Programmation du regard

Par Claude Bailblé

Source : Cahiers du Ciné­ma n° 281 — octobre 1977

La guerre du lait, un film n&b de Guy Cha­pouillié et Claude Bail­blé / 1972 / Durée : 52mn

Mots-clés

Pour une nou­velle approche de l’enseignement de la tech­nique du cinéma

A l’origine de ce texte, un manuel des­ti­né aux étu­diants du Dépar­te­ment Ciné­ma de l’université de Vln­cennes où Claude Bail­blé (éga­le­ment co-auteur d’un ouvrage sur Muriel) est ensei­gnant. L’auteur l’a rema­nié en vue de l’adapter à une paru­tion dans les Cahiers. Nous publions aujourd’­hui le début de la pre­mière par­tie, consa­cré à l’Image.

Il ne s’agit pas, le lec­teur s’en convain­cra sans peine, d’un manuel tech­nique au sens habi­tuel du terme, mais d’une ten­ta­tive ori­gi­nale de lier le savoir tech­nique à des Inter­ro­ga­tions plus vastes concer­nant la théo­rie du ciné­ma. Elle devrait per­mettre de reve­nir sur une série de ques­tions (« Tech­nique et Idéo­lo­gie ») à la lumière d’une pro­blé­ma­tique où la psy­cha­na­lyse joue un rôle Impor­tant. Son ambi­tion est de rendre le gouffre entre savoir-faire tech­ni­ciste et recherches théo­riques un peu moins abyssal.

Avant-propos

Encore cette vieille ques­tion de la divi­sion du tra­vail, encore et à nou­veau cette cou­pure entre les artistes et les tech­ni­ciens, les créa­teurs et les exé­cu­tants. A nou­veau, car elle a déjà été abor­dée d’une cer­taine manière, dans les Cahiers, par et Jean Louis Comol­li (Tech­nique Idéologie)

Cette ligne de par­tage, cette démar­ca­tion fait fron­tière un peu par­tout, là où le tra­vail d’un seul ne suf­fit pas à tout faire. Au ciné­ma, elle découpe des tâches, assigne des rôles, dis­tri­bue des pou­voirs qu’un cer­tain cor­po­ra­tisme s’emploie à immobiliser.

Dans cette immo­bi­li­té, des idéo­lo­gies s’a­mé­nagent ; d’un côté, on feint de prendre au sérieux les res­sorts secrets de la tech­nique : on les leste d’un poids de Science, on fait du savoir-faire tech­nique, le savoir-faire ciné­ma­to­gra­phique ; la tech­nique a ses rai­sons que le génial créa­teur lui-même ne peut connaître : on le lui fait donc savoir, tout en res­tant à sa place. De l’autre côté, au contraire, on s’emploie à mini­mi­ser la frayeur que cause cette igno­rance ; l’incapacité pra­tique, la mécon­nais­sance de l’ap­pa­reillage se dis­solvent mys­té­rieu­se­ment en d’autres savoirs, s’é­va­nouissent au ciel de la créa­tion, en sa toute-puis­sance ; tant de sub­ti­li­tés, d’i­nef­fables intui­tions, échouent cepen­dant sur la plus plate des thèses : sans ces tech­ni­ciens, sans ces hommes de métier, on ne pour­rait rien.

Et pour­tant, il n’y a guère de réa­li­sa­teurs qui n’aient rêvé un jour ou l’autre de prendre les manettes ; il n’y a guère de tech­ni­ciens qui n’aient eu envie de quit­ter leur machine et de s’y mettre… C’est que la fron­tière est théo­ri­que­ment bien floue entre tech­nique et créa­tion : on l’ap­pelle écri­ture, style, ou mise en scène. Et de fait les meilleures inten­tions ne suf­fisent pas à faire un bon film, et les tech­niques les plus sophis­ti­quées ne garan­tissent pas la moindre réus­site : « Ce n’est pas une bonne image, un bon son. c’est juste le bon enre­gis­tre­ment d’une image, d’un son. » Au Dépar­te­ment Ciné­ma de Vin­cennes, cette cou­pure est déjà per­cep­tible chez ceux qui abordent la fabri­ca­tion de films. Non qu’il y ait d’un côté des ama­teurs de tech­nique et de l’autre des pas­sion­nés qui ont quelque chose à dire. Cette sépa­ra­tion, en réa­li­té, ils la portent en eux et doivent en vivre les frot­te­ments, les vides, les impro­duc­tions, comme sans doute les lec­teurs des Cahiers. C’est que la divi­sion des tâches dans la pro­fes­sion a fini par creu­ser un fos­sé dans les dis­cours qu’on tient sur le cinéma.

D’un côté, il y a les manuels tech­niques et stric­te­ment tech­niques, de l’autre, le dire théo­rique, où il n’est jamais ques­tion des opé­ra­tions, des réglages qui donnent au film son exis­tence concrète, son style, son épais­seur narrative.

C’est là qu’il faut jeter quelques ponts, c’est là qu’il faut se ris­quer, au moment où jus­te­ment des cinéastes créent des ate­liers de pro­duc­tion auto­nomes, au moment où des groupes de réa­li­sa­tion inventent, avec sou­vent leur propre maté­riel, un autre rap­port à la tech­nique et aux infra­struc­tures de trai­te­ment, c’est-à-dire au budget…

C’est ce rap­port bor­né à la tech­nique, qu’on a dénom­mé le tech­ni­cisme (ou son envers : le mépris de la tech­nique) qui est en train de chan­ger — sinon de se dépla­cer. L’at­trait de la tech­nique, il est vrai, pour­rait bien muter en un ailleurs, sou­te­nu par son ori­gine : l’appareillage joue comme objet tran­si­tion­nel. S’y déploie un amour régres­sif qui tente encore d’épuiser la perte cruelle où se déplore la for­clu­sion de l’Autre et de répa­rer, inépui­sable, cette sépa­ra­tion ini­tiale. Objet tran­si­tion­nel, certes, qui pour­rait fort bien être aus­si objet de déplacements.

1. L’image

Voir, c’est avoir une idée de ce qui est devant nos yeux, sans avoir besoin d’y pen­ser. Pour com­prendre cet impen­sé, il nous paraît néces­saire de retour­ner au monde visuel du petit homme, à la genèse de l’es­pace pour cha­cun de nous. Comme par hasard, le ciné­ma vien­dra han­ter, par son dis­po­si­tif, les lieux mêmes de la pre­mière enfance.

I. LA VUE, LE REGARD, L’ECRAN 

« L'homme est un dieu déchu qui se souvient des cieux. »
Vigny.

L’en­fant de deux à six mois sou­rit aux anges… Peut-être se prend-il pour un ange­lot vole­tant au pla­fond ? Il faut voir cette béa­ti­tude lors­qu’un visage se pré­sente à lui : ce sou­rire illu­mi­né devant les yeux, ceux de sa mère, ou ceux d’un simu­lacre en car­ton peint 1. Temps bien­heu­reux du « moi-tout » indis­tinct, de l’im­pen­sé, de l’im­mé­diat. Pour le nouveau-

né, en effet, il n’y a ni jour, ni nuit, ni som­meil, ni veille, ni objets, ni per­sonnes. Il est tout entier dans l’ex­pé­rience ori­gi­nelle du plai­sir. Qua­si­ment hors du temps, se confon­dant avec l’im­mor­ta­li­té et la trans­pa­rence du par­tout. Para­dis sur fond de taches pré-chro­ma­tiques et infor­melles, plages remuantes où se fau­file la cou­leur. Il ne se repré­sente pas encore ce que son œil saisit.

Mais, voi­là ! l’an­goisse… Vers le sixième mois, l’enfant ne sou­rit plus qu’à sa mère, pre­mière per­sonne secou­rante. Le voi­ci, aimant un Être, cet Autre pri­mor­dial. Il sait main­te­nant qu’il est : il découvre le dedans et le dehors, ce qu’il voit n’est que le plan-image dans son œil de ce qui consti­tuait le « tout-indis­tinct ». L’œil se sépare de ce qu’il voit, devient organe, et cela vaut comme le sym­bole d’un manque pri­mor­dial 2.

Avec cette perte ori­gi­nelle, s’institue la conscience du Sujet : il ne lui reste que la vision de l’apparence, et l’apparence fait masque. Quelle chute ! Ver­tige du main­te­nant, de l’ici-bas 3 .

Scru­tons de plus près cet œil, que l’on ne peut regar­der, sans être autre­ment que sur­pris, dans une glace.

« Je suis là, devant un miroir, à réflé­chir. Je me vois me voir. A me regar­der ain­si, lut­tant entre l’i­mage que je vols et l’Être que je me sens, il me vient comme un mal de tête de cette schize oscil­lante, un effet lar­sen insup­por­table, qu’il me faut stop­per. Car ma rai­son vacille de cette réflec­tion mul­ti­pliée, de ce vec­teur qui alterne. Je suis comme néan­ti­sé d’être réduit, moi, Sujet mor­tel mais vivant, à cette appa­rence (ma peau) que mon œil appré­hende comme sur­face sauf en ce point noir et brillant, ma pru­nelle, par où jus­te­ment j’en fais connaissance.

Je ne suis pas celui (celle) que vous voyez, pour­rait-on dire, sauf à l’en­droit où s’effectue le pas­sage de cette chute. Je ne suis pas ce masque que vous voyez — et qui m’ex­prime pour­tant. Entre l’ap­pa­rence et le Réel, il y a donc le Regard et c’est ce qui nous reste de l’Être pri­mor­dial : une tache, un point éva­nouis­sant, un non-lieu où perdre la rai­son, où sym­bo­li­ser le manque cen­tral lais­sé par la cas­tra­tion sco­pique. « Sans doute, c’est par l’intermédiaire des masques que le mas­cu­lin, le fémi­nin se ren­contrent de la façon la plus aiguë. la plus brû­lante » (Lacan, p. 99 Ibid).

A cha­cun de se repé­rer dans cette cap­ture ima­gi­naire, d’y voir un écran, un jeu d’acteur.

« Parce que l’œil est la fenêtre de l'âme, celle-ci a toujours peur de le perdre ; de sorte qu'en présence d'une chose qui lui cause une subite épouvante, l'homme ne protège ni ses mains, ni son cœur, source de la vie, ni sa tête, habitacle du seigneur des sens, ni son odorat ou son sens du goût, mais plutôt immédiatement le sens terrifié ; et non content de fermer les yeux en serrant les paupières avec la plus grande force, il se retourne du côté opposé ; et ne se sentant pas encore rassuré, l'homme y porte une main et étend l'autre pour faire écran contre l'objet de sa terreur. » Carnets, optique. Léonard de Vinci, p. 213.

A ce qu’il paraît, la vue est mar­gi­nale, péri­phé­rique, alors que le regard se pose au centre du champ visuel en un lieu pul­sion­nel, la tache sco­pique. Les phy­sio­lo­gistes diraient que la vision fine (le regard) fait un angle solide de 1 ou 2°, la vision moyenne un angle de 20° et la vision péri­phé­rique de 200°.

Éten­dez la main à 45° du regard : voyez qu’il est impos­sible de décomp­ter les doigts, mais qu’il est tout à fait pos­sible de repé­rer s’ils remuent. La vision péri­phé­rique ren­seigne sur les mou­ve­ments, les approches rapides et les dan­gers qui s’en­suivent 4 ; elle sert sur­tout à déclen­cher la pour­suite ocu­laire, à orien­ter le regard sur les signi­fiants que la vue découvre.

« L'œil n’a qu'une ligne centrale et voit distinctement toutes les choses qui lui parviennent sur cette ligne. Autour d’elle, il en existe une infinité d'autres qui adhèrent à celle du centre, et leur force est d'autant moindre quelles sont plus éloignées de la ligne centrale. » L.d.V. Carnets, optique, p. 237.

L’œil, le regard, l’écran

Pre­mière pro­po­si­tion. — Quand le regard se déplace, le champ visuel reste fixe.

Nos yeux se dépla­çant constam­ment, l’i­mage qu’ils forment sur la rétine bouge aus­si, et pour­tant ce que l’on voit reste stable. Ain­si, dès l’o­ri­gine, le Sujet se trouve effa­cé de ce qu’il per­çoit et échappe à la conscience de son exis­tence. Com­ment l’image est-elle sta­bi­li­sée ? Lors d’un acte moteur volon­taire, il s’o­père une signa­li­sa­tion, un signal est émis vers les struc­tures sen­so­rielles pour com­pen­ser les modi­fi­ca­tions per­cep­tives qu’entraîne ce mou­ve­ment. Ain­si, en ce moment, vous lisez ligne après ligne, par sac­cades ocu­laires. En même temps qu’il envoie des influx moteurs aux muscles ocu­lo-moteurs, votre cer­veau émet des signaux (décharges corol­laires asso­ciées) au cor­tex visuel pour annu­ler la per­cep­tion des mou­ve­ments de l’I­mage au fond de l’œil (théo­rie de la réaf­fé­rence 5).

Petite expé­rience : dépla­cez pas­si­ve­ment votre œil droit par une légère pres­sion du doigt sur le globe ocu­laire ; le champ visuel se dédouble, l’i­mage droite glisse sur l’i­mage gauche. Le mou­ve­ment arti­fi­ciel du doigt n’a pas été com­pen­sé (pas de réaf­fé­rence) et le champ visuel ne peut être stabilisé.

Par contre, si vous diri­gez vos yeux nor­ma­le­ment, le champ visuel ne bouge pas ; seule la tache sco­pique, le point de fixa­tion se déplace et vous pou­vez le per­ce­voir ; au lieu de sen­tir le champ visuel se dépla­cer (c’est ce qu’on atten­dait) vous sen­tez le lieu de votre regard se dépla­cer dans un champ immo­bile (vois-ci, vois-là). S’il s’a­git juste d’un coup d’œil, la tête ne bouge pas. Mais il s’a­git de por­ter son atten­tion dura­ble­ment, la tête tourne avec le regard, afin de rame­ner la déflexion ocu­laire à zéro, de rame­ner la ten­sion mus­cu­laire à l’é­qui­libre 6 .

Autre expé­rience : Pre­nez une camé­ra, por­tez-la à l’é­paule et visez, en essayant d’être le plus stable pos­sible. L’objet fil­mé vous appa­raît stable, mal­gré vos petits trem­ble­ments : la réaf­fé­rence cor­ti­cale vous per­met de rat­tra­per ces légers mou­ve­ments du champ. Pro­je­tez ensuite cette image sur un écran ; ces mêmes vibra­tions vous paraî­tront Insup­por­tables à vous, spec­ta­teur, qui ne pou­vez effa­cer que vos propres mou­ve­ments et non ceux que la camé­ra a produits.

Il s’en­suit que lors d’une prise de vues, la camé­ra doit être tenu très fixe, si l’on tient à la sta­bi­li­té exacte du cadre fil­mé. Les mou­ve­ments de camé­ra, s’il y en a, devront être cou­lés et fluides, si l’on tient à main­te­nir caché le dis­po­si­tif et le regard qui le saisit.

Deuxième pro­po­si­tion. — Quand j’existe, mon regard accom­mode, converge dans la profondeur.

A par­tir de deux mois, les yeux s’a­gitent. Des petits mou­ve­ments inces­sants, qui semblent déjà cher­cher quelque chose. Vers la demi-année, c’est le regard qui vient à se dépla­cer laté­ra­le­ment, ver­ti­ca­le­ment, obli­que­ment (en azi­muth) mais aus­si en pro­fon­deur, sagit­ta­le­ment (en site). Ces deux sys­tèmes défi­nissent un lieu dans l’es­pace, au loin ou au près : l’en­droit du regard . Lorsque la mère s’en va, revient, l’en­fant se règle volon­tai­re­ment dans la dis­tance, dans l’é­loi­gne­ment, par une double opé­ra­tion que la cines­thé­sie 7 lui rap­porte : la conver­gence des axes visuels, l’ac­com­mo­da­tion pour la mise au point.

Ces deux opé­ra­tions cou­plées (elles fonc­tionnent en syner­gie) ren­seignent de façon pré­cise sur la dis­tance à laquelle le regard se pose.

Avant de deve­nir pré-conscientes, c’est de pou­voir les faire volon­tai­re­ment que l’en­fant a pris conscience de son regard 8. Nous ver­rons qu’au ciné­ma, il ne reste rien de cette double opération.

Et en effet, lors­qu’on accom­mode au plus près, la conver­gence des axes ocu­laires aug­mente, lors­qu’on accom­mode au loin, la conver­gence dimi­nue. On peut dis­tin­guer ain­si une varia­tion de pro­fon­deur de 0,4 mm à un mètre, de 4 mm à 10 m, de 40 m à 1 km. Il s’en­suit une grande apti­tude à éta­blir une ségré­ga­tion des plans dans la pro­fon­deur (tout près, proche, au loin, très loin…).

L’ex­tra­or­di­naire acui­té sté­réo­sco­pique de la vision bino­cu­laire, éla­bo­rée par les signaux cines­thé­siques issus des muscles orbi­cu­lo-moteurs, per­met de dis­tin­guer le pas­sage d’un point de visée à un autre de façon très fine. Quand vous accommodez/convergez sur la lune, objet situé qua­si­ment à l’in­fi­ni, puis sur les nuages situés seule­ment à 2 km, la dif­fé­rence de conver­gence fait un angle de 5 secondes d’arc seule­ment, et vous vous y retrou­vez. Comme quoi, on peut être dans les nuages ou dans la lune, avec précision.

L’ac­com­mo­da­tion donne une image nette, fait la mise au point, et îa conver­gence amène les deux images réti­niennes en super­po­si­tion exacte.

II reste néan­moins, qu’en dehors de cette tache où les images for­mées sur les deux rétines se res­semblent, s’assemblent — on voit un seul objet, alors que l’on a deux yeux — qu’en dehors donc du plan où se fait l’accommodation, les images sont floues et dédou­blées. Une opé­ra­tion cen­trale de fusion­ne­ment s’est faite sur le plan d’ac­com­mo­da­tion, tan­dis que les dédou­ble­ments flous, hors de ce plan, ont été reje­tés de la conscience.

Expé­rience : Ten­dez la main devant vous, accom­mo­dez à 10 m ; la main se dédouble, mais ce dédou­ble­ment est comme effa­cé de la conscience. Accom­mo­dez sur la main, c’est le décor qui se dédouble et devient flou, mais ce flou s’estompe à son tour…

En somme, que se passe-t-il avec l’accommodation/convergence ? D’une part, la vision bino­cu­laire est effa­cée comme telle : l’image est sté­réo­sco­pique, mais unique, et on pour­rait faci­le­ment se prendre pour un cyclope, si l’on n’a­vait la vision de nos sem­blables, ou si l’on n’a­vait déjà subi, à l’oc­ca­sion, cet étrange dédou­ble­ment per­mis par l’al­cool. D’autre part, le flou dédou­blé est effa­cé comme tel hors de la tranche d’es­pace où l’on accom­mode, tranche dans laquelle de la conver­gence se tient fai­ble­ment en réserve pour affi­ner l’estimation de la distance.

 

Troi­sième pro­po­si­tion. — L’es­pace est appris, lorsqu’il n’est pas encore à prendre.

Avant d’aller tou­cher les objets qu’il a entre­vus du fond de sa couche, de faire l’épreuve de la réa­li­té par la marche hors du ber­ceau, de clas­ser les per­cep­tions d’avec tes hal­lu­ci­na­tions, bref d’inventorier l’es­pace avec la bouche et les doigts, le petit d’homme va un peu à l’aventure.

Il y a du signi­fiant dans ce qu’il voit, qui se répète et qui doit être appris. Il y a un appé­tit de voir, né jus­te­ment de la cas­tra­tion sco­pique, une vora­ci­té du regard, une déman­geai­son de savoir.

L’in­di­vi­dua­li­sa­tion d’une forme sur un fond rend pos­sible l’é­mer­gence d’une figure (immo­bile) ou d’une allure (mou­vante). Des ampli­fi­ca­teurs de contraste, dis­po­sés à même la rétine séparent les forces lumi­neuses des choses, éta­blissent la ségré­ga­tion du noir-gris-blanc et sur­tout forment des contours, comme les traits d’un des­sin, autour des plages de lumi­no­si­tés dif­fé­rentes 9. Le sys­tème visuel extra­pole ensuite entre celles-ci, les régions d’in­ten­si­té constante n’ayant pas besoin de four­nir d’in­for­ma­tions. Éco­no­mi­que­ment éner­gé­tique, ce sys­tème réa­lise l’image la plus simple, refou­lant la cou­leur sous la figure. Il s’en­suit des formes sous un éclairage.

 

Avant d’apprendre à recon­naître les objets, le petit d’homme n’au­rait donc accès qu’à leurs formes 10 dans des dimen­sions conti­nuel­le­ment variables selon leur distance.

C’est que la dimen­sion réelle des choses n’est pas encore connue 11 et leur taille peut appa­raître chan­geante, voire mons­trueuse, si elles sont inves­ties d’une peur ou d’une haine.

Regar­dez une main à 25 cm et l’autre à 60, elles vous appa­raissent de même taille, bien qu’elles forment des images de dimen­sions dif­fé­rentes sur les rétines.

« Pourquoi, quand l'image de la lumière diminue sur la prunelle, lorsque cette chandelle est emportée très loin de l'œil, elle ne décroît pas pour le jugement des spectateurs, sauf par le degré de son éclat. »
Carnets, optique. L.d.V., p. 228.

Cet appren­tis­sage des dis­tances, de la pro­fon­deur, ne s’est pas fait en un jour, et il peut res­ter ici ou là des fan­tasmes d’é­nor­mi­té (repris au ciné­ma dans les films à monstres, genre Atten­tion au Blob, King Kong , etc.) qui expriment bien le gran­dis­se­ment entre bébé et adulte mais aus­si la charge des objets appré­hen­dés de très près (hal­lu­ci­nés ou non).

N’y a‑t-il pas dans le chan­ge­ment constant de l ‘échelle de plan au ciné­ma 12, du plan d’ensemble au gros plan, quelque chose de voi­sin ? Les objets changent de dimen­sions et l’œil ne peut les rame­ner, comme dans la vision directe, à une dis­tance réelle plau­sible. La proxi­mi­té est alors signe d’in­ten­si­té ou de dra­ma­ti­sa­tion. Le for­cing du gros plan, c’est moins de mettre l’ob­jet à por­tée de bouche que de pré­le­ver le détail de la tache sco­pique (l’œil qui scrute) et de pro­duire son assomp­tion dans l’agrandi, sans qu’il y ait le moindre effort d’at­ten­tion à faire 13 … c’est en quoi il fascine.

Pour­sui­vons. Com­ment se fait l’ap­pré­hen­sion de l’espace en son ensemble ? Avec l’ap­pren­tis­sage de la marche, les objets acquièrent leur taille réelle (après les avoir tou­chés, ils sont moins sujets à l’hal­lu­ci­na­tion). Cela sup­pose évi­dem­ment que soit inté­rio­ri­sé le prin­cipe de constance, à savoir la per­ma­nence des choses et des êtres dans le décours du temps (la « même­té d’être “, dirait F. Dol­to). C’est-à-dire que ce qui dis­pa­raît de la vue existe encore (il y a un espace-off) et qu’en outre soit admis le prin­cipe de cau­sa­li­té, c’est-à-dire que les effets soient logi­que­ment pro­duits par des causes (il y a une consé­cu­tion-consé­quence : ce qui suit étant vu comme cau­sé par).

Par le jeu des ombres et des reflets, par la plus ou moins grande trans­pa­rence de l’air, par la matière de leur sur­face, par le sou­ve­nir de leur taille ou leur mou­ve­ment, on peut esti­mer la dis­tance des objets qu’on voit, s’ap­pro­cher d’eux ou les regar­der puis­qu’ils sont dans une pro­fon­deur. Il s’en­suit que la per­cep­tion du relief est pos­sible, même en vision mono­cu­laire.

Qua­trième pro­po­si­tion. — L’es­pace se construit, s’y dénie la perte du réel.

Avant la cas­tra­tion sco­pique, point de désir, puisque pas de manque-à-être. Avec la perte ori­gi­nelle du Réel, de l’in­dis­tinct de la béa­ti­tude, le Signi­fiant appât-rets (rets-rétine-réti­cule) au regard de l’enfant et il com­met le péché de la connais­sance. Com­ment pour­rait-il y échap­per, pris dans le désir de l’Autre ? La construc­tion de l’espace, sous la pous­sée du désir nou­veau-né, est d’a­bord une pro­jec­tion orga­ni­sa­trice de la pro­fon­deur et de la lar­geur du champ visuel. Espace à dési­rer (s’y meut l’Autre), espace à struc­tu­rer (pour s’y mou­voir à son tour). L’i­mage, for­mée par le rayon optique, est celle de sa cause : cause pre­mière, celle de la perte ori­gi­nelle et de l’é­mer­gence du Signi­fiant. S’en­tend alors — le bat­te­ment de la cau­sa­tion, de la rayure pri­mi­tive mar­quant son être atteint pour la pre­mière fois par la grille du désir » 14. Dès lors, la cou­leur est refou­lée au pro­fit des formes et contours, comme en témoigne la quête inces­sante du « point », de la mise au net. Les choses ne me voient pas et cepen­dant je les regarde. Et que me disent-elles ? (colli)-mate un peu. L’œil en proie au manque, au désir, scrute, contemple, dévore, se repère : accom­mo­da­tion, conver­gence, per­cep­tion de la taille et de la dimen­sion des choses. Fils géo­mé­triques, ficelles labo­rieuses qui construisent la pro­fon­deur et font pâlir le sou­ve­nir colo­ré. Fils ten­dus de la perspective.

II.— REPRESENTATIONS

« Comment toute grande masse projette au loin ses Images, lesquelles ont la capacité de diminuer à l'infini. »
L.d.V., Carnets, Optique, p. 238.

« La perspective nous vient en aide, là où le jugement est en défaut à propos des choses qui vont en diminuant. »
L.d.V., p. 309.

C’est à la Renais­sance qu’en Occi­dent « l’art s’élève au rang de la science », et que la pers­pec­ti­va arti­fi­cia­lis vient objec­ti­ver (bien avant l’objectif pho­to­gra­phique) le visuel empi­rique (pers­pec­ti­va natu­ra­lis). Bru­nel­les­chi redé­couvre la pers­pec­tive à l’aube du Quat­tro­cen­to, il s’agit de cen­trer, autour d’un point de vue pris arbi­trai­re­ment, une spa­tia­li­té infi­ni­ment éten­due, décrite selon les règles de la géo­mé­trie projective.

A l’es­pace dis­con­ti­nu, agré­ga­tif de la pein­ture médié­vale, est sub­sti­tué l’es­pace sys­té­ma­tique et déjà pré-car­té­sien de la Renais­sance ; dès lors, la repré­sen­ta­tion est domi­née par des points de fuite qui font copi­nage avec l’infini.

« En peinture, la perspective se divise en trois parties principales : la première traite de la diminution que subit la dimension des corps à diverses distances : la seconde concerne l'atténuation de leurs couleurs ; la troisième l’imprécision des formes et des contours à diverses distances. »
L.d.V. Carnets. p. 312.

Cela veut-il dire que l’es­pace, dans son approche, se consti­tue néces­sai­re­ment aujourd’­hui selon les normes pers­pec­ti­vistes issues de la Renais­sance ? Inver­se­ment, est-ce que l’enfant de l’Antiquité, sans connaître la pers­pec­ti­va arti­fi­cia­lis, ne savait pas tout aus­si bien des­cendre un esca­lier, dési­gner un objet au loin, éva­luer une distance ?

C’est que la repré­sen­ta­tion pers­pec­ti­viste n’est qu’un sys­tème de repé­rage de l’es­pace (plus pré­cis que les autres, sans doute). 15

 

Repré­sen­ta­tions

Il n’est pas hasar­deux qu’il soit appa­ru à l’époque des pre­miers com­merces inter­na­tio­naux, à l’âge des grandes décou­vertes. Le besoin de codi­fier exac­te­ment l’espace le plus courbe qui soit (le globe ter­restre) sous forme de cartes et de plans (la pla­ni­sphère) avec le maxi­mum de pré­ci­sion, en s’aidant de l’astronomie, a cor­res­pon­du à la mon­tée de la classe du négoce au début de ses conquêtes.

Ce sys­tème de repé­rage repro­duit donc au mieux un espace courbe à bords dif­fus et indis­tincts (le champ visuel) sur un espace-plan à bords finis, rec­tan­gu­laire comme une fenêtre ouverte sur le monde, cor­res­pon­dant à la vision détaillée de l’œil ; ensuite, sup­pri­mant le flou, il rend inutile l’ac­com­mo­da­tion et son corol­laire la conver­gence, qui va de pair. Enfin, puis­qu’il se satis­fait de la vision mono­cu­laire, tel un cyclope, il imprime la pro­fon­deur dans un plan, par la ségré­ga­tion des gran­deurs d’objets répu­tés constants.

« Pour­quoi l’Antiquité n’a‑t-elle pas déjà fait ce pas appa­rem­ment si simple qui l’aurait ame­née à cou­per la pyra­mide visuelle par un plan et, de là, entraî­née à pous­ser jus­qu’à une construc­tion de l’es­pace véri­ta­ble­ment exacte et sys­té­ma­tique ? », s’interroge Panof­sky 16.

C’est qu’à cette époque le sen­ti­ment de l’es­pace ne reven­di­quait nul­le­ment l’espace sys­té­ma­tique. La réa­li­té était dis­con­ti­nue. Aujourd’­hui, le décou­page fil­mique satis­fait encore

cet appé­tit de voir, cette mul­ti­pli­ci­té des points de vue, que le tableau médié­val ras­sem­blait. Car il n’y a pas de point de vue exhaus­tif où la quid­di­té des choses vien­drait à se résoudre.

Même en frac­tion­nant l’é­cran en plu­sieurs plans simultanés.(Godard).

Et pour­tant la repré­sen­ta­tion fascine. 

D’a­bord, elle repose le regard, d’un tra­vail qui n’est plus à faire. Le peintre est allé cher­cher par petites touches (lit­té­ra­le­ment il touche du regard) ce que les appa­rences lui rap­portent dans la pro­fon­deur, sous un angle très petit (des taches), et les a dépo­sées par petits coups de pin­ceau en une suc­ces­sion de petits dépôts jux­ta­po­sés. Il a sali sa toile, point par point, rame­nant chaque regard à un geste poin­té, for­mant du don­né-à-voir. De son côté le cinéaste a cadré, déli­mi­tant un espace qu’un « objec­tif » ins­crit sur un film. (Le don­né-à-voir évite de cher­cher du regard…)

Ensuite, la repré­sen­ta­tion occulte par des leurres les effa­ce­ments, qu’elle a intro­duits : elle rend inutile la réaf­fé­rence cor­ti­cale (Indice qu’on est dans le réel) par une sta­bi­li­té rigou­reuse du tableau ou de l’écran. Par quoi la repré­sen­ta­tion sur­im­pres­sionne la pré­sen­ta­tion ; par ailleurs, elle immo­bi­lise le corps du spec­ta­teur : il n’y a plus de quoi tour­ner la tête — repos — puisque le lieu du regard est figé sur une toile immo­bile, regar­dée à bonne dis­tance. Sub­sistent seule­ment quelques petits mou­ve­ments ocu­laires (nys­tag­mus) d’ex­plo­ra­tion de l’é­cran, qui font col­lure de l’im­pres­sion de réa­li­té (au ciné­ma) avec l’ef­fet de Réel 17. Enfin, elle efface la vision bino­cu­laire, et par­tiel­le­ment le flou, mais sur­tout elle sco­to­mise le réglage de l’ac­com­mo­da­tion en pro­fon­deur et de la mise au point. La pupille est tota­le­ment immo­bile et le regard s’en trouve fas­ci­né : plus de dédou­ble­ment à effa­cer, plus de flous, l’é­cran est opaque et impose sa profondeur.

(Sans cette repré­sen­ta­tion de l’éloignement, tous les objets vien­draient au pre­mier plan gros­sir la caco­pho­nie de leur mélange, en un grouille­ment inextricable.)

Aus­si bien ne se retient-on guère d’être l’é­cran de ce qui nous regarde.

En somme, devant le tableau ou devant I écran, je ne peux faire qu’une mise au point où je te regarde, 

mais je peux faire dix ver­sions de ce point. 

Re-pré­sen­tants, le tableau et l’écran cachent leur fai­blesse : l’ab­sence de relief, de pro­fon­deur, par une simu­la­tion par­faite de la dis­tance. Des lignes de fuite s’en vont en un point géo­mé­tral s’a­me­nui­ser au zéro de l’infiniment loin, se rédui­sant en une buée imper­cep­tible. Point géo­mé­tral 18, œil vir­tuel, qui du fond du tableau regarde les lignes de fuite s’é­cour­ter en ses bords.

En pré­le­vant touche par touche, le peintre pou­vait pla­cer le point de fuite au milieu ou sur le côté, en haut ou en oblique, voire même en dehors de son tableau. « L’ob­jec­ti­vi­té » de l’ob­jec­tif pho­to­gra­phique, c’est jus­te­ment de tou­jours le pla­cer en plein milieu de l’image, en son centre, par la marche même des rayons optiques.

 

III. LA SCHIZE ORIGINELLE

A tout ins­tant, je suis dans le réel, et le plan image de ce réel est en moi. Cette bipar­ti­tion ins­taure la schize de l’Être : le plan image déborde de l’œil et devient imaginaire.

« Dès que l'air est illuminé, il s'emplit d'une inlinité d'images. causées par les diverses substances et couleurs qu'il contient ; et pour ces images l'œil est cible et aimant.»
L.d.V. Perspect.. p. 307.

Pour com­prendre la pul­sion sco­pique, il faut ajou­ter que le regard se fait connaître aus­si en dehors de moi : cette tache visuelle, ce lieu sco­pique, ça me regarde aussi.

Dès lors. la vue appa­raît à double sens : je regarde, je suis regar­dé.

Tout dépend de ma place en x ou en w, point unique, mais point de bas­cule (dont j’é­non­çais l’ins­ta­bi­li­té devant le miroir). Et cette bas­cule, oscil­lante et fra­gile, se fait en une brusque asymp­tote du vec­teur regard, qui pirouette dans l’autre sens.

« Je ne suis pas seule­ment cet être punc­ti­forme qui se repère au point géo­mé­tral d’où est sai­sie la pers­pec­tive… Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi je suis dans le tableau » 19.

Et Vin­ci. que disait-il ? Que le réel (au dehors) s’é­change avec son image (au dedans) par un point de symé­trie (le cris­tal­lin) et que les deux coexistent et se mélangent.

« La perspective emploie pour la distance deux pyramides opposées, dont l'une a son sommet dans l'œil et sa base à l'horizon, et l'autre a sa base du côté de l'œil et son sommet à l'horizon. La première se rapporte à l'univers et embrasse la masse des objets qui passent devant l'œil comme un paysage par une étroite ouverture. Les objets aperçus par ce trou sembleront d'autant plus nombreux qu'ils seront éloignés de l'œil (...). La seconde pyramide se rapporte à une particularité du paysage, qui parait d'autant moindre qu'elle s'éloigne davantage de l'œil. »
L.d.V. Perspectives, p. 312.

Le point de fuite de la pers­pec­ti­va natu­ra­lis est donc la marque d’un œil : soit qu’il me regarde, soit qu’il ori­gine mon regard. Là où la lumière ne ren­contre que des choses, des objets ou des murs, elle s’a­bime en pure perte sur ce qu’elle réchauffe. Dans l’œil au contraire, elle est res­sai­sie pour for­mer une image : un sys­tème optique réa­lise ce ren­ver­se­ment, sur un point de bas­cule. En une remar­quable fusion, le centre optique du cris­tal­lin est à la fois le point ori­gine x et le lieu w du regard, puis­qu’il contient et dirige la ligne de visée qui va de l’ob­jet à l’œil et de l’œil à la fovéa, zone sen­sible de la vision fine.

« Pourquoi les lignes pyramidales partant des yeux arrivent en forme de pointe à l'objet regardé ? Comment les choses vues forment dans l'œil une pyramide ? Comment les deux yeux forment une pyramide dans l'objet vu?
L.d.V. Carnets, p. 221

On est là tout près du sché­ma laca­nien 20.

« Les deux triangles Sont ici superposés, comme ils sont en effet dans le fonctionnement du registre scopique. » (J.L.)

Il a été dit que la lumière se pro­pa­geait en ligne droite… sauf lors­qu’elle ren­contre l’œil, jus­te­ment, où elle subit l’emphase de le conver­gence qui n’est pas rien 21.

En sa ver­tu, elle amène tous les rayons qui n’en peuvent mais, à péné­trer dans une chambre obs­cure, par l’é­troit pas­sage de la pupille qui les condense, et ce pas­sage contracte l’en­tiè­re­té du monde en ce fond d’œil si exi­gu que je me plais à le contem­pler, avec un amu­se­ment fri­pon. On voit en quoi il est malin cet œil.

Appa­rem­ment, tous les rayons convergent vers mon œil et je suis le centre de ce que je vois. Ima­gi­nai­re­ment, je contiens donc tout l’es­pace, je suis devant l’univers.

Mais, en même temps, je sais que les rayons lumi­neux s’é­mettent en toutes direc­tions, divergent en tous points de l’es­pace, et que je ne suis qu’un de ces points (ma pupille) pour les recueillir. Il n’est donc pas aus­si malin que ça, cet œil.

C’est que je suis regar­dé de par­tout, alors que je ne vois que d’un point. D’où le fan­tasme d’un être abso­lu, omni­voyeur, qui serait par­tout et pour­rait tout voir.

« Ce désir de puis­sance qui habite l’homme et nie toute dis­tance » 22 est trans­fé­ré sur un être suprême. Per­du dans une immense éten­due (qu’on se rap­pelle), et immo­bi­li­sé dans son ber­ceau par son inca­pa­ci­té, l’en­fant regarde sa mère occu­per tous les points de l’es­pace, dis­pa­raître, reve­nir. Peut-être mesure-t-il là son impuis­sance, sa « divine » dépendance ?

 « L'atmosphère, en son tout et chacune de ses parties, est pleine des images des corps qu'elle contient.
L.d.V., p. 213.

L’emphase de la conver­gence oscille donc entre ces deux extrêmes : si je regarde, je réduis l’es­pace au point qui la sai­sit, au point d’ou­blier que je puisse être vu ; si je me sens regar­dé, je peux être vu de par­tout par une ins­tance toute-puis­sante : car le propre de la pul­sion sco­pique est d’al­ler à double sens, comme on l’a vu.

Il y a pour­tant un point où l’emphatique conver­gence est neu­tra­li­sée, démise. C’est l’axe même du sys­tème optique : les rayons cen­traux qui semblent émis de la tache visuelle elle-même ne subissent pas de modi­fi­ca­tions. ils conduisent leurs tra­jets en ligne droite, jus­qu’au fond de l’œil (la fovéa) sans tricher.

Et cette ligne de mire, qui sou­tient le reste, c’est le non convergent dans le convergent, la véri­té entou­rée de l’emphase. Le point de fuite, là où la dif­fé­rence s’a­me­nuise au zéro de l’in­fi­ni, est donc la marque du sujet à la limite de la fonc­tion ima­gi­naire : un point d’an­crage. Lorsque quel­qu’un me regarde au fond des yeux, que reste-t-il de la savante pers­pec­tive de nos regards croi­sés ? Et plus encore : le coït des regards tait le pen­ser, les Êtres s’en trouvent éblouis.

Au ciné­ma, au contraire, c’est la triche : Il s’a­git de voir sans être vu, de regar­der sans qu’on puisse être regar­dé, bref de s’as­so­cier à la balade de qui porte la camé­ra ; d’é­pou­ser sa visée, sans recul.

Par l’i­den­ti­fi­ca­tion au regard de la camé­ra, cen­sée igno­rer les temps morts, et maî­tri­ser l’es­pace en tous ses points, forte de sa pers­pec­tive cen­trée au point géo­mé­tral « objectif »,

te spec­ta­teur se met en posi­tion de sup­po­sé-savoir, de voyeur tout-puis­sant alors qu’il est sou­mis, comme dans le rêve, aux images qui se pré­sentent. Les sémio­logues disaient : l’ins­tance racon­tante — disons plu­tôt : le désir de dor­mir. le désir du rêve, la paresse abso­lue, la bouf­fée d’affects.

Avec le ciné­ma, le fan­tasme d’om­ni­voyance, d’ex­tra­tem­po­ra­li­té est com­blé dans une nar­ra­tion cohé­rente, com­pré­hen­sible, vrai­sem­blable, et c’est en quoi il se dis­tingue des glis­sades et des fan­tai­sies du rêve, des ana­mor­phoses oni­riques. Le récit est orga­ni­sé par une « Ins­tance », mais, Dieu mer­ci, on l’oublie.

Il faut évi­dem­ment bar­rer tout regard qui vien­drait de l’é­cran et qui anéan­ti­rait ce sup­plé­ment. cette hypo­stase de la vue, en déjouant toute pos­si­bi­li­té de se sen­tir regardé.

Que cherche donc le spec­ta­teur sur l’é­cran ? Il cherche des regards où trom­per son œil, mais des regards qui ne le regardent pas. Et en cher­chant le regard en cha­cun de ses points, il oublie l’é­cran, ce rec­tangle bor­né. C’est que le regard est ce point éva­nouis­sant qui montre les inten­tions et indique les dési­rs des per­son­nages : aus­si fait-on jouer les acteurs le plus pos­sible face à la camé­ra, mais sans qu’ils regardent l’ob­jec­tif 23.

« Telle est la véri­table envie. Elle fait pâlir le Sujet devant quoi ? devant l’i­mage d’une com­plé­tude qui se referme et de ceci que le petit a 24, le a sépa­ré à quoi il se sus­pend, peut être pour un autre la pos­ses­sion dont il se satisfait. »

En quoi les acteurs s’ap­pa­rentent aux illu­sion­nistes : pour cacher le truc, ils jettent des regards dans une fausse direc­tion, c’est-à-dire la bonne.

C’est un pro­blème fré­quent de mise en scène que de déga­ger un cré­neau entre les acteurs, pour que les yeux et les visages res­tent visibles. Si un obs­tacle en avant-plan cache un regard, il s’en­suit une rup­ture de la cap­ta­tion, qui doit être pen­sée. De la même manière, on ne fait pas échan­ger un regard n’im­porte où, entre deux comé­diens, dans un plan, ou d’un plan à l’autre.

Au mon­tage, on voit toute l’im­por­tance des rac­cords de regards, qui fonc­tionnent comme des col­lures de plan à plan : ils joignent en un temps conti­nu, des espaces, des points de vue dis­con­ti­nus 25.

Cap­té par le regard, le Sujet cède à la visée qui cadra le film. Cette visée d’un Autre ins­ti­tue le pas­sé dans le pré­sent de la repré­sen­ta­tion. For­close, cette visée, et le spec­ta­teur vient en super-posi­tion du regard pré­dé­ces­seur. Il y dé-cède son pou­voir pour le prix de sa jouissance.

Mais si le moindre figu­rant, situé en un coin de l’i­mage, jette un regard à l’ob­jec­tif (au spec­ta­teur, car l’ob­jec­tif est cen­tré) le dis­po­si­tif entier est comme troué, et toute la réa­li­té fil­mique menace de s’en­fuir par ce nou­veau point de fuite le regard-camé­ra 26.

C’est que le regard-camé­ra fait retour­ner l’a­symp­tote du dis­po­si­tif : le « je regarde » sans qu’on puisse me voir devient « je suis regar­dé » mais en plus d’un faux regard, d’un regard re-pré­sen­té. Dès lors, la posi­tion de sup­po­sé-savoir, d’om­ni­voyeur, que le spec­ta­teur s’ac­cor­dait à son insu, par l’i­den­ti­fi­ca­tion pri­maire au regard de la Kamé­ra 27, est défon­cée : il y à un regard pré-déces­seur (l’Autre) qui sus­ci­ta le regard de l’ac­teur, car il est bien clair que ce que le comé­dien regarde, ce n’est pas le spec­ta­teur. mais le dis­po­si­tif lui-même.

Le sous-venir du pré-cédé fait choir le re-voyeur (car il s’a­git d’une re-vue) dans l’im­puis­sance d’un Sujet abu­sé par un sys­tème repré­sen­ta­tif où il croyait pou­voir anni­hi­ler sa vigi­lance, rêver les yeux ouverts. Ce brusque réveil lui rap­pelle que l’i­mage est tra­vaillée, qu’elle a été fabri­quée de toutes pièces : cette camé­ra, qui se porte en avant de l’ac­tion, se pos­tant là même où le mau­vais coup va sur­ve­nir, ou encore, par une ubi­qui­té démo­niaque, en plu­sieurs endroits à la fois, n’est manœu­vrée que par des mor­tels. se dépla­çant lour­de­ment du bidon­ville au palace, du pas­sé simple au pré­sent com­plexe, du flash back au flash foward.

C’est un sale coup, que ce réveil (nom de Dieu !) au fond d’un ciné­ma de banlieue.

Pour évi­ter cette décon­ve­nue, la camé­ra est ser­vie à grands frais, sur un pla­teau : à effets gran­dioses. bud­gets divins (et réciproquement).

 

La suite, c’est ici.

 

 

 

 

 

  1. On lira à ce sujet l’ou­vrage de R. Spitz “De la nais­sance de la parole”, p.82 et suiv, P.U.F.
  2. Cf. Jacques Lacan, Le sémi­naire, livre XI, cap. 6 à 9. Seuil 
  3. Ni la phy­sio­lo­gie, ni l’op­tique ne suf­fisent dès lors à rendre compte de la vue, qui est bien autre chose qu’un méca­nisme géo­mé­trique ou un influx ner­veux, puis­qu’elle se place d’emblée dans l’é­co­no­mie du Sujet 
  4. La gre­nouille pour­vue d’une rétine sim­pli­fiée ne forme pas d’i­mage. Elle ne “voit” que ce qui bouge. Mét­tez-là au milieu d’un tas de mouches mortes, elle meurt de faim 
  5. Cf. “L’op­tique phy­sio­lo­gique”, en deux tomes, de Y. Le Grand, ouvrage très com­plet sur ces questions 
  6. L’œil est à che­val sur ses muscles,et on n’a qu’une semi-conscience de leur état de ten­sion, ou de relâ­che­ment. Le mou­ve­ment de tête est donc plus for­te­ment signa­lé à la conscience que le mou­ve­ment des yeux, qua­si auto­ma­tique. Au ciné­ma, devant l’é­cran, il s’a­git seule­ment de sac­cades ocu­laires de faible ampli­tude, les mou­ve­ments de tête sont inexistants. 
  7. Ensemble des sen­sa­tions éla­bo­rées par le mou­ve­ment des muscles, col­lec­tées par des cel­lules spé­cia­li­sées (sché­ma cor­po­rel), ici les sen­sa­tions nées des muscles oculo-moteurs. 
  8. Avant cette accom­mo­da­tion, tout ce qui appa­raî­tra dans la buée, non figu­ré, non repré­sen­table. Cf. « Les cou­leurs ren­ver­sées, la buée », article de Jean-Louis Sche­fer dans les Cahiers n°230
  9. Juste sous la mosaïque réti­nienne, un réseau hori­zon­tal relie les cel­lules comme un grillage. Fonc­tion­nant comme un ampli­fi­ca­teur de contraste, il des­sine des contours à l’intersection des zones sombres et claires. Les poten­tiels d’action recueillis au niveau des cel­lules gan­glion­naires, en réponse à une sti­mu­la­tion, sont de trois sortes, « on », « off », et « on-off » (d’après Gra­nit). Lorsqu’on excite la rétine par un spot lumi­neux, il s’établit en effet comme une ligne, un fil, une découpe (réponse « on-off ») autour de la région sti­mu­lée (réponse « on ») ; au-delà du spot et de son pro­fil, la réponse est nulle (« off »). Ce qui est vrai pour un spot l’est aus­si pour des figures plus com­plexes : si le pro­fane ne per­çoit pas où passent les lignes d’ombres sur un visage, le por­trai­tiste voir les zones fai­ble­ment dif­fé­rentes et en trace les limites.
  10. Faut-il voir dans la fas­ci­na­tion pour le Noir et Blanc le goût archaïque de ces temps oubliés ? 
  11. Il y a deux manières d’apprécier une dimen­sion : 1) l’angle sous lequel elle est vue sans dépla­cer son regard, 2) l’angle de rota­tion que fait le regard pour se por­ter d’une extré­mi­té à l’autre de l’objet. Signa­lons que le mot « taille » appa­raît en 1223. L’œil est tailleur d’image, pour les sculp­teurs. Détailler, c’est donc péné­trer à l’intérieur de l’image.
  12. Cf. l’article de Pas­cal Bonit­zer, « Voi­ci », Cahiers n°273
  13. Dans la réa­li­té, c’est la conver­gence pré­cise des deux yeux qui fixe le degré de dra­ma­ti­sa­tion, de foca­li­sa­tion du regard. Au ciné­ma, la « gros­seur » du plan fera écho. 
  14. Jacques Lacan, Sémi­naire XI, p. 73 
  15. Comme nous le démontre le “De archi­tec­tu­ra libri X” de Vitruve, le tra­vail sur plans était très au point dès le 1er siècle avant J.-C. L’é­lé­va­tion en pers­pec­tive pré­cé­dait déjà la construc­tion en échafaudages. 
  16. Dans « La pers­pec­tive comme forme sym­bo­lique », Ed. de Minuit.
  17. L’examen d’une scène, d’une affiche, révèle des mou­ve­ments com­plexes d’exploration, d’oscillation, avec retours répé­tés sur cer­tains détails, mou­ve­ments récem­ment mesu­rés par l’ocuiomètre (Hone­well-Bull) fabri­qué pour les besoins publicitaires 
  18. On ver­ra qu’il s’agit du centre optique d’une len­tille, d’un sys­tème de cap­ta­tion optique : cris­tal­lin ou objec­tif photographique 
  19. Jacques Lacan, op. cit. 
  20. Jacques Lacan, Sémi­naire, livre XI, p. 97. 
  21. La cor­née puis­sance 42,36 dt donne à l’œil les ¾ de sa puis­sance conver­gente. « Pour­quoi la nature a fait convexe la sur­face de la pru­nelle pla­cée dans l’œil afin que les objets envi­ron­nants puissent impri­mer leurs images avec des angles plus grands que si l’œil était plan ». L. d. V. Car­nets, p. 201 
  22. Panof­sky, p. 160. 
  23. Comme au théâtre où le regard-spec­ta­teur, en revanche, est permis. 
  24. Dans cette cita­tion de J. Lacan (op. cit.) l’objet a est ici le regard.
  25. Pas mon­table, cela veut dire ne pou­vant ins­crire l’illusion d’une conti­nui­té, ne pou­vant effa­cer la dis­con­ti­nui­té du tour­nage. (Je m’en tiens au film clas­sique, nar­ra­tif, tel que la télé en pro­gramme le plus souvent. 
  26. Cf. « Les deux regards » par P. Bonit­zer, Cahiers n°275
  27. Le spec­ta­teur se croit volon­tiers sujet de l’énoncé qu’il voit. Oubliant le décou­page, il feint de croire à la conti­nui­té des plans tour­nés d’une seule volée, en un seul coup. D’où la toute-puis­sance prê­tée à ce regard aérien et volatile.