et me fau­file dans une foule chauf­fée à blanc pour me rap­pro­cher le plus près pos­sible des corps.

Un pro­blème simi­laire s’est posé au moment de la mort du chef des rebelles. Griè­ve­ment bles­sé, Cheikh Mada­ni arrive ensan­glan­té à l’hôpital. Les méde­cins tentent déses­pé­ré­ment de le sau­ver. Ses hommes sont autour de lui, pani­qués. Que dois-je faire ? Attendre à l’extérieur de la chambre d’hôpital ou bien m’imposer dans la chambre et fil­mer ce moment d’agonie ter­rible, sachant que le bles­sé est à moi­tié dénu­dé ? Deux logiques s’affrontent : celle de l’instant pré­sent qui me demande de res­pec­ter la digni­té des familles, le tra­vail des méde­cins et le corps d’un mou­rant, celle de l’instant his­to­rique qui me demande de fil­mer la scène coûte que coûte pour l’histoire. Une fois de plus, j’opte pour la deuxième solu­tion. C’est un choix violent et ris­qué. J’entre donc de force dans la chambre d’hôpital et je filme fron­ta­le­ment l’agonie du chef. Cheikh Mada­ni mour­ra quelques minutes plus tard devant la camé­ra. Par expé­rience, je sais que je dois fil­mer parce que la tra­gé­die fait par­tie de l’Histoire. Elle forge la mémoire. Mais à ce moment-là, les Libyens et la famille de Cheikh Mada­ni vivent dans l’instant pré­sent. En fil­mant la mort du chef, je ne manque de res­pect ni à l’homme ni à sa famille ni aux Libyens, au contraire, je me mets au ser­vice de leur histoire.

Lors de la pro­jec­tion à Sara­je­vo, ce genre de déca­lage s’est retour­né contre moi. Le frère de l’homme fil­mé en train d’insulter les Kadha­fistes a vu la scène dans l’instant pré­sent et il ne l’a pas sup­por­té. En tant que réa­li­sa­teur, j’avais pour ma part gar­dé cette scène parce que j’y avais vu un témoi­gnage uni­ver­sel sur une révo­lu­tion. Dans toutes les guerres, toutes les révo­lu­tions, les adver­saires s’insultent, en visant en géné­ral au-des­sous de la cein­ture. J’ai des images à peu près iden­tiques en Afgha­nis­tan. Dans la salle à Sara­je­vo, à ce moment du film, beau­coup de spec­ta­teur Libyens riaient de bon cœur tout en se per­sua­dant à la fin de la pro­jec­tion que la scène était inacceptable.

En immer­sion au cœur de l’événement comme face à ceux que vous fil­mez, com­ment trou­ver la juste distance ?

Tout dépend de la situa­tion. Pla­çons-nous encore dans le cas extrême de la guerre. Comme je le disais pré­cé­dem­ment, je sais que je ne suis pas à la hau­teur de l’événement, que l’événement me dépasse. Je ne suis pas pré­pa­ré à un tel déchai­ne­ment de vio­lence. Les situa­tions que je vis sont très au-delà de ma capa­ci­té de juge­ment. En plus, je ne sais pas com­ment elles vont évo­luer. Or face à ces réa­li­tés mou­vantes, incer­taines, chao­tiques, déme­su­rées, je dois prendre des déci­sions sur le champ. Ai-je le droit de fil­mer ou pas ? Ai-je le droit de fil­mer le corps déchi­que­té d’un jeune rebelle ago­ni­sant près de sa voi­ture ? Comme je n’en sais rien et que la situa­tion me dépasse, je filme. Je pour­rai tou­jours déci­der plus tard au moment du mon­tage, à un moment où il sera plus facile d’évaluer le poids et l’éthique des images. Il faut aus­si avoir à l’esprit que puisqu’on ne sait pas com­ment la situa­tion va évo­luer et que cer­taines images qui paraissent cho­quantes aujourd’hui peuvent acqué­rir une valeur fon­da­men­tale demain, il ne faut pas s’interdire de fil­mer. Il y a des excep­tions, des situa­tions où je sens que je ne peux pas fil­mer, parce que je vais mettre en dan­ger la per­sonne fil­mée par exemple. Mais en géné­ral je ne m’interdis pas de fil­mer. Je peux ne pas être à l’aise, mais je filme quand même. Au sud Sou­dan, quand je fil­mais les Din­kas qui mou­raient de famine au pied des arbres (Sous les arbres d’Ajiep), j’étais quelque part un salaud. De quel droit, moi, l’homme blanc, je pou­vais fil­mer tous ces mou­rants ? En même temps, j’étais venu avec ma camé­ra pour fil­mer une famine. Donc, je ne vou­lais pas jouer la fausse pudeur, et je fil­mais tout ce que je voyais. Je pré­fé­rai en quelque sorte être un salaud qu’un hypo­crite. Les images que je fil­mais me dépas­saient com­plè­te­ment, et parce que j’étais conscient qu’elles me dépas­saient, je les fil­mais. Je me sou­viens d’un moment où j’hésitais à fil­mer un enfant sque­let­tique par­mi d’autres enfants. Subi­te­ment, je décide de fil­mer son visage. Je suis à quelques pas. Je pointe ma camé­ra vers lui. C’est un geste très violent, obs­cène. Et c’est alors que cet enfant sque­let­tique, en s’apercevant que je le filme, lui, se met à me sou­rire d’un sou­rire appuyé. Il sou­rit à la camé­ra comme n’importe quel autre enfant alors qu’il porte le masque de la mort. L’enfant n’est pas du tout cho­qué par la camé­ra ou par mon com­por­te­ment d’homme blanc, il me sou­rit ! Quelle est alors la bonne dis­tance ? Est-ce que je suis capable de juger de cette bonne dis­tance ? Je ne crois pas. C’est le sou­rire de l’enfant qui me met à la bonne dis­tance. Mais pour que l’enfant me sou­rit, il fal­lait que je pointe ma camé­ra vers lui, que j’ose trans­gres­ser ma mau­vaise conscience. La situa­tion me dépas­sait, la ques­tion me dépas­sait, la réponse de l’enfant me dépassait.

Trou­ver la juste dis­tance, en ce qui me concerne, c’est aus­si prendre des risques, les mêmes risques par­fois que ceux que je filme. Prendre des risques m’apaise et m’autorise à rac­cour­cir la dis­tance. Parce que j’ai pris cer­tains risques, alors j’ai carte blanche, alors j’ai le droit de m’approcher et de cas­ser la dis­tance, alors je suis légi­time. La mort du chef, j’ai le droit de la fil­mer parce que moi aus­si j’ai ris­qué ma vie pour arri­ver là. Au nom de quoi m’interdirait-on de fil­mer ? Cette prise de risque, je ne la reven­dique pas haut et fort. C’est un pacte impli­cite. La valeur de ce pacte est d’ailleurs très facile à véri­fier. À mon arri­vée en Libye, j’étais sus­pect aux yeux des vil­la­geois et il m’était dif­fi­cile de fil­mer cer­taines scènes. Au bout de quelques mois, les vil­la­geois venaient me cher­cher pour que je vienne fil­mer, ils m’avaient adop­té parce que je par­ta­geais leurs risques. La condi­tion pour être bien avec ma conscience, c’est de par­ta­ger les risques. C’est cela qui me donne le droit de fil­mer. Si tu as par­ti­ci­pé à la bataille, tu as droit au butin. Mon butin, c’est en quelque sorte mes images. J’ai le droit de piller l’histoire des hommes et d’en faire des images parce que je les filme dans la bataille.

Quel est votre pro­chain film ?

Je ne veux pas en dire trop. C’est un film qui mélange l’univers de l’intelligence arti­fi­cielle et celui de la guerre. Même si c’est dif­fi­cile à accep­ter et que cela peut paraître cho­quant, j’ai l’impression que tous les évé­ne­ments que j’ai pu fil­mer sont déri­soires face à cer­taines évo­lu­tions de notre monde. L’histoire ne s’écrit pas ou plus dans des évé­ne­ments « clas­siques ». Mon pro­chain film fera le trait d’union entre ces deux niveaux de réalités.

 

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