Première déclaration du groupe Cine Liberación

Par Fernando E. Solanas & Octavio Getino, 1968

Extrait de l’ou­vrage “Cine, cultu­ra y des­co­lo­ni­za­ción”, Fer­nan­do E. Sola­nas et Octa­vio Geti­no, Siglo XXI, Bue­nos Aires, 1973.

Source du docu­ment / tra­duit par­ZIN TV

“La hora de los hor­nos” (L’heure des Bra­siers) Film Argen­tin réa­li­sé en 1968, un chef d’oeuvre, monu­men­tal – à la fois grand film poli­tique, épo­pée lyrique et mani­feste. L’heure des bra­siers s’articule en trois volets : Néo­co­lo­nia­lisme et vio­lence (libé­ra­tion de l ’Argen­tine et sa pro­blé­ma­tique de dépen­dance éco­no­mique par rap­port à l ’étran­ger), Chro­nique du péro­nisme (prise de conscience pro­gres­sive de cette situa­tion par le peuple, puis l ’arri­vée des mili­taires) et Vio­lence et libé­ra­tion (com­po­sé de témoi­gnages de com­bat­tants et de repor­tages sur la rébellion).

Ce mani­feste révo­lu­tion­naire d ’une durée de plus de 4 heures fut réa­li­sé clan­des­ti­ne­ment entre 1966 et 1968, en 16mm et sans son syn­chrone par le Groupe Ciné Libé­ra­tion. Il a été dif­fu­sé uni­que­ment dans les cir­cuits paral­lèles, à cause de la cen­sure et par choix : le groupe Ciné Libé­ra­tion appar­te­nait au « Ter­cer Ciné », comme l ’explique le Ciné­ma Novo bré­si­lien. Octo­vio Geti­no, un des co-fon­da­teurs du groupe :

« Le troi­sième ciné­ma fut une sorte de concep­tua­li­sa­tion afin de se démar­quer du pre­mier ciné­ma, hol­ly­woo­dien, indus­triel et com­mer­cial. Le deuxième ciné­ma, appe­lée aus­si ciné­ma d ’auteur, car il échap­pait un peu aux inten­tions de l ’indus­trie, essayait de res­pec­ter l ’esthé­tique et les idées d ’auteurs ori­gi­naires aus­si bien d ’Europe que d’Argentine. Et puis nous avons envi­sa­gé une troi­sième caté­go­rie, un troi­sième ciné­ma d’une teneur plus enga­gée, d’avantage au coeur des pro­ces­sus sociaux et poli­tiques de l’époque. Un ciné­ma qui ne se restrei­gnait pas uni­que­ment à la dénon­cia­tion des cir­cons­tances de vie, mais contri­bua à pro­po­ser et à orien­ter cer­taines dyna­miques sociales et cultu­relles afin de concré­ti­ser un chan­ge­ment que l’on trou­vait nécessaire”.

Cette décla­ra­tion a accom­pa­gné les pre­mières pré­sen­ta­tions du film de “L’heure des brasiers”.

Le peuple d’un pays néo­co­lo­ni­sé comme le nôtre ne pos­sède pas la terre sur laquelle il marche, ni les idées qui l’en­tourent ; il ne pos­sède pas la culture domi­nante ; au contraire, il en souffre. Elle ne pos­sède que sa conscience natio­nale, sa capa­ci­té de sub­ver­sion. La rébel­lion dans sa plus grande mani­fes­ta­tion de culture. Le seul rôle valable qui convient à l’in­tel­lec­tuel, à l’ar­tiste, dans son incor­po­ra­tion à cette rébel­lion en en témoi­gnant et en l’approfondissant.

Contrai­re­ment aux grandes nations, dans nos pays, l’in­for­ma­tion n’existe pas. Il existe une pseu­do-infor­ma­tion selon laquelle le néo­co­lo­nia­lisme par­vient habi­le­ment à cacher sa propre réa­li­té au peuple et à nier ain­si son exis­tence. Pro­vo­quer l’in­for­ma­tion, déclen­cher des témoi­gnages qui conduisent à la décou­verte de notre réa­li­té, revêt objec­ti­ve­ment en Amé­rique latine une impor­tance révolutionnaire.

Un ciné­ma qui naît et sert les luttes anti-impé­ria­listes n’est pas des­ti­né aux spec­ta­teurs, mais sur­tout aux for­mi­dables acteurs de cette grande révo­lu­tion conti­nen­tale. Il n’est des­ti­né à être utile que dans la lutte contre l’op­pres­seur. Elle sera donc, comme la véri­té natio­nale, sub­ver­sive. Elle n’at­tein­dra que de petits noyaux d’ac­ti­vistes et de com­bat­tants et ce n’est qu’à tra­vers eux et à par­tir d’eux qu’elle pour­ra trans­cen­der les couches plus impor­tantes. Son esthé­tique vient des besoins de ce com­bat et aus­si des pos­si­bi­li­tés inépui­sables que ce com­bat lui offre.

En Amé­rique latine, il n’y a pas de place pour l’at­tente ou l’in­no­cence. Les deux ne sont que des formes de com­pli­ci­té avec l’im­pé­ria­lisme. Toute acti­vi­té intel­lec­tuelle qui ne sert pas la lutte pour la libé­ra­tion natio­nale sera faci­le­ment diri­gée par l’op­pres­seur et absor­bée par le grand cloaque qu’est la culture du système.

Notre enga­ge­ment en tant qu’­hommes de ciné­ma et en tant qu’in­di­vi­dus d’un pays indé­pen­dant n’est ni à la culture uni­ver­selle, ni à l’art, ni à l’homme dans l’abs­trait ; il est et doit être, avant tout, à la libé­ra­tion de notre patrie, à la libé­ra­tion de l’homme argen­tin et latino-américain.

Groupe Cine Libe­ra­ción, mai 1968.