Rapport d’inactivité

Par Jean Luc Godard

Texte ini­tia­le­ment paru dans le jour­nal Le Monde du Mar­di, 8 octobre 1991

Illus­tra­tion : L’Oi­seau de para­dis (film, 1932) avec Dolores del RíoJoel McCrea

 

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Les mésa­ven­tures du Centre de Recherche sur les métiers de l’i­mage et du son

Il n’est guère pos­sible de sépa­rer entiè­re­ment le tech­nique et l’esthétique — le cultu­rel, — la cir­cu­la­tion du sang de celle des idées (voir les études sur la parole et l’outil de Leroi-Gourhan).

L’atelier de Per­iphe­ria (une salle de mon­tage, une biblio­thèque, un secré­ta­riat de pro­duc­tion) vise à réunir sous les yeux et les mains de quoi faire un film en entier, à l’exception du labo­ra­toire chi­mique — mais à inclure l’enregistrement optique du son de ciné­ma, en par­ti­cu­lier l’encodage digital.

Si l’on emprun­tait une image à l’athlétisme, ce serait au décath­lon qu’il fau­drait com­pa­rer cet ate­lier. Pas de spé­cia­liste de ceci ou cela — avec leurs règles trop rigides en pro­ve­nance d’un sur­plus d’absence d’imagination, sur­plus que ledit spé­cia­liste trans­forme en créa­tion de sacro-saintes lois (les anciennes super-prises jack encore en vigueur à TDF, alliance de l’armurier Thom­son et du pro­lé­taire-capi­ta­liste de la CGT).

Pos­si­bi­li­té pour l’élève débu­tant ou en fin de cours de la FEMIS de voir et de tou­cher tout ce qui com­pose la créa­tion ciné­ma­to­gra­phique, et de choi­sir selon ses pos­si­bi­li­tés propres, et ses goûts salis par le soi-disant audio-visuel euro­péen. Choi­sir entre le faire-savoir des pré­sen­ta­teurs TV et le savoir-faire de Cézanne.

Voir ses droits à la créa­tion — mixer dès le début du mon­tage ou à la fin — et voir aus­si ses devoirs — net­toyer et démon­ter une simple col­leuse. Lorsque nous avons pro­po­sé à deux élèves de fin d’année de venir col­la­bo­rer au mon­tage de Nou­velle Vague, grande fut notre sur­prise de consta­ter que ces demoi­selles n’avaient jamais tenu entre leurs doigts une bobine de 6/25.

Ce serait une très grande réus­site si le tra­vail de Per­iphe­ria par­ve­nait déjà à l’abandon par l’industrie euro­péenne du ciné­ma de la vitesse 24 images/seconde — puisque son sec­teur est le 25 images (vitesse de défi­le­ment des images à la télé­vi­sion) — copiée ser­vi­le­ment de la vitesse amé­ri­caine, tel un vas­sal sans hon­neur copie la voix de son maître. On devrait pou­voir entendre la voix de M Romy Schnei­der à la télé­vi­sion sans qu’elle soit accé­lé­rée. La haute défi­ni­tion, c’est aus­si cela.

Pourquoi la haute définition est-elle basse ?

A pro­pos de haute défi­ni­tion, il impor­te­rait d’abord d’en faire un peu l’historique, au sens banal du terme. Car le fait est d’abord que l’on dimi­nue la hau­teur de l’écran pour en aug­men­ter la lar­geur, et qu’on se rap­proche d’une idée et d’un sen­ti­ment de  “cou­ché” plu­tôt que de  “debout” , à tel point que Manet n’aurait plus à peindre le mate­las d’Olym­pia. Par­ler de  “for­mat ciné­ma”, à pro­pos non même du 1/66 mais du 1/85 anglo-saxon, sur l’antenne ou le câble est plai­sant : ce for­mat était le  “Ciné­ma­scope du pauvre” dans les années 60, quand cer­tains exploi­tants disaient  “pano­ra­mique” alors qu’ils vou­laient sim­ple­ment faire l’économie d’un impôt à la Fox.

Ce terme de  “haute” — fidé­li­té, défi­ni­tion — ne vien­drait-il pas, via la ger­ma­ni­sa­tion des Etats-Unis dont parle Sieg­fried à son amie dans le roman de Girau­doux, de “Herr Oberst” ou “Ober Kom­man­do” ? Je me sou­viens de toutes les plaques indi­ca­trices dans les rues de Paris sous l’Occupation.

Et puis, qu’appelle-t-on  “mieux défi­ni” ? M Char­lotte du Val d’Ogne, d’Ingres ou de David, est-elle mieux défi­nie qu’une liseuse de Renoir ? La Vénus d’Urbino mieux défi­nie qu’une prin­cesse de Goya ? Et puisque les sous-hommes der­rière les camé­ras de pla­teau de télé­vi­sion n’aiment pas la vie des visages, lorsqu’un homme poli­tique se pré­sen­te­ra à l’heure de véri­té en TVHD, ce sera sa couche de plâtre qui sera de mieux en mieux définie.

Avec le pro­jet Béré­nice, aujourd’hui annu­lé pour quelques années (dans un mois, dans un an) faute de pou­voir s’installer pra­ti­que­ment comme pré­vu par la conven­tion du 3 avril 1990, il s’agissait de marier, ou de fian­cer pour le moins, défi­ni­tion de l’âme et défi­ni­tion du corps — corps de l’État pour Titus. De voir et d’entendre ce qu’est deve­nue cette rime en notre temps, et d’en tirer non des règles obli­ga­toires, mais à cal­cu­ler le monde qui est à nous, en mariant, ou fian­çant pour le moins, l’objet de la recherche avec le sujet de la découverte.

Asso­cier les élèves qui le dési­rent à cela. Leur sug­gé­rer qu’un scé­na­rio ne se fait pas lors de trois semaines au vert car, reve­nu dans la ville, le film risque de se peindre avec les seules cou­leurs de celle-ci, avec du gris sur du gris, ce qui est signe — Hegel — qu’une mani­fes­ta­tion de la vie achève de vieillir.

Autre film où la pré­sence de quelques élèves aurait été utile : Science sans conscience, lui aus­si aban­don­né car la pein­ture (celle de Dela­croix :  “J’ai trou­vé la pein­ture quand je n’avais plus de dents” ; celle de Picas­so :  “En pri­son, je pein­drai avec ma merde” ) ne se peint pas dans une enfi­lade de bureaux, même appe­lée, à la res­cousse, Espace François-Truffaut.

Projets arrêtés

Autre film encore aban­don­né, alors même qu’il était ins­crit en prio­ri­té dans la conven­tion du 3 avril 1990 : Histoire(s) du ciné­ma, suite et fin, puisqu’on ne peut mon­ter sa biblio­thèque et y faire le tra­vail de Cuvier avec les élèves sou­cieux de pra­ti­quer une rela­tion vraie avec leurs parents dans la dis­ci­pline qu’ils ont choi­sie. Biblio­thèque agré­men­tée d’un mur de ten­nis et d’une copieuse à laser — mer­ci, Mon­sieur Canon. Non pas jouer au ciné­ma, mais du ciné­ma ou de la vidéo, comme on dit jouer du violon.

Annu­lée aus­si notre invi­ta­tion au cinéaste armé­nien Arthur Pele­chian de venir mon­ter Homo sapiens dans le Palais de l’image, et d’apprendre avec lui ce qui reste de l’héritage de Bar­net ou d’Eisenstein (celui qui nom­mait le Gre­co  “le mon­teur de Tolède” )

Apprendre à l’élève et au pro­fes­seur, s’ils le dési­rent, que l’on peut — et doit — impri­mer sa propre bro­chure de presse, au même titre que son cahier d’étalonnage ou/et de mixage, avec les cou­leurs exactes, et qu’à tout moment du pro­ces­sus la créa­tion est là ; et le mariage, ou les fian­çailles pour le moins, du sujet et de l’objet, de l’idée/sentiment et de la technique.

L’art et la culture l’Europe et l’Amérique

Tout Fran­çais à 10.000 francs par mois pos­sède aujourd’hui une chaîne hi-fi de cor­recte qua­li­té. Aucun ne sait sor­tir le son de la TV sur sa chaîne pour avoir le béné­fice de ce son cor­rect. Et il paie deux fois ce son en ache­tant le pro­duit faus­se­ment futu­riste du grand armu­rier Thom­son.

Rap­pe­lons que Per­iphe­ria n’est d’aucune façon sala­rié pour expo­ser ces véri­tés pre­mières ou secondes, mais y trouve, si le pro­jet existe, un béné­fice cultu­rel, c’est-à-dire moral (  “l’esthétique de l’avenir”, disait un vieux Russe) autant que technique.

Il faut à notre sens sépa­rer la notion d’art de celle de culture. Quand Bee­tho­ven com­pose la Sep­tième, ce sera de l’art. Et si Bru­no Wal­ter la dirige, aus­si. Quand Kara­jan la diri­ge­ra, cela devien­dra vite de la culture. Et ce sera défi­ni­ti­ve­ment de la culture lorsque CBS/Sony en orga­ni­se­ra la dif­fu­sion par com­pact-disc. Cela peut rede­ve­nir de l’art si un audi­teur sin­cère l’écoute.

Les Etats-Unis nour­rissent une plus ou moins bonne par­tie du monde avec leur agri­cul­ture. Ils font de même avec leur culture. C’est le droit de cette plus ou moins bonne par­tie du monde de faire ce choix, mais ce n’est cer­tai­ne­ment pas son devoir.

Le jour où chaque télé­vi­sion d’Europe dif­fu­se­ra régu­liè­re­ment un film grec, por­tu­gais ou slo­vaque, insi­pide ou pas, l’Europe sera faite. Sinon, elle res­te­ra amé­ri­caine. La France lance Ariane, mais Thé­sée est amé­ri­cain, et comme tel, ven­du d’avance au Mino­taure.  “Ne raconte donc pas d’histoires” , me disait-on, petit, lorsque j’inventais.  “Raconte des his­toires, mon grand” , me dit-on encore aujourd’hui, alors même que je n’invente rien. De quelle his­toire s’agit-il, alors ? Celle de la bataille de Boro­di­no, et de la fin de la domi­na­tion fran­çaise, racon­tée par Tol­stoï ? Celle de la bataille de Bag­dad, racon­tée par CNN, celle du triomphe de la télé­vi­sion amé­ri­caine et de ses domestiques ?

Un Alle­mand, Erich Pom­mer, fon­da­teur d’Uni­ver­sal (aujourd’hui Mat­su­shi­ta Elec­tro­nics), s’exclamait :  “Je ferai pleu­rer le monde entier dans son fau­teuil. ” Peut-on dire qu’il a réus­si ? D’une part, il est vrai que les jour­naux et télé­vi­sions du monde entier ne montrent que de la mort et des larmes ; mais, d’autre part, il est vrai aus­si que ceux qui res­tent à regar­der la télé­vi­sion, n’ayant plus de larmes à pleu­rer, tout sim­ple­ment n’y portent pas attention.

Oui, quelle his­toire vou­lons-nous ? A sup­po­ser que nous soyons dignes de la Char­treuse et de Crimes et châ­ti­ments. Voi­là ce que deman­dait David O. Selz­nick :  “Je veux Del Rio et Mc Crea dans une romance ayant pour cadre les mers du Sud — peu m’importe l’histoire pour­vu qu’elle s’intitule Bird of Para­dise et que Del Rio saute à la fin dans un volcan !”