Pour Mario

Par Chris Marker, 22 juillet 2005

Hom­mage à Mario Mar­ret avec qui Chris Mar­ker réa­lise le film À bien­tôt, j’es­père , film fon­da­teur des groupes Med­ved­kine de Besançon

Un jour, Mario Mar­ret et René Vau­tier étaient juchés quelque part pour fil­mer une manif — à Alger, je crois. Au bout d’un moment, l’un dit à l’autre “Je n’ai plus de pel­li­cule.” Et l’autre dit à l’un “Tu es com­mu­niste ? Alors tourne!” J’ai­mais bien cette his­toire. Outre ce qu’elle révé­lait de mes deux cama­rades, je lui trou­vais un sens méta­pho­rique. Il m’a­vait sem­blé quel­que­fois obser­ver que les com­mu­nistes tour­naient avec bra­voure et éner­gie la mani­velle de l’histoire sur un appa­reil où quel­qu’un avait oublié de mettre du film.

En ces temps anciens, la soli­di­té de la struc­ture com­mu­niste pou­vait ser­vir à étayer les forces défaillantes, ou bien à cana­li­ser les forces débor­dantes. Mario appar­te­nait évi­dem­ment à la seconde caté­go­rie. Indis­ci­pli­né de nature, il avait trou­vé dans le par­ti, sur lequel il posait d’ailleurs un regard par­fai­te­ment lucide, l’en­ca­dre­ment qui lui per­met­tait, pen­sait-il, d’u­ti­li­ser son goût de l’ac­tion à autre chose qu’une impré­ca­tion per­pé­tuelle. Ce goût de l’ac­tion avait été très tôt mis à l’é­preuve. Radio clan­des­tin pen­dant la guerre, à une époque où le temps de vie moyen de ces spé­cia­listes était de trois mois, on aurait pu attri­buer à la chance le fait qu’il en soit sor­ti vivant, à cela près que sa sor­tie s’é­tait effec­tuée d’une façon pour le moins inha­bi­tuelle : après avoir subi la Ges­ta­po et la bai­gnoire, il avait “retour­né” les deux types de l’Abwehr qui l’in­ter­ro­geaient, en se fai­sant pas­ser d’a­bord pour un impor­tant agent amé­ri­cain (le fait qu’il n’eût aucun accent et ne par­lât pas l’an­glais aurait pu dis­sua­der un autre, lui avait sim­ple­ment affir­mé d’un ton sans réplique qu’il était cana­dien), ensuite en jouant de cette impor­tance, confor­tée par un réseau effi­cace, pour se faire libé­rer par ses propres gar­diens, en échange de leur future impu­ni­té. l’a­près-guerre l’a­vait trou­vé chez les pingouins.

En fait, les man­chots empe­reurs, mais nous vivons dans un pays où on appelle pin­gouins les man­chots, cha­meaux les dro­ma­daires et kan­gou­rous les wal­la­bies, il faut s’y faire. C’est de leur nom savant, Apte­no­dytes Fors­te­ri, qu’il avait bap­ti­sé son pre­mier film, réa­li­sé au cœur de l’ex­pé­di­tion polaire de Paul-Emile Vic­tor et pré­sen­té à Cannes en 1954. À cette occa­sion, sa mère qui refu­sait de mettre les pieds au palais des Fes­ti­vals (“ce n’est pas un endroit pour nous” — inutile d’en­sei­gner à Mario la lutte de classes, il l’a­vait trou­vée toute faite en nais­sant) lui révé­la ses dons d’ob­ser­va­tion et de pro­phé­tie. Regar­dant, du banc sur la Croi­sette où ils étaient assis tous les deux, Coc­teau et les jurés des­cendre les marches, elle s’écria “Ça y est, tu as le prix ! – Mais Maman, com­ment sais-tu ? — Regarde, ils ont tous l’air de pin­gouins!” Et c’é­tait vrai : “prix du film de nature, caté­go­rie court-métrage”. Après un tel bap­tême, le pin­gouin allait évi­dem­ment entrer dans la famille, et j’ai de beaux sou­ve­nirs liés au spé­ci­men empaillé qui trô­na quelque temps dans ma salle de montage.

C’est par le ciné­ma que j’a­vais connu Mario. Et par la cen­sure. Resnais et moi savions ce qu’il en coû­tait de trai­ter les sujets tabous de l’époque : dix ans d’in­ter­dic­tion pour Les sta­tues meurent aus­si. J’a­vais réci­di­vé avec Cuba Si. La cen­sure aus­si. Et c’est pour m’être sor­ti assez bien d’un amu­sant mano à mano avec M. Pey­ref­fitte, ministre de l’Information, que Le Joli Mai ne s’é­tait pas vu ampu­té d’un bon tiers.

Bien natu­rel de cher­cher le contact avec d’autres cas pen­dables : Vau­tier avec Afrique 50, Mar­ret avec ses films sur le PAIGC, le mou­ve­ment de libé­ra­tion de Gui­née-Bis­sau. On pou­vait assis­ter, en ces années cin­quante, à des scènes comme celle-ci : un com­mis­saire de police se poin­tant dans une salle pri­vée, louée pour une pro­jec­tion pri­vée, et repar­tant avec sous le bras les bobines d’un court-métrage réa­li­sé par Mario que la cen­sure n’a­vait pas visé. Ce qui arri­va, je crois, à tous ses films. Ça créait des liens.

En même temps je lui repro­chais l’impersonnalité de ses films. Mario était un conteur extra­or­di­naire, il fai­sait vivre comme un griot les acteurs de cet épi­sode peu banal des guerres colo­niales qui allait trans­for­mer l’ar­mée por­tu­gaise en fer de lance d’une ten­ta­tive de révo­lu­tion dans son propre pays (iden­ti­fi­ca­tion, extra­po­la­tion ? De même que lui avait retour­né ses deux Teu­tons, ses copains retour­naient toute une armée..). Et la tona­li­té de ces films pas­sion­nants par ce qu’ils mon­traient de la lutte était celle d’un tract de la CGT, langue de bois du com­men­taire incluse. Là-des­sus il était très ferme : “C’est leur film, pas le mien, je dois rendre compte, c’est tout, je n’ai pas à par­ler à leur place”. Cette façon bien sovié­tique de “mettre le pied sur la gorge de sa propre chan­son n’é­tait que le signe le plus lisible de tout ce qui nous sépa­rait. J’a­vais des com­mu­nistes une assez bonne connais­sance pra­tique, ayant eu toutes les occa­sions de res­pec­ter leur cou­rage, d’ad­mi­rer leur sens de l’or­ga­ni­sa­tion et de haïr leur pen­sée binaire.

Sur l’URSS je n’a­vais pas d’illu­sions à perdre, la lec­ture de Vic­tor Serge, de Sou­va­rine et de Charles Plis­nier (curieu­se­ment oublié, celui-là, qui dès 1937 avec Faux Pas­se­ports appor­tait une lec­ture impa­rable des pro­cès de Mos­cou) m’a­vait pré­pa­ré à tous les témoi­gnages récol­tés par la suite. Mais je ne m’en tenais pas à cette écoute mono­pho­nique. Tout au long de ma vie j’a­vais croi­sé des mili­tants com­mu­nistes dont la qua­li­té humaine ne pou­vait être mise en ques­tion, et leur aveu­gle­ment envers l’URSS ou les méthodes pro­pre­ment mafieuses de leur par­ti me parais­sait rele­ver davan­tage des mys­tères de la bio­lo­gie que d’un juge­ment moral.

J’a­vais déve­lop­pé vers 1945 un pes­si­misme his­to­rique abso­lu (lequel m’a valu par la suite pas mal de bonnes sur­prises, tan­dis que mes amis opti­mistes allaient de décep­tion en décep­tion) mais je n’a­vais aucune envie de l’im­po­ser aux autres, encore moins d’en faire un fonds de com­merce. Ces ren­contres, qui allaient du mili­tant ano­nyme à Joris Ivens, Kurt Stern ou Mario Mar­ret, avaient au moins le mérite d’ap­por­ter une note concrète à l’ir­ri­tante ques­tion qui anime pério­di­que­ment les salles de rédac­tion, et qui consiste à éta­blir le signe “égale” entre les deux monstres tota­li­taires du XXe siècle. Cette équi­va­lence entre nazisme et sta­li­nisme, confor­tée au plan his­to­rique par mille traits irré­fu­tables, achop­pait au modeste niveau de l’in­di­vi­du, car là elle ne fonc­tion­nait qu’à sens unique. Il n’était pas dif­fi­cile de trou­ver un clone com­mu­niste à tel ou tel fas­ciste (Sta­line, avec son sens de l’hu­mour bien par­ti­cu­lier, en jouait lui-même quand il pré­sen­tait Beria à Rib­ben­trop : “Notre Himm­ler…”) mais la réci­proque n’é­tait pas vraie. Un Maia­kovs­ki nazi, un Med­ved­kine nazi, un lvens nazi, un Mario nazi, ça n’exis­tait tout sim­ple­ment pas.

Tout ceci pour dire qu’il n’y eut rien d’é­ton­nant à nous voir, Mario et moi, cha­cun sachant par­fai­te­ment à quoi s’en tenir sur l’autre, éta­blir une véri­table com­pli­ci­té de tra­vail dès le début de l’a­ven­ture. Je crois pou­voir dire que nous fai­sions une bonne équipe. Un cer­tain goût de l’ef­fi­ca­ci­té, l’ap­pren­tis­sage en d’autres temps que les occa­sions d’a­gir sont trop brèves et incer­taines pour les encom­brer de pré­cau­tions ont sûre­ment joué dans notre alliance. Une brèche se pré­sen­tait, on fon­çait. Et une brèche de taille fut celle qu’ou­vrit, au prin­temps 1967, la “grande grève” de la Rho­dia. Ce qui suit pour­rait s’intituler “com­ment un bol de café peut chan­ger la des­ti­née de beau­coup de gens”.

J’é­tais en rap­port épis­to­laire depuis un cer­tain temps avec le CCPPO, centre de culture popu­laire d’un quar­tier de Besan­çon, qu’un for­mi­dable couple d’enseignants, René et Miche­line Ber­choud, por­tait à bout de bras (Miche­line écri­rait plus tard un récit excep­tion­nel­le­ment juste et vivant de toute l’ex­pé­rience à venir). Un matin de mars 1967 je reçus une lettre d’eux : les ouvriers de la Rho­dia­ce­ta, l’u­sine dépen­dant de Rhône-Pou­lenc qui était le pôle indus­triel et social du quar­tier, venaient de se mettre en grève, avec occu­pa­tion (une pre­mière depuis 36). Le CCPPO s’oc­cu­pait évi­dem­ment de l’a­ni­ma­tion cultu­relle. Est-ce que je pour­rais envoyer des films 16mm, et pour­quoi pas les appor­ter moi-même et voir ce qui se pas­sait ? Bon, la situa­tion était la sui­vante — au plan du macro­cosme, j’é­tais en plein mon­tage de Loin du Viet­nam, film col­lec­tif, entre­prise com­pli­quée et res­pon­sa­bi­li­té assez écra­sante — au plan du micro­cosme, je n’a­vais pas encore pris mon café. Au car­re­four de ces deux plans ma pre­mière réac­tion fut “dom­mage que je sois embar­qué dans ce mon­tage, tout ça m’a l’air bien inté­res­sant” et je ne pen­sai plus qu’au moyen de leur faire par­ve­nir quelques films gla­nés chez des pro­duc­teurs amis. Sur quoi je bus le fameux café, et mes pen­sées chan­gèrent du tout au tout : Besan­çon, ce n’é­tait pas le Gobi, quelques heures de voi­ture au plus, Antoine Bon­fan­ti mon fidèle ingé­nieur du son et ami avait une DS assez spa­cieuse pour conte­nir un cer­tain nombre de copies de films, la tour­née des pro­duc­teurs pou­vait tenir dans la mati­née, pour­quoi ne pas ten­ter le coup ? Nous ten­tâmes, et ce fut le pre­mier pas vers À bien­tôt j’es­père, les groupes Med­ved­kine, tout ce qui accom­pa­gne­rait, orien­te­rait, sin­gu­la­ri­se­rait l’a­ven­ture Slon, plus tard 1skra.

Mais il y eut d’a­bord le compte-ren­du publié dans le Nou­vel Obser­va­teur du 22 mars 67. Je me conten­tais d’y rap­por­ter l’es­sen­tiel des pro­pos enre­gis­trés, accom­pa­gné des pho­tos de Michèle Bou­der qui avait été du voyage, et pré­cé­dé d’une courte intro­duc­tion : “Tout d’a­bord, la des­crip­tion d’une condi­tion ouvrière dont la réa­li­té vient contre­dire les grands mythes contem­po­rains concer­nant la socié­té de consom­ma­tion, l’abondance, la dis­pa­ri­tion des bar­rières de classe. Si l’ac­cent porte d’avantage sur l’é­pui­se­ment ner­veux que sur la faim, sur la misère cultu­relle que sur la misère phy­sio­lo­gique, l’a­cui­té des besoins insa­tis­faits et l’in­ten­si­té de la misère sont dénon­cés avec la même force qu’au siècle dernier.

En ces temps de “fin de la lutte des classes” et de “dépas­se­ment du mar­xisme”, on entend ces ouvriers défi­nir au pas­sage toutes les alié­na­tions, les dimen­sions nou­velles de la pau­pé­ri­sa­tion, la néces­si­té de la soli­da­ri­té ouvrière et de l’internationalisme.

Enfin et sur­tout, il est frap­pant de voir à quel point ces ouvriers relient la reven­di­ca­tion éco­no­mique immé­diate à une mise en cause fon­da­men­tale de la condi­tion ouvrière et de la socié­té capi­ta­liste : la digni­té ouvrière, le sens de la vie et du tra­vail sont mis en avant dans la plu­part des inter­ven­tions. Il ne s’agit donc pas pour ces hommes de négo­cier, à l’a­mé­ri­caine, leur inté­gra­tion dans la “socié­té du bien-être”, mais de contes­ter cette socié­té même et les biens de com­pen­sa­tion qu’elle leur offre. Le mythe de l’in­té­gra­tion de la classe ouvrière par l’au­to­mo­bile, la machine à laver et les porte-clefs vole en éclats et l’on est sai­si par l’é­vi­dence que, avec toutes les dif­fé­rences que l’on vou­dra, la révo­lu­tion reste une idée aus­si vivante dans la France de 1967 qu’à l’époque de l’enquête de Vil­ler­mé.” Pas besoin d’être diplô­mé de socio­lo­gie pour trou­ver dans cet état des lieux l’es­sen­tiel, un an à l’a­vance, de la thé­ma­tique de Mai 68 — au moins sur son ver­sant ouvrier, le ver­sant étu­diant ne m’ayant, je l’a­voue, jamais passionné.

Mario lut et relut ces témoi­gnages. De toute évi­dence quelque chose était en train de bouillon­ner là-dedans, qui se rat­ta­chait à ses racines les plus pro­fondes. Je n’eus même pas à lui pro­po­ser d’être du voyage sui­vant, cela allait de soi, et à par­tir de là il fut de tous les voyages, de tous les tour­nages. Il mar­qua de sa per­son­na­li­té hors du com­mun les rap­ports sin­gu­liers qui s’é­ta­blis­saient entre cinéastes, mili­tants ouvriers et pro­los de base. Il y mit son éner­gie, son expé­rience et, ingré­dient non négli­geable, sa for­mi­dable drô­le­rie. C’est à lui qu’on doit, à tra­vers À bien­tôt j’es­père, cette ambiance de par­faite éga­li­té entre fil­meurs et fil­més que je n’au­rais sûre­ment pas été capable d’é­ta­blir à moi seul, et qui nous valut l’hon­neur d’un com­men­taire per­son­nel du géné­ral de Gaulle (lequel appa­rem­ment pas­sait son temps à regar­der la télé­vi­sion) “Qu’est-ce que c’est que ces jour­na­listes qui tutoient les ouvriers?”

Main­te­nant une ques­tion se pose. Cette reven­di­ca­tion ouvrière fon­da­men­tale qui s’ex­pri­mait à la Rho­dia était, en dépit des appar­te­nances tra­di­tion­nelles, PC et CGT en tête (d’ailleurs en per­pé­tuelle bis­bille avec la CFDT), pro­fon­dé­ment liber­taire. C’est celle-là même qui serait conti­nuel­le­ment impi­toya­ble­ment com­bat­tue par le PCF tout au long de mai, et long­temps encore. Elle s’inscrivait dans un trem­ble­ment de terre qui avec des formes bien dif­fé­rentes allait tou­cher à l’es­sen­tiel du dogme, à savoir la pré­émi­nence abso­lue du Par­ti. Révo­lu­tion cultu­relle en Chine, foquis­mo (sub­sti­tu­tion de la direc­tion mili­taire de la gue­rilla à la direc­tion poli­tique) du Che, rup­ture de Fidel Cas­tro avec tous les par­tis com­mu­nistes d’A­mé­rique Latine, émer­gence du “Mou­ve­ment” aux Etats-Unis, tous ces ensembles avaient au moins un point de recou­pe­ment : les com­mu­nistes n’in­car­naient plus la seule alter­na­tive à l’ordre ancien. Com­ment Mario, fidèle entre les fidèles, pou­vait-il se jeter là-dedans avec tant d’en­thou­siasme ? Je risque une interprétation.

J’ai dit qu’il était par­fai­te­ment lucide à l’égard du PC. Il en connais­sait toute l’histoire, et dans nos dis­cus­sions, quel­que­fois épiques, je n’a­vais vrai­ment rien à lui apprendre. La dif­fé­rence, c’est qu’il comp­tait sur le temps pour balayer les sco­ries du pas­sé, et ame­ner l’a­vè­ne­ment d’une socié­té plus juste, dont les anciens crimes auraient été le prix – chè­re­ment payé, il l’ac­cor­dait. Il fai­sait là preuve d’un ouvrié­risme pour lequel on serait ten­té d’employer le mot qui lui conve­nait le moins, celui de naï­ve­té. Pour lui la classe ouvrière dans son ensemble était dotée d’une mis­sion escha­to­lo­gique. Un jour il me disait, à pro­pos de je ne sais quel pro­blème qui s’é­tait posé à un de nos groupes “T’in­quiète. ils résou­dront ça, puis­qu’ils résou­dront tout”, C’é­tait la vul­gate mar­xiste, mais la plu­part des com­mu­nistes ne la livraient que du bout des lèvres, sans trop y croire ou au moins sans y don­ner un conte­nu trop pré­cis. Lui y croyait tota­le­ment. Et sans doute voyait-il dans le bou­le­ver­se­ment des Six­ties les pro­lé­go­mènes d’un mou­ve­ment des masses que le Par­ti, tou­jours à l’écoute du peuple, comme on sait, allait sai­sir, accom­pa­gner et conduire jus­qu’à la vic­toire finale. Avec cer­tains de ses cama­rades, il avait pris au moment de la guerre d’Al­gé­rie des posi­tions (accom­pa­gnées d’ac­tions, comme tou­jours chez lui) très en avance par rap­port aux pru­dences de la direc­tion, et il en gar­dait quelque amer­tume. “C’est tout de même bête à ce moment-là d’a­voir man­qué le ren­dez-vous, tan­dis que main­te­nant on est en plein dedans, avec tout ça…”.

Tout ça, c’é­tait la Rho­dia, les gué­rillas, l’A­frique, Amil­car Cabral, le Che, Fidel (pas les Chi­nois tout de même, il n’é­tait pas idiot). Cuba, car­re­four à ce moment-là de tous les mou­ve­ments de libé­ra­tion, comp­tait énor­mé­ment pour lui, il s’y ren­dait sou­vent (c’é­tait “Dja­kar­ta” dans notre code intime). La suite des évé­ne­ments épouse tel­le­ment bien l’his­toire de ses rap­ports avec le reste du groupe qu’il est ten­tant de voir là, encore, au moins une métaphore.

Que l’on me com­prenne : je ne cherche pas à faire de deux four­mis soli­taires, comme dit Pound, les sym­boles des forces qui se jouaient à ce moment-là à tra­vers le monde. Mais si je ne suis guère freu­dien je serais volon­tiers jun­gien, je crois aux incons­cients col­lec­tifs, je suis per­sua­dé que les grands cou­rants qui par­fois secouent la pla­nète ont leurs échos dans les des­ti­nées indi­vi­duelles. Les Japo­nais ont le ki, qui est quelque chose dans l’air, qui fait que quelque chose est pos­sible, puis ne l’est plus, et c’est ain­si, et il ne faut accu­ser personne.

La grande majo­ri­té des Cubains venus écou­ter Fidel Cas­tro le 23 août 1968 étaient per­sua­dés qu’ils allaient entendre l’an­nonce de la rup­ture défi­ni­tive avec l’URSS. On semble l’a­voir oublié aujourd’­hui, mais à l’é­poque elle était déjà bien enta­mée. Depuis quelque temps Cuba incar­nait toutes les héré­sies réper­to­riées au caté­chisme sovié­tique. Un signe qui ne trompe pas : le nom de Cuba n’ap­pa­rais­sait plus jamais dans l’Huma (les his­to­riens de l’a­ve­nir auront ain­si un truc tout simple pour dater le début et la fin de l’hérésie). Et les pre­miers mots du Coman­dante n’é­taient pas de nature à sug­gé­rer une autre conclu­sion : « Cer­taines choses que nous allons dire… vont être en contra­dic­tion avec nos inté­rêts… d’autres encore consti­tue­ront un risque sérieux pour notre pays… » L’i­dée de la rup­ture était en sus­pens, sou­hai­tée et crainte à la fois. Puis venait l’a­na­lyse. « La déci­sion prise en Tché­co­slo­va­quie s’ex­plique d’un point de vue poli­tique, pas d’un point de vue légal, car en fait de léga­li­té elle n’en a fran­che­ment aucune ! » Vlan ! Il en rajou­tait encore une couche en défi­nis­sant “cette situa­tion qui en rap­pelle d’autres, plus anciennes” — évo­quer l’oc­cu­pa­tion alle­mande à pro­pos de l’oc­cu­pa­tion de la Tché­co­slo­va­quie par les “forces du pacte de Var­so­vie” c’é­tait tout de même gon­flé. Et 1à-des­sus vint le coup de grâce, mais por­té à l’en­vers : « Le camp socia­liste pou­vait-il per­mettre le déve­lop­pe­ment d’une situa­tion qui condui­sait au déta­che­ment d’un pays socia­liste ? À notre avis il ne peut pas le per­mettre… » Et le rideau retom­ba. Le moment du ki révo­lu­tion­naire était pas­sé, ce qui avait été pos­sible ne l’é­tait plus, la fin de la récréa­tion était sif­flée, cha­cun allait main­te­nant retrou­ver ses marques et reprendre son chemin.

C’é­tait août 68, le moment des reflux, des replie­ments, des remises en ordre. Je ne fus pas éton­né de la déci­sion de Mario de créer un groupe de créa­tion ciné­ma­to­gra­phique paral­lèle, pas tel­le­ment dif­fé­rent de nos bri­co­lages pas­sés, mais lié au par­ti com­mu­niste. On a par­lé de rup­ture, de désac­cords, c’é­tait réduire un vrai moment his­to­rique à de médiocres ques­tions de per­sonnes. J’ai même lu sous la plume d’un de nos cama­rades quelque chose (je n’ai pas le texte sous les yeux) qui reve­nait à peu près à ‘deux cro­co­diles dans le même mari­got”. À mon avis il n’y eut ni cro­co­diles ni mari­got. Il y eut un moment par­ti­cu­lier, et défi­ni dans le temps, où la pas­sion de don­ner forme à ce qui était encore à inven­ter ‑l’émergence d’un ciné­ma lié concrè­te­ment à la condi­tion ouvrière- avait le pas sur tout le reste. Ce ne fut pas tou­jours idyl­lique. On sait qu’ À bien­tôt j’es­père dans un pre­mier temps fut reje­té vio­lem­ment par ses des­ti­na­taires, avant de rede­ve­nir le signe d’un com­men­ce­ment par­ta­gé. Il y eut force engueu­lades, on ne se fai­sait pas de cadeaux, et c’é­tait très bien ain­si. Les groupes Med­ved­kine naquirent de là, vécurent leur vie, furent cros­sés dans la bonne tra­di­tion par un PC qui ne com­pre­nait tou­jours rien (le hasard fit que j’eus l’oc­ca­sion d’en par­ler un jour avec Roland Leroy : “C’est tout de même dom­mage, l’ar­rêt de cette expé­rience prometteuse…Tout ça parce que ces jeunes étaient un peu, euh… gau­chistes?” Je lui fis remar­quer que de là où il était, il était bien pla­cé pour redon­ner leur chance aux expé­riences pro­met­teuses, il eut un grand geste las. Il était tout à sa gué­guerre avec le sinistre Mar­chais.) Les “Med­ved­kine” sur­vé­curent, et bien. Quand je les retrou­vai beau­coup plus tard je fus éton­né moi-même de ce que cette période leur avait appor­té. 1ls avaient tous quit­té le PC. Peut-être Mario ne se serait-il pas vrai­ment réjoui des résul­tats à long terme de notre travail.

Je me suis sou­vent deman­dé com­ment, der­rière la façade de son retour osten­sible à l’or­tho­doxie du par­ti, il avait vécu ce qui devait avoir été pour lui une insup­por­table déchi­rure. « Tan­dis que main­te­nant avec tout ça… » Tout ça était mort, et la for­te­resse qui avait ser­vi de refuge aux sur­vi­vants allait s’ef­fon­drer à son tour. Il s’é­tait petit à petit éloi­gné du ciné­ma, et avait trou­vé un nou­vel exu­toire à son désir d’in­ter­ven­tion : la psy­cha­na­lyse. Il exer­çait dans le Midi, et je riais en pen­sant qu’il avait ain­si don­né un visage, à tour de rôle, aux deux seuls conseils que je me sois jamais per­mis de don­ner aux jeunes gens qui m’en deman­daient : “N’en­trez jamais au par­ti com­mu­niste.. N’al­lez jamais voir un psy…”. Je me sou­ve­nais aus­si qu’il avait entre­pris de construire un bateau, tout seul (il savait tout faire, pas­ser de radio à camé­ra­man en démon­tant et remon­tant une camé­ra à l’époque des expé­di­tions polaires ne lui avait posé aucun pro­blème) au som­met d’une col­line, qu’il comp­tait bien un jour l’a­me­ner jus­qu’au rivage, et alors. “Le bateau de la liber­té” disait-il. Je pen­sais sou­vent à lui. Dieu sait que nous nous étions accro­chés à pro­pos de beau­coup de choses, et d’a­bord de son “Par­ti”, mais… je me sen­tais plus proche de ce type, j’a­vais pour lui plus de res­pect et d’a­mi­tié qu’en­vers d’autres avec qui j’é­tais théo­ri­que­ment d’ac­cord. En tout cas, sans sa pré­sence et sa forme de génie, l’a­ven­ture Medvedkine/Slon n’au­rait pas été ce qu’elle a été, ou peut-être sim­ple­ment n’au­rait pas été.

Je l’ai revu une fois, dans son Midi psy­cha­na­ly­tique. À un moment, en bouf­fon­nant, mais de cette bouf­fon­ne­rie par laquelle on masque les véri­tés qui fusent, il me dit “tu vois, je suis laca­nien comme j’ai été sta­li­nien” — remarque qui en disait long sur lui, sur Sta­line, mais aus­si sur Lacan. Ensuite je n’ai plus eu de nou­velles, on m’a dit que durant les der­nières années il était cou­pé du monde, volon­tai­re­ment, invo­lon­tai­re­ment, je ne sais pas, je n’ai pas à savoir, je me sou­viens de lui comme d’un mensch, ce qu’on ne peut pas dire de tous les acteurs de cette période agi­tée. Je me demande si le bateau de la liber­té est des­cen­du de sa colline.

Peut-être y est-il tou­jours, mais avec le réchauf­fe­ment de la pla­nète, il est bien pos­sible qu’un jour la mer vienne jus­qu’à lui.