Une Révolution du regard

Un entretien avec Carole Rousopoulos par Hélène Fleckinger

Hélène Fle­ckin­ger est spé­cia­liste de l’histoire du ciné­ma des femmes.

Entre­tien avec Carole Rous­so­pou­los paru dans Nou­velles Ques­tions Fémi­nistes, volume 28, n°1, 2009, p. 98 – 118

https://www.caroleroussopoulos.com/

La grande avan­cée des fémi­nistes, c’est de ne pas cou­per notre vie en tranches de sau­cis­son : notre vie per­son­nelle, notre vie poli­tique, notre vie affec­tive, notre vie professionnelle

Qu’as-tu entre­pris en arri­vant à Paris et com­ment as-tu com­men­cé à faire de la vidéo ?

J’ai débar­qué à Paris en 1967, avec une équi­va­lence à la Sor­bonne, sous pré­texte de pour­suivre les études de lettres que j’avais com­men­cées à Lau­sanne. Je suis par­tie en 2 CV pen­dant la nuit, avec quelques bou­quins, des disques et trois fringues dans le coffre. Mon père m’a cou­pé les vivres. Je me suis ins­tal­lée dans une chambre de bonne et j’ai com­men­cé par faire des ménages. Une amie de mon père m’a fina­le­ment trou­vé un stage de trois mois au jour­nal Vogue. Je devais ensuite ren­trer en Suisse pas­ser mes exa­mens. Mais au bout des trois mois, une des rédac­trices, Bet­ti­na, a eu un grave acci­dent de voi­ture et du jour au len­de­main on m’a pro­po­sé de res­ter et de la rem­pla­cer. J’y suis res­tée plu­sieurs années.

Indé­pen­dam­ment du conte­nu, c’était un jour­nal avec une grande qua­li­té de pho­tos et d’impression. J’y ai appris beau­coup de choses. Il y avait neuf rédac­trices, tout se fai­sait à la mai­son, et c’est la pre­mière fois que j’ai connu des femmes indé­pen­dantes qui avaient besoin de tra­vailler, qui s’assumaient et qui avaient une vie inté­res­sante. Pour moi qui venais d’une famille de notables valai­sans – mon père était ban­quier – où les femmes n’avaient jamais tra­vaillé, c’était une grande décou­verte. J’ai côtoyé les plus grands pho­to­graphes du monde, les plus grandes stars, les plus beaux man­ne­quins. J’ai per­çu la souf­france de ces femmes qui nous fai­saient rêver et qui dans le quo­ti­dien se col­ti­naient des pro­blèmes d’insécurité ter­ribles, déjà à l’époque, parce qu’elles avaient une ride ou un kilo en trop. Je trou­vais ça ter­ri­fiant et ça m’a per­mis de démys­ti­fier tout un milieu. J’allais très sou­vent rendre visite à Bet­ti­na à l’hôpital. Quand elle est sor­tie du coma, je lui ai dit : ” Bats-toi. Le jour où tu iras de nou­veau bien, je démis­sion­ne­rai et tu repren­dras ton poste “. Trois ans plus tard, elle se por­tait beau­coup mieux et j’ai com­men­cé à aller voir le comi­té d’entreprise et à par­ler aux dif­fé­rentes rédac­trices en leur disant : ” Vous êtes d’accord, on se bat toutes et on réin­tègre Bet­ti­na ! Moi j’ai appris ce que je devais apprendre, je vais prendre un autre bou­lot “. Le direc­teur l’a su et ça a été ter­rible. J’ai été convo­quée, j’ai conti­nué à me battre et j’ai été virée du jour au len­de­main sous un autre pré­texte, tota­le­ment anec­do­tique et de mau­vaise foi. Bet­ti­na, elle, n’a jamais été réintégrée.

Mais cette injus­tice m’a fina­le­ment ren­du ser­vice. Le jour où j’ai été virée, Paul Rous­so­pou­los déjeu­nait avec Jean Genet. J’étais com­plè­te­ment déses­pé­rée d’avoir été vidée comme une mal­propre en un jour, car je n’avais même pas pas­sé mes exa­mens et ce n’était pas le moment que je m’étais fixé pour par­tir ! Je suis donc arri­vée en pleu­rant et Genet, en me voyant ain­si, m’a dit : ” Ce n’est vrai­ment pas la peine de vous mettre dans un état pareil ! Est-ce que, au moins, vous avez pen­sé à deman­der un chèque de licen­cie­ment ? ” Je m’étais en effet bat­tue pour avoir trois mois de salaire. Il m’a pris le chèque des mains : ” C’est exac­te­ment ce qu’il vous faut pour être une femme libre. Doré­na­vant, vous n’aurez plus besoin ni de direc­teur ni de rédac­teur en chef ! Il y a une machine révo­lu­tion­naire qui vient de sor­tir… ” Un cer­tain Patrick Pra­do lui avait mon­tré le fameux ” Por­ta­pack ” de Sony, une toute nou­velle camé­ra vidéo por­table. Nous sommes allés tous les trois, Paul, Genet et moi au numé­ro 1 du bou­le­vard Sébas­to­pol. Nous avons dépo­sé le chèque direc­te­ment à la bou­tique – ce qu’on pou­vait faire à l’époque – et nous sommes repar­tis avec la camé­ra et le magné­to­scope en ban­dou­lière. C’était le deuxième appa­reil de ce genre ven­du en France. En ren­trant à la mai­son, nous ne savions pas com­ment ça mar­chait ! Je me sou­viens être des­cen­due dans la rue avec Genet pour faire des essais en sui­vant les chats et les gens qui pas­saient… Je ne savais abso­lu­ment pas fil­mer et je n’avais jamais pen­sé faire de la vidéo ! Même si j’aimais beau­coup les pho­tos, c’était plu­tôt le jour­na­lisme écrit qui m’intéressait, pas le jour­na­lisme tel qu’il est pra­ti­qué aujourd’hui, mais aller don­ner la parole aux gens, voya­ger, décou­vrir des choses que jus­te­ment je ne connais­sais pas. J’avais l’impression que c’était une manière de faire des ren­contres, de connaître des pays et des situa­tions. Après l’expérience de Vogue, j’ai d’ailleurs fait des piges pour Jeune Afrique. On s’est mis en grève, j’ai fait un film sur le mou­ve­ment, et j’ai évi­dem­ment été virée juste après… Il n’y avait pas encore Libé­ra­tion, l’avenir était donc très bou­ché du côté du jour­na­lisme. Je ne sais pas quel métier j’aurais fait sans cette ren­contre avec Genet. La vidéo a été pour moi une chance extraordinaire.

Une fois ta camé­ra ache­tée, quel usage en as-tu fait ? Quels ont été tes pre­miers tournages ?

J’ai réa­li­sé à Paris cette bande vidéo sur Jeune Afrique, une autre sur Vogue et la bêtise du milieu de la mode, et une autre encore avec Bri­gitte Fon­taine et Ares­ki. Puis un jour Genet nous a deman­dé à Paul et à moi d’aller dans les camps pales­ti­niens avec lui et Mah­moud Al Ham­cha­ri, le pre­mier repré­sen­tant de l’OLP à Paris. C’était le moment où le roi Hus­sein de Jor­da­nie napal­mi­sait les Pales­ti­niens. Il avait déci­dé de les liqui­der, de les neu­tra­li­ser. Nous sommes par­tis tous les quatre en sep­tembre, et ce fut le fameux ” Sep­tembre Noir “. J’en ai pris plein la gueule en décou­vrant la vie des Pales­ti­niens. Devant le désar­roi et la pau­vre­té, la révolte m’a sai­sie. C’était une situa­tion que je ne connais­sais pas du tout. Hus­sein s’était fait livrer du napalm amé­ri­cain, le même qui était envoyé sur les Viet­na­miens. Les enfants et les femmes étaient recou­verts de cette espèce de miel, col­lant, qu’on ne peut pas enle­ver, et qui brûle au deuxième ou troi­sième degré. C’était épouvantable.

Quand nous sommes ren­trés en France, nous avons mon­tré le film, qui s’appelait Hus­sein, le Néron d’Amman, et tout s’est enchaî­né très vite. Un jour, un Black Pan­ther, légal, qui avait enten­du par­ler de cette bande vidéo, nous a contac­tés car ils avaient gar­dé la machine NTSC d’une équipe de jour­na­listes amé­ri­cains venue les inter­vie­wer et ils ne savaient pas s’en ser­vir. Nous avons pas­sé un mois à Alger pour don­ner des cours de vidéo aux Black Pan­thers, mais aus­si à tous les mou­ve­ments de libé­ra­tion : aux Ango­lais, aux Viet­na­miens, etc. La vidéo por­table per­met­tait de don­ner la parole aux gens direc­te­ment concer­nés, qui n’étaient donc pas obli­gés de pas­ser à la mou­li­nette des jour­na­listes et des médias, et qui pou­vaient faire leur propre information.

Après, toute notre vie a été une suc­ces­sion de ren­contres parce que des gens vou­laient qu’on leur apprenne la vidéo. Ils nous contac­taient pour qu’on les aide, soit à mon­ter des images qu’ils avaient eux-mêmes tour­nées, soit à apprendre à uti­li­ser les machines. Au début, c’étaient plu­tôt des mili­tants qui se ser­vaient de ce média pour ren­for­cer les luttes dans les­quelles ils étaient impli­qués. Les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires res­sen­taient ce pou­voir de l’image comme une force. Il était donc pos­sible d’utiliser cette force – cette cré­di­bi­li­té – au ser­vice des luttes, de notre point de vue. C’est pour­quoi les gens ren­traient faci­le­ment en contact avec nous. Tous les pre­miers groupes indé­pen­dants de vidéo légère, qu’ils soient amé­ri­cains, qué­bé­cois, fran­çais, ita­liens ou alle­mands, ont uti­li­sé la vidéo de la même manière que nous. Ce n’était pas du tout pour faire de l’art. Les groupes de vidéo mili­tante n’avaient rien à voir avec le milieu du ciné­ma. C’était vrai­ment pour faire de l’animation dans les quar­tiers, pour par­ler des pro­blèmes sociaux.

Com­ment as-tu ren­con­tré les filles du tout nou­veau Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes ?

Ce fut un coup de chance, et jus­te­ment grâce à la vidéo… Un cer­tain Alain Jac­quet s’occupait d’une struc­ture aux Beaux-Arts, à UP6, où se trou­vait une ins­tal­la­tion vidéo, et en par­ti­cu­lier un grand banc de mon­tage 1 pouce IVC, très per­fec­tion­né pour l’époque, avec lequel Jean-Luc Godard a mon­té ses pre­miers films. Nous nous connais­sions car nous étions très peu nom­breux à faire de la vidéo et il m’avait dit que je pou­vais tra­vailler la nuit sur les machines, ce que j’ai évi­dem­ment fait. C’est là que j’ai ren­con­tré les filles qui essayaient de mon­ter la pre­mière bande vidéo fémi­niste en France, Grève de femmes à Troyes , sur la pre­mière grève d’ouvrières avec occu­pa­tion des locaux dans une usine de bon­ne­te­rie. Elles m’ont deman­dé de les aider. Nous avons d’abord par­lé vidéo, puis elles m’ont dit qu’elles se réunis­saient tous les mer­cre­dis soirs. Elles m’ont pro­po­sé de venir et je n’en suis plus par­tie. Cette ren­contre a été déci­sive pour moi.

Je n’étais donc pas dans les pion­nières du Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes. Je suis arri­vée peut-être six mois après les pre­mières réunions dans ce fameux amphi­théâtre du mer­cre­di. Au début, j’étais téta­ni­sée, j’écoutais der­rière, tout dis­crè­te­ment. Je trou­vais ces femmes géniales. Tout le monde par­lait en même temps. C’était un bor­del incroyable mais très gai. J’ai pu for­ma­li­ser tout ce que je res­sen­tais. Nous avions des intui­tions, nous ne nous sen­tions pas bien dans cer­taines situa­tions, mais sans bien com­prendre pour­quoi. Nous pen­sions être les seules et tout à coup nous avons décou­vert que ce que nous lisions, ce que les femmes disaient, c’était exac­te­ment ce que nous res­sen­tions. Ça nous a donc don­né une assu­rance for­mi­dable, ça nous a récon­ci­liées avec nous-mêmes et ça nous a fait nous aimer. Dans Debout !, une femme suisse, Marie-Jo Glar­don, dit cette très belle phrase à pro­pos des rela­tions entre les homo­sexuelles et les hété­ro­sexuelles du mou­ve­ment : ” En aimant les femmes, on a appris à s’aimer soi-même “.

Les AG puis les bouffes au res­tau­rant, les mani­fes­ta­tions, les actions n’étaient que soli­da­ri­té et rigo­lade. Les filles étaient tel­le­ment drôles ! C’était une fête conti­nuelle et une créa­ti­vi­té com­plè­te­ment débri­dée. J’étais très heu­reuse. Une des actions que je trouve la plus géniale, et qui me fait encore aujourd’hui le plus rigo­ler, c’est le dépôt de la gerbe de fleurs à la mémoire de la femme du sol­dat incon­nu. Je n’y ai pas par­ti­ci­pé puisqu’à l’époque je ne connais­sais pas du tout les filles et que je ne l’avais même pas lu dans la presse. Mais tout le mou­ve­ment est résu­mé dans l’humour et la jus­tesse de cette action. Le Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes, qui a duré à mon avis très peu de temps, était vrai­ment lié à cette sub­ver­sion et à cet humour. C’est comme ça qu’on peut gagner des luttes, ce n’est pas en fai­sant du mili­tan­tisme ennuyeux où on se sacri­fie dans des réunions… Et c’est vrai que le jour où nous n’avons plus rigo­lé, c’était la fin du mou­ve­ment, c’est deve­nu autre chose.

Quand tu étais enfant, avais-tu déjà une conscience fémi­niste, même si tu ne connais­sais pas le mot ? Des élé­ments de ta vie per­son­nelle et fami­liale l’ont-ils favorisée ?

Mes parents étaient le deuxième couple divor­cé en Valais, ma mère avait per­du la garde de mon frère et moi, et nous avons donc été éle­vés par notre père. C’était une situa­tion très rare. Nous étions mon­trés du doigt. À l’époque, dans les écoles reli­gieuses, on disait que les parents divor­cés allaient en enfer. Enfant, je n’ai man­qué de rien, si ce n’est de l’affection d’une mère, ce qui n’est pas n’importe quoi, et de culture. A la mai­son, il n’y avait pas de dis­cus­sions inté­res­santes, pas de livres – Mau­rice Druon dans le meilleur des cas –, même pas de musique. Quand je suis arri­vée à Paris, je croyais qu’être de gauche, c’était rou­ler à gauche. C’est pour te dire l’énormité du désastre. Incroyable ! Ma famille était abon­née à un jour­nal local qui était de droite, pour ne pas dire d’extrême-droite. Je ne regrette pas d’avoir eu une famille aty­pique, au contraire, je pense que ça m’a jus­te­ment don­né du punch. Mais je n’ai mal­heu­reu­se­ment pas reçu une édu­ca­tion inté­res­sante ou intel­li­gente, en tout cas, pas ouverte sur le monde. J’avais donc beau­coup de retard par rap­port à la plu­part des jeunes Fran­çaises ou Fran­çais. Quand je suis arri­vée à Paris, j’avais l’impression d’avoir pra­ti­que­ment vingt-deux ans de retard…

Je ne sais pas si l’on peut dire que j’avais déjà une conscience fémi­niste, mais j’étais très heur­tée par les injus­tices faites aux femmes. Les femmes de ma famille étaient assez fortes, les sœurs de mon père ne se fai­saient pas tabas­ser et elles avaient, intra muros, du carac­tère. Mais j’ai com­pris assez vite que les femmes vul­né­rables, c’étaient les domes­tiques, celles qu’ils appe­laient les bonnes. On pou­vait les exploi­ter à mer­ci et elles vivaient dans des chambres qui n’étaient pas chauf­fées, contrai­re­ment aux nôtres… J’ai aus­si com­pris rapi­de­ment que les mariages étaient arran­gés, ce n’était certes pas la situa­tion des mariages for­cés, mais c’est une des rai­sons pour les­quelles je suis par­tie. J’ai trou­vé tota­le­ment odieuse toute cette éner­gie déployée dans les familles pour orga­ni­ser des mariages, ce qu’ils appe­laient de beaux par­tis. Les familles de mon milieu consi­dé­raient que les filles n’avaient pas besoin de suivre des études. Les femmes de ma géné­ra­tion fai­saient dans le meilleur des cas lettres ou infir­mière… Beau­coup d’éléments m’ont pro­ba­ble­ment ren­due vigi­lante : il ne fal­lait pas se lais­ser débor­der. Les gens qui m’ont connue à cette époque me disent que j’étais déjà com­plè­te­ment aty­pique comme petite fille et jeune fille. Moi, je n’en n’avais pas du tout le sen­ti­ment… Je ne me rap­pelle plus la vie dont je rêvais, mais pro­ba­ble­ment de ne pas res­ter enfer­mée dans cet uni­vers ennuyeux. Je n’avais envie d’aucun bou­lot en par­ti­cu­lier, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie, ni où, ni quand, ni avec qui.

Quelles femmes ont par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué ton par­cours ? Des lec­tures comme celle de Simone de Beau­voir t’ont-elles influencée ?

Quand j’étais jeune, j’étais com­plè­te­ment hors cir­cuit, je n’avais pas de réfé­rences. Je ne te dirai pas que j’ai lu Simone de Beau­voir à quinze ou dix-huit ans, je ne te cite­rai pas Andrée Michel ou les suf­fra­gettes anglaises et amé­ri­caines. Des lec­tures m’ont bien sûr mar­quée. J’ai même réa­li­sé en 1975 un film avec les pros­ti­tuées parce que j’avais lu un pam­phlet de Kate Millet quinze jours plus tôt … Mais c’est davan­tage la pra­tique et le contact avec les gens qui m’ont inté­res­sée et influen­cée. Ce sont les per­sonnes qui me donnent de l’énergie. J’ai plus appris en dis­cu­tant avec les femmes elles-mêmes – en les voyant, en fai­sant des films avec elles, en menant des actions com­munes – qu’en lisant leurs bou­quins. J’avais lu le Deuxième sexe, j’aimais beau­coup les Mémoires d’une jeune fille ran­gée, mais ce n’était pas le plus impor­tant pour moi. Voir la vie que menait Simone de Beau­voir, sa modes­tie à l’égard des fémi­nistes, me fai­sait davan­tage gran­dir. Del­phine Sey­rig aus­si m’a énor­mé­ment appor­té. C’était quelqu’un de très irré­vé­ren­cieux. Ce n’est pas parce que quelqu’un était connu, impor­tant, qu’il fal­lait s’écraser, se mettre à genoux et le remer­cier. Au contraire, il fal­lait tou­jours gar­der la tête haute et faire pas­ser ses convic­tions en pre­mier. Del­phine avait un humour, une ima­gi­na­tion, une éner­gie incroyables et tou­jours l’envie de faire une manif, une action, une vidéo. Elle était com­plè­te­ment bilingue et nous rap­por­tait sou­vent des bou­quins des États-Unis, qui n’étaient pas encore tra­duits, comme le livre de Susan Brown­mil­ler sur le viol. J’ai décou­vert énor­mé­ment de choses en écou­tant Del­phine. Nous fai­sions des lec­tures ensemble, elle nous tra­dui­sait des cha­pitres et nous par­lait de ce qu’elle avait lu la veille.

Mes modèles, ce sont en fait les pion­nières du Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes en France et en Suisse, où j’ai vécu, et ce sont mes copines ! Je suis très émue et heu­reuse d’avoir eu la chance, en arri­vant d’un bled comme le mien, de ren­con­trer toutes ces femmes excep­tion­nelles. Je trou­vais que ce qu’elles disaient était for­mi­dable, alors je met­tais la camé­ra à leur ser­vice, au ser­vice des causes qu’elles avaient ini­tiées. Tout sim­ple­ment. Quand on vit avec celles qui font l’Histoire, quand on peut apprendre des choses en se fai­sant des tar­tines de confi­ture le matin, en buvant des coups ou en se bala­dant, c’est quand même extra­or­di­naire ! C’est une vraie sym­biose entre la réflexion et les plai­sirs de la vie…

Dans les années soixante-dix, tu as réa­li­sé de nom­breuses bandes vidéo fémi­nistes avec Del­phine Sey­rig et Ioa­na Wie­der. Com­ment les avais-tu ren­con­trées ? Pour­quoi signer du nom des ” Insoumuses ” ?

Pour gagner ma vie, le week-end, j’organisais des stages pour apprendre la vidéo à des femmes, car il n’y avait pas de pro­fes­seur. Un jour, Del­phine Sey­rig a son­né à ma porte, avec une de ses copines, Ioa­na. Elles se sont ins­crites au stage. Moi, inculte comme j’étais, je ne savais pas qui était Del­phine, je n’avais jamais enten­du par­ler d’elle et je n’avais vu aucun de ses films. En Suisse, à l’époque, on ne pou­vait pas aller au ciné­ma avant dix-huit ans. Par la suite, nous sommes deve­nues très amies. Quand je tra­vaillais avec Del­phine et Ioa­na, c’était plus cohé­rent de signer d’un autre nom que ” Vidéo out “, parce qu’elles n’en fai­saient pas par­tie. Elles ne dis­cu­taient pas avec le groupe de ce qu’on devait faire ou ne pas faire. C’était plus juste que nous ayons notre iden­ti­té propre de trois copines qui fai­saient des petits films exclu­si­ve­ment fémi­nistes, tan­dis que ” Vidéo out ” pou­vait trai­ter de dif­fé­rents sujets. La dyna­mique n’était pas la même. Ensemble, nous étions très créa­tives et nous avons réa­li­sé notam­ment SCUM Mani­fes­to , une mise en scène du texte de Vale­rie Sola­nas, dont j’aimais beau­coup la radi­ca­li­té, et Maso et Miso vont en bateau qui fait tou­jours mou­rir de rire les gens… Del­phine avait enre­gis­tré la fameuse émis­sion de Ber­nard Pivot avec Fran­çoise Giroud, à la fin de l’année 1975, qui avait été décré­tée année inter­na­tio­nale de ” la ” femme par l’ONU. Nous avons déci­dé de répondre tel­le­ment nous étions cho­quées et scan­da­li­sées ! Le film est sor­ti au ciné­ma l’Olympic-Entrepôt. C’était la pre­mière fois à Paris qu’une salle était équi­pée cor­rec­te­ment en vidéo. Paul avait fait un savant cal­cul pour que tout le monde dans la salle puisse voir un ou deux écrans. Nous avions enle­vé des sièges, construit de petites struc­tures métal­liques, et posé des écrans des­sus. La vidéo avait été pro­je­tée pen­dant plu­sieurs semaines et nous avions eu un grand article dans le Nou­vel Obser­va­teur. Le direc­teur de cabi­net de Fran­çoise Giroud était venu me voir en me disant qu’elle était catas­tro­phée par la vidéo et prête à entrer en dis­cus­sion pour qu’on arrête de dif­fu­ser le film. C’était la seule chose qu’il ne fal­lait pas pro­po­ser à quelqu’un comme Del­phine, qui a dit : ” Puisqu’elle nous menace, nous allons gar­der le film deux fois plus long­temps ! “. Le film était la preuve par neuf qu’il fal­lait être radi­cales et que ça ne ser­vait à rien d’être dans la séduc­tion. Fran­çoise Giroud avait beau­coup de com­pé­tences, elle était une grande jour­na­liste, mais elle n’était pas fémi­niste… Voi­là encore une femme qui n’avait pas confiance en elle, qui était trop dépen­dante, même affec­ti­ve­ment, des hommes, et qui n’était pas soli­daire des femmes…

Quel regard portes-tu aujourd’hui sur la décen­nie 70 et com­ment as-tu vécu le déclin du Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes dans les années 80 ?

Je pense que c’est la décen­nie la plus heu­reuse de ma vie. Tout était for­mi­dable. Le monde nous appar­te­nait et nous le refai­sions. Nous étions pleines d’espoir sur les chan­ge­ments de socié­té. Les choses sem­blaient pos­sibles, c’étaient les ” Trente Glo­rieuses “. Tout allait bien, le chô­mage n’était pas un pro­blème, le sida n’existait pas encore, la contra­cep­tion, on en avait usé et cer­taines abu­sé. Il y avait des guerres, mais nous par­ti­ci­pions à un grand espoir collectif.

Après, il a fal­lu conti­nuer à vivre dans un quo­ti­dien plus banal et ça n’a pas tous les jours été facile. J’ai trou­vé ter­ribles les années 80 : le manque d’humour, l’institutionnalisation, les bureaux de l’égalité. Ce terme de l’égalité entre les hommes et les femmes, nous ne l’avions jamais uti­li­sé. Pour­quoi cher­cher à être l’égal de quelqu’un qu’on conteste ? C’est évident que pour ancrer nos idées, il fal­lait pas­ser par des struc­tures un peu ennuyeuses. Les chan­ge­ments sociaux doivent aus­si pas­ser par là. J’ai gar­dé mes bonnes copines, j’ai évi­dem­ment conti­nué à faire mon métier, mais ce n’était plus la fête, la rigo­lade, la soro­ri­té. Ce n’était plus le rêve, c’était autre chose.

Au tout début des années 80, nous avons fon­dé le Centre audio­vi­suel Simone de Beau­voir avec Del­phine et Ioa­na, grâce à l’aide de Simone Iff et au sou­tien finan­cier du Minis­tère d’Yvette Rou­dy. Le pro­jet arti­cu­lait archi­vage et pro­duc­tion. Il me sem­blait en effet judi­cieux d’associer les deux, d’être dans le pré­sent et non pas seule­ment dans le pas­sé, ne serait-ce que pour enri­chir les archives. C’était un très beau pro­jet. Nous ras­sem­blions des docu­ments faits par des hommes ou des femmes concer­nant les femmes. Et je m’occupais de la pro­duc­tion : éla­bo­rer des bud­gets, tour­ner des com­mandes et prendre des ini­tia­tives, faire ce qu’on avait envie de faire…

C’est aus­si dans les années 80 que j’ai com­men­cé à être payée pour ce que je fai­sais, à gagner de l’argent, à mon­ter des pro­duc­tions, et donc à faire des sujets ” plan-plan ” parce qu’il fal­lait pou­voir man­ger. Comme je n’avais plus ces asso­cia­tions avec les fémi­nistes rigo­lotes et sub­ver­sives, je suis ren­trée dans des sujets plus conven­tion­nels. Les films qu’on a réa­li­sés sont moins mar­rants que ceux des années 70. Nous avons quand même essayé de trou­ver des sujets inté­res­sants. Nous avons tour­né un por­trait de Flo Ken­ne­dy , une femme extra­or­di­naire. Nous avons par­lé pour la pre­mière fois des agri­cul­trices, des conchy­li­cul­trices et autres tra­vailleuses de la mer , de toutes ces femmes dont les acti­vi­tés n’étaient pas défi­nies, qui n’avaient pas de sta­tut, mais qui tra­vaillaient pour­tant dix heures par jour. Elles ont enfin obte­nu des pro­fes­sions recon­nues, ce qui était capi­tal. Dans ces années-là, j’ai aus­si com­men­cé à tra­vailler sur l’inceste qui était le tabou des tabous… J’ai eu de grands moments de nos­tal­gie des années 70, mais ensuite on se créé son uni­vers, son ima­gi­naire. Soit on se laisse abattre, parce que col­lec­ti­ve­ment il ne se passe pas grand-chose, soit au contraire on se dit qu’il faut conti­nuer et on essaie de trou­ver des gens qui veulent aus­si réa­li­ser ne serait-ce que des petites avan­cées. Moi, je m’en suis tirée ain­si. J’ai encore tous les jours des envies de foutre la merde !

Tu es reve­nue vivre en Suisse en 1994. Qu’est-ce qui a moti­vé ton retour ? 

J’ai quit­té la France pour diverses rai­sons. L’expérience de ” cheffe d’entreprise ” à l’Entrepôt avait été éprou­vante. Je pas­sais par ailleurs des heures et des heures devant mon banc de mon­tage et d’une cer­taine manière j’avais envie de reve­nir dans mon pays natal, de retrou­ver cette nature très pre­nante mais aus­si de voir si je pou­vais régler mes pro­blèmes avec une enfance qui n’avait pas été très heu­reuse et facile. J’ai donc déci­dé d’affronter la situa­tion et de voir si je pou­vais me récon­ci­lier avec ce pays. C’est ce que j’ai ten­té de faire, et ça a réus­si, puisqu’aujourd’hui je me sens comme un pois­son dans l’eau ! Je suis main­te­nant très heu­reuse, alors que je ne l’étais pas du tout jusqu’à mes vingt ans… C’est for­mi­dable de tra­vailler sur mes machines au milieu des mon­tagnes ! C’est impor­tant pour moi parce que je traite de sujets dif­fi­ciles et que je suis confron­tée à la dou­leur des autres. J’ai besoin d’une vie assez orga­ni­sée, calme, claire et enso­leillée. Je n’ai pas du tout chan­gé de vie, ma manière de fonc­tion­ner et mes inté­rêts sont les mêmes, ma colère est indemne. Mais je me suis refait mon réseau. Je garde beau­coup d’amitié pour tous mes contacts à Paris, mais à pré­sent c’est ici que je vis…

En 1999, j’ai tour­né Debout ! , et ça a été un moment déci­sif pour moi. Je connais­sais bien les filles fran­çaises, mais pas du tout les suisses. Au début, ça n’a pas été facile. Je crois qu’elles ne m’ont pas vue avec sym­pa­thie, qu’elles m’ont trou­vée grande gueule. Les rela­tions étaient assez ten­dues jusqu’au jour où je leur ai mon­tré la maquette du film. Et là, c’était gagné. Main­te­nant ce sont mes meilleures copines en Suisse, c’est aus­si simple que ça ! C’est ce qui est for­mi­dable dans mon boulot…

Com­ment défi­ni­rais-tu ta pra­tique fémi­niste de la vidéo ? Dans une pré­sen­ta­tion du groupe ” Vidéo out “, Paul Rous­so­pou­los explique de façon très éclai­rante votre concep­tion du mili­tan­tisme par l’image, qui me semble conve­nir à ton tra­vail, notam­ment fémi­niste, jusqu’à aujourd’hui : il s’agirait d’” atta­quer la socié­té par les toits “, c’est-à-dire au niveau de l’idéologie, ” plu­tôt que par les fondations ” .

Nous n’allions pas nous éta­blir en usine. Nous aurions pu le faire. C’était très à la mode chez les maos : les enfants de bour­geois que nous étions allaient tra­vailler à l’usine pen­dant un an ou deux. Ça fai­sait rigo­ler tous les ouvriers, qui disaient : ” C’est facile de venir tra­vailler en usine quand on peut quit­ter l’usine et rede­ve­nir méde­cin, avo­cat, ou être entre­te­nu par son papa et sa maman “. Je n’avais aucune aspi­ra­tion à aller tra­vailler avec les ouvrières. Mais nous étions admi­ra­tifs de leurs posi­tions, de leur cou­rage, de leurs ana­lyses. Notre pos­si­bi­li­té d’intervention consis­tait donc à leur don­ner la parole, à les mettre en avant.

Il faut res­ter très modeste. Je pense que les mou­ve­ments, les chan­ge­ments de socié­té, se font parce que des gens convain­cus, cha­cun dans son propre domaine, ont fait ce qu’ils devaient faire. C’est ce que le fémi­nisme nous a appris. Dans le mou­ve­ment, il y avait des filles qui fai­saient des chan­sons, des juristes, des juges, des dépu­tées, des acti­vistes… Moi j’essayais de faire des bandes vidéo avec d’autres. Cha­cune fai­sait ce qu’elle savait faire, toutes ensemble et en même temps. Des intel­lec­tuelles écri­vaient et for­mu­laient des théo­ries. Moi, je n’ai jamais été capable de for­ma­li­ser une idée d’avant-garde et de la docu­men­ter intel­lec­tuel­le­ment. Je ne pense pas du tout qu’il faille mys­ti­fier le rôle des images dans les avan­cée sociales. Elles font par­tie inté­grante de la lutte, point à la ligne.

Le moteur de ma révolte, et donc le moteur de cette éner­gie que je déploie encore aujourd’hui pour dénon­cer les injus­tices, c’est tout sim­ple­ment le manque de res­pect à l’égard des autres. Un matin je me réveille et j’ai envie de trai­ter d’un sujet, en appre­nant une situa­tion inédite ou en ren­con­trant des per­sonnes, hommes ou femmes… Je peux par exemple par­ler de mon der­nier film sur les muti­la­tions sexuelles, Femmes muti­lées plus jamais ! . Je n’avais pas réa­li­sé que ça per­sis­tait en Egypte et ici, je croyais que la situa­tion s’était amé­lio­rée. Un col­loque avait eu lieu et j’ai appris qu’il y avait eu du monde. Des filles avaient témoi­gné, on m’a racon­té ce qu’elles avaient dit, et qu’elles seraient très contentes de me ren­con­trer. Je suis donc allée boire un coup avec elles et j’ai décou­vert l’horreur du pro­blème, encore très actuel, de façon glo­bale mais aus­si dans leur vie quo­ti­dienne avec les han­di­caps phy­siques et psy­cho­lo­giques. Je savais déjà tout ça mais je n’y avais pas accor­dé une atten­tion très fine. Com­ment était-ce pos­sible qu’en 2007 de telles choses existent encore ? Je leur ai deman­dé si elles vou­laient se ser­vir de la camé­ra pour mener un tra­vail autour de ces pro­blèmes et pour faire bou­ger les choses. Elles m’ont répon­du : ” Oui “. Voi­là, c’est tout simple. C’est ain­si que j’opère un lien entre mon fémi­nisme et l’esthétique, avec la vidéo ! Les images qui sont les plus proches de ce que je res­sens, sont celles du pas­seur au vol­ley ball – tu prends la balle et tu la passes – ou d’écrivain public.

Je n’ai pas de dis­cours théo­rique sur mon tra­vail. Ce sont des choses que je vis sans avoir besoin de les for­mu­ler. La grande avan­cée des fémi­nistes, c’est de ne pas cou­per notre vie en tranches de sau­cis­son : notre vie per­son­nelle, notre vie poli­tique, notre vie affec­tive, notre vie pro­fes­sion­nelle, tout était lié. On glo­ba­li­sait les choses. C’est la même chose pour mes inté­rêts, mes rela­tions avec les gens… Je me réveille le matin et je me dis : ” Ça, il faut que ça s’arrête “. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un petit levier d’action sur la réa­li­té, en toute modes­tie, car je n’ai jamais pen­sé qu’une bande vidéo allait chan­ger le monde. C’est la conjonc­ture, la ren­contre de gens à un moment don­né, qui fait bou­ger les choses. Et alors, l’image et mon éner­gie peuvent effec­ti­ve­ment intervenir.

C’est une ques­tion d’énergie, plus que d’esthétique. Et une ques­tion de colère, un mot que j’aime beau­coup. Je trouve que la colère est quelque chose d’extrêmement posi­tif. C’est ce qui fait qu’on ne s’endort pas sur une chaise en regar­dant la télé­vi­sion. Le pro­blème n’est pas de regar­der la télé­vi­sion, mais d’accepter tout ce qu’on vous dit, d’emmagasiner toutes ces dés­in­for­ma­tions. Les gens ont ten­dance à accep­ter tout parce qu’ils n’osent pas pro­tes­ter. Nous sommes entou­rés de tech­no­crates qui décident de la vie des autres. Et nous qui sommes des fémi­nistes, des huma­nistes, nous ne sommes pas fou­tus de leur ren­trer dans le lard et de gagner ! J’ai ces­sé d’accuser les autres et je com­mence à avoir le même dis­cours à l’égard des femmes. Les femmes doivent se réveiller, elles ne pour­ront pas tou­jours accu­ser les hommes de tous les maux… Les femmes qui se font faire de la lipo­suc­cion et du botox, elles sont des cen­taines, des mil­liers, mais elles ne le font pas pour les mecs ! C’est un choix des femmes par rap­port à elles-mêmes… et aux autres femmes.

Com­ment expliques-tu que les femmes se soient tout par­ti­cu­liè­re­ment empa­rées de la vidéo ?

C’est vrai que dans tous les groupes vidéo des années 70, les femmes ont occu­pé une place très impor­tante. Mais ce n’est pas du tout parce que les camé­ras n’étaient pas lourdes que les femmes se sont empa­rées de la vidéo, contrai­re­ment à ce qu’on entend par­fois. Nurith Aviv, qui est une des pre­mières fémi­nistes camé­ra­wo­man et qui a fait des films magni­fiques, est petite, mais elle por­tait des camé­ras énormes 16 ou 35 mm ! Je ne pense pas que ce soit lié au poids de la camé­ra, mais au fait qu’il s’agissait d’un média vierge. Il n’y avait pas d’école, pas de pas­sé et pas d’histoire. Les hommes ne s’en étaient pas encore empa­rés. Quand les femmes ont décou­vert cette machine, comme moi, elles se sont dit qu’il suf­fi­sait d’essayer : on efface, on recom­mence, on apprend sur le tas. Les camé­ras ne coû­taient pas très cher. Même si ça exi­geait un inves­tis­se­ment impor­tant au départ, les bandes étaient ensuite rela­ti­ve­ment bon mar­ché, comme aujourd’hui les cas­settes mini-DV. Nous pou­vions donc prendre le temps de nos erreurs… Recom­men­cer n’était pas dramatique.

Dans les groupes vidéo, y com­pris mixtes, je n’ai pas res­sen­ti de sexisme, et c’était extrê­me­ment satis­fai­sant. Les femmes y occu­paient une place très éga­li­taire avec les hommes. Contrai­re­ment au ciné­ma, les femmes n’étaient pas seule­ment mon­teuses, elles étaient aus­si réa­li­sa­trices. Nous étions en fait des arti­sanes, plus que des réa­li­sa­trices et des mon­teuses. Nous fai­sions tout et cha­cune savait tout faire. Les femmes se sont empa­rées de tous les postes de tra­vail. Il n’y avait pas de divi­sion entre tra­vail intel­lec­tuel et manuel/technique, et donc pas de hié­rar­chie, y com­pris entre les sexes. Moi, je n’aurais d’ailleurs jamais fait de ciné­ma, même si j’avais été mil­lion­naire. Ce n’était pas du tout quelque chose qui me ten­tait. Je n’aurais pas pu éta­blir les mêmes rap­ports de confiance avec les gens. Car c’est for­mi­dable de pou­voir leur remon­trer ce qui a été tour­né et d’effacer s’ils et elles ne sont pas d’accord. Nous le fai­sions sys­té­ma­ti­que­ment et nous le fai­sons encore aujourd’hui. Je tra­vaille exac­te­ment de la même manière.

Peux-tu me me par­ler davan­tage de ton éthique de tour­nage ? Tu dis sou­vent que les images appar­tiennent aux per­sonnes fil­mées et non à celle(s) qui filme(nt)…

Oui, car dans mes films je demande aux gens de se don­ner le plus sin­cè­re­ment pos­sible, d’approcher la véri­té, sans faire pour autant d’exhibitionnisme. Mes films sont fon­dés sur des moments de concen­tra­tion pen­dant quelques minutes avec la camé­ra. J’ai tout de suite sen­ti qu’il fal­lait que je sois proche des gens avec ma camé­ra pour qu’eux aus­si soient proches des spec­ta­teurs. J’ai très vite com­pris qu’en posant les ques­tions, quand les gens me regar­daient, et donc regar­daient l’objectif, ils regar­daient aus­si les spec­ta­teurs et que ça don­nait quelque chose de fort. Car mal­gré tout, c’est assez rare que la per­sonne der­rière la camé­ra pose aus­si les ques­tions. Je consi­dère que ces images et ces sons, ces tranches de concen­tra­tion ou de véri­té, appar­tiennent aux per­sonnes inter­viewées plus qu’à moi. Moi, j’ai envie de faire les films avec elles, je suis en quelque sorte la cheffe d’orchestre – c’est vrai que les bandes n’existeraient pas si je ne créais pas la situa­tion pour qu’elles se fassent – mais ce sont les gens fil­més qui se donnent. C’est leur vie, et les sujets dont je traite sont sou­vent sen­sibles. Il faut un sacré cou­rage pour témoi­gner per­son­nel­le­ment des muti­la­tions sexuelles comme l’ont fait récem­ment Fatxiya, Sah­ra ou Hali­ma, et même, à l’époque du FHAR , pour se dire homo­sexuel, car tout le monde était encore dans le pla­card. La fille qui a accep­té que l’on filme son avor­te­ment dans Y’a qu’à pas bai­ser , alors que la pra­tique était illé­gale en France, a elle aus­si fait preuve d’un très grand courage !

La moindre des choses est donc de mon­trer leurs images et leurs inter­views aux per­sonnes fil­mées, et de leur don­ner un droit de regard jusqu’à la fin. Car le mon­tage n’est qu’une grande mani­pu­la­tion, on peut com­plè­te­ment chan­ger les pro­pos. La plu­part des gens que j’ai fil­més en ont bavé. Ce sont des gens qui ont énor­mé­ment souf­fert – qu’il s’agisse d’inceste, de viol, de viol conju­gal, de muti­la­tions sexuelles, peu importe… Il ne faut donc sur­tout pas que le tra­vail qu’on mène ensemble risque de par­ti­ci­per à une chute d’identité. Je pense que, très sou­vent, les per­sonnes que j’ai fil­mées vont mieux après qu’avant. Je ne fais pas de la thé­ra­pie, je ne suis pas psy­cho­logue, mais ce sont des per­sonnes qui ont accep­té d’être fil­mées face camé­ra, pour aider d’autres per­sonnes dans la même situa­tion qu’elles. Si le film est res­pec­tueux de ce qu’elles ont vou­lu dire, il leur donne un cré­dit, il les place par rap­port aux spec­ta­teurs, et elles deviennent des pion­nières des causes qu’elles défendent. Comme elles les défendent bien, je dirais très modes­te­ment qu’elles deviennent des héroïnes. Elles sont ces ano­nymes qui font l’Histoire.

En dénon­çant à l’écran ce qui se passe, elles font gagner des années de lutte. Ce fut le cas pour l’inceste. Il y a aus­si les avo­cates, les dépu­tées, et sur­tout la rue et les mili­tantes fémi­nistes. Mais la vidéo, à tra­vers les témoi­gnages de femmes qui parlent, per­met l’identification plus direc­te­ment que l’écrit. Le film sur les muti­la­tions sexuelles est pas­sé der­niè­re­ment dans une petite ville près d’ici. Une femme afri­caine était pré­sente avec ses copines. Réfu­giée poli­tique depuis plus de dix ou quinze ans, elle connais­sait très bien son groupe de femmes, mais elle n’avait jamais dit qu’elle était muti­lée. Ce soir-là, après avoir vu le film, elle s’est levée tout à coup et elle a pu reprendre les termes de Fatxya, Sah­ra et Hali­ma pour par­ler d’elle-même. C’est une pos­si­bi­li­té qu’offre la vidéo et c’est pour cela qu’il est si impor­tant d’accompagner les films de débats.

Ta démarche de réa­li­sa­trice semble entiè­re­ment fon­dée sur une prise de conscience – des per­sonnes fil­mées mais aus­si du public, qui n’est plus réduit à la pas­si­vi­té. Un point com­mun de tes films me semble être de ne pas pla­cer les femmes que tu filmes dans une situa­tion de vic­times et de favo­ri­ser notre réflexion active…

La clé de tout mon tra­vail, c’est de fil­mer des per­sonnes qui ne sont pas au fond du trou ou en période de chute d’identité ter­rible, mais qui ont com­pris ce qui leur arrive. Dans mes films, toutes les femmes, toutes les vic­times de vio­lences sexuelles, ont ana­ly­sé les méca­nismes qui font qu’elles en sont là où elles en sont et qui veulent aider les autres à s’en sor­tir. Elles ont en com­mun une forme de conscience de leur situa­tion et la convic­tion que l’audiovisuel est un moyen de sen­si­bi­li­ser le public aux hor­reurs qu’elles ont vécues. Je ne pour­rais pas fil­mer une per­sonne lar­guée qui n’a pas com­pris ce qui lui arri­vait, je trou­ve­rais ça indé­cent, et je pen­se­rais plus utile qu’elle fasse un tra­vail per­son­nel pour com­prendre ce qui lui arrive. La prio­ri­té ne serait pas de faire un film et de s’adresser à d’autres. En dénon­çant ce qui arrive, on quitte la situa­tion de vic­ti­mi­sa­tion dans laquelle, sou­vent, on est enfer­mé. On devient moteur de sa propre vie.

Dans les docu­men­taires que l’on voit aujourd’hui à la télé­vi­sion, il sem­ble­rait que le poste le plus impor­tant soit celui du jour­na­liste. C’est lui qui pro­pose un sujet, écrit son texte et ensuite l’illustre. Ma démarche est com­plè­te­ment contraire. Je sais où je veux aller quand je choi­sis de trai­ter un sujet ou quand j’ai une com­mande, – mais quand on me demande d’écrire un texte de pré­sen­ta­tion, je suis inca­pable de le faire. Très sou­vent, les per­sonnes inter­viewées m’amènent dans des direc­tions aux­quelles je n’avais pas pen­sé et des thèmes entiers sont déve­lop­pés dans mes films, aux­quels je n’avais tout sim­ple­ment pas réflé­chi. Pour­quoi donc figer les situa­tions alors qu’on peut res­ter ouvert ?

Pour moi, la vidéo n’est pas du domaine de la pré­ci­sion, pas plus que de l’émotion – car je déteste mon­trer des gens qui pleurent et je ne fais pas de la sen­si­ble­rie. J’essaie de mon­trer des images ni trop vio­lentes ni trop fortes, car je pense que cela empêche les gens de réflé­chir. Par exemple, pour le film sur les muti­la­tions sexuelles, j’ai dû pré­ci­ser sur la jaquette qu’il n’y avait pas d’images de muti­la­tions. C’était impor­tant de les mon­trer il y a vingt ou trente ans, comme il était néces­saire de fil­mer un avor­te­ment dans sa lon­gueur réelle pour dédra­ma­ti­ser l’acte. Mais aujourd’hui, on sait ce que sont les muti­la­tions sexuelles, et il faut lais­ser les gens réflé­chir et com­prendre pour­quoi c’est extrê­me­ment humi­liant et dou­lou­reux pour une femme. Ce n’est pas en mon­trant des images ter­ribles qu’on met­tra les gens de notre côté et qu’ils pren­dront conscience du sys­tème d’oppression dans lequel ces muti­la­tions s’insèrent. La télé­vi­sion n’aime jus­te­ment pas que je ne montre pas d’images vio­lentes et, sur­tout, que mes docu­men­taires ne pré­sentent pas le sujet dès le début en ame­nant toutes les ques­tions que les gens se posent, avec les ” solu­tions ” toutes faites… C’est vrai que je ne faci­lite pas le tra­vail du spec­ta­teur. Je ne mets jamais de com­men­taires en voix off dans mes films. Je ne crois pas que les spec­ta­teurs et spec­ta­trices soient des benêts complets !

Sur quels sujets tra­vailles-tu actuel­le­ment et quels sont tes pro­chains projets ?

J’ai un pro­jet très concret sur les mariages for­cés, qui est encore plus dif­fi­cile que celui sur les muti­la­tions, car je n’arrive pas à trou­ver des femmes qui acceptent de témoi­gner face à la camé­ra. Il y a des mil­liers de femmes suisses, d’origine turque, koso­var, afri­caine, etc. mariées de force. La répres­sion de leur com­mu­nau­té et de leur ex-mari fait qu’elles risquent leur vie en témoi­gnant, c’est donc très com­pli­qué. Mais je vais le faire d’une manière ou d’une autre. Je vou­drais aus­si tour­ner un film sur la traite des femmes. Je pense que les trois sujets (traite, mariages for­cés, muti­la­tions) sont liés. Je n’en ai pas encore très bien com­pris toutes les ficelles, les tenants et abou­tis­sants, mais j’en per­çois bien la base com­mune : le contrôle des femmes.

Je com­mence éga­le­ment à tra­vailler avec une fille pour qui j’ai une admi­ra­tion sans bornes, Clau­dine Le Bas­tard. Elle est la pre­mière femme à avoir dénon­cé l’inceste en France et elle a été un moteur déci­sif dans la créa­tion du pre­mier groupe de parole de femmes vic­times de vio­lences sexuelles. C’est grâce à elle que j’ai réa­li­sé le pre­mier film sur l’inceste. Je vou­drais faire un point avec elle, ses amies et les femmes du col­lec­tif, vingt ans après. Que s’est-il pas­sé ? Où en est-on aujourd’hui ? On parle beau­coup de l’inceste, mais com­ment en parle-t-on ? Quand les femmes disent leur vécu, sont-elles vrai­ment prises en compte et en charge ? J’ai en effet appris que des psy­cha­na­lystes violent leurs patientes. Des dizaines de femmes ont ain­si été abu­sées en France et en Suisse.

Ce que j’aimerais sur­tout aujourd’hui, c’est ne plus avoir de pro­blèmes finan­ciers (mais ça ce n’est pas pour demain) et ne tra­vailler qu’avec les hommes. Sur ce ter­rain, j’ai peu d’alliées et beau­coup d’incompréhension. Mais je pense sin­cè­re­ment que nous, les fémi­nistes des années 70, n’irons pas beau­coup plus loin. D’abord parce que nous com­men­çons à être âgées, et donc fati­guées. Les jeunes femmes auront des idées ori­gi­nales, elles vivront leur lutte et leur auto­no­mie d’une manière dif­fé­rente de la nôtre, et elles amè­ne­ront donc les autres femmes dans des direc­tions aux­quelles nous n’avions pas pen­sé. Mais je pense aus­si que les femmes ont dit ce qu’elles avaient à dire et que main­te­nant les hommes doivent par­ler. Nous le pen­sons depuis long­temps, mais nous disions : ” Ce n’est quand même pas à nous de faire par­ler les hommes, ils n’ont qu’à par­ler ! ” ; ” Ce n’est pas une prio­ri­té ! Les hommes vio­lents, qu’ils se démerdent, qu’ils fassent leurs groupes, c’est à eux de se prendre en main “. Visi­ble­ment, ils ne parlent tou­jours pas beau­coup, ni d’eux-mêmes ni de leurs pulsions.

Nous avons consa­cré une par­tie de notre vie aux vic­times – par exemple en créant des lieux –, et cer­taines femmes de ma géné­ra­tion en ont marre de pan­ser les bobos des vic­times. Les femmes ont déjà été atteintes quand on les ren­contre, or ce qui est inté­res­sant, c’est d’arrêter la chaîne des injus­tices, des rap­ports vio­lents entre les hommes et les femmes. Les ser­vices sociaux, aujourd’hui, reçoivent une for­ma­tion et peuvent aus­si bien s’occuper des vic­times, les rece­voir, les faire par­ler. Mais pour bri­ser cette chaîne et pour qu’il n’y ait plus de vic­times, il faut com­prendre et ana­ly­ser en amont la vio­lence des hommes. On la connaît, on sait qu’elle existe, on en a été témoins. Mais que faire ensuite pour la neu­tra­li­ser ? Je pense que c’est aujourd’hui en tra­vaillant avec les hommes qu’on peut trou­ver une approche et des choses dif­fé­rentes de ce qui a déjà été dit.

J’aimerais par exemple envoyer à des hommes des images que j’ai faites ou que d’autres femmes ont tour­nées, sur des femmes vic­times. Je vou­lais tra­vailler dans une pri­son d’adolescents, mais ça n’a pas pu se faire. J’aimerais mener un tra­vail à long terme avec des jeunes qui ont déjà du sang sur les mains à qua­torze ou quinze ans, et essayer de com­prendre s’ils réa­lisent ce qu’ils ont fait, mais sur­tout pour­quoi ils l’ont fait.

Qu’est-ce que le fémi­nisme a chan­gé dans ta vie per­son­nelle ? Et quelle défi­ni­tion en donnerais-tu ?

Le fémi­nisme m’a d’abord aidée à me récon­ci­lier avec ma mère, qui est par­tie quand j’étais toute petite. Je n’ai aucun sou­ve­nir de ma mère à la mai­son. Elle n’a jamais fait cuire un œuf au plat, elle avait tou­jours du per­son­nel. Elle ne nous embras­sait pas pour ne pas abî­mer son maquillage. Nous avions des rap­ports très bizarres et c’est sûr que j’ai énor­mé­ment souf­fert de ne pas être éle­vée et aimée dans un sens tra­di­tion­nel par ma mère. Même si nous n’avons tou­jours pas de rela­tions très proches, j’ai com­pris, grâce aux fémi­nistes, que l’instinct mater­nel n’est pas inné. Je pen­sais que j’étais un cas iso­lé. On croit tou­jours qu’on est les seuls à vivre cer­taines situa­tions. Dans ces fameuses réunions du mer­cre­di, j’écoutais des femmes par­ler de leurs expé­riences, et de l’envie d’avoir ou de ne pas en avoir d’enfants. J’ai alors com­pris que ma mère n’était pas du tout aty­pique, que beau­coup de femmes n’avaient pas l’instinct mater­nel et sur­tout, qu’elles en avaient le droit.

Je dirais aus­si que le fémi­nisme m’a appris à lever la tête et à ” mar­cher le nez au vent “, comme disent très joli­ment les Bédouins du désert. J’ai pris confiance en moi et j’ai acquis la convic­tion qu’on peut avoir des rap­ports éga­li­taires avec les hommes et qu’il faut lut­ter pour. J’ai com­pris qu’il ne faut jamais céder, qu’on peut tout gagner dans sa vie pri­vée, dans ses rela­tions avec les autres, mais qu’il ne faut pas être dans une séduc­tion stu­pide ni avoir besoin d’être aimée tout le temps. Main­te­nant, je ne lâche rien. Rien du tout.

Le fémi­nisme m’a appor­té un regard glo­bal sur le monde. Les fémi­nistes fran­çaises, et les fémi­nistes suisses que j’ai connues par la suite, avaient une véri­table ana­lyse poli­tique de la socié­té. Dans les années 70, nous n’avons jamais qua­li­fié nos bandes de ” bandes de femmes “, il n’y avait aucun risque de dif­fé­ren­cia­lisme. Nous refu­sions d’appartenir – et heu­reu­se­ment que cela avait été déci­dé ain­si – à des groupes d’extrême-gauche ou des par­tis poli­tiques pour res­ter auto­nomes dans nos propres réflexions. Nous étions néan­moins toutes très poli­ti­sées. Les fémi­nistes ont tou­jours été inter­na­tio­na­listes. On a réduit le fémi­nisme à une que­relle de rap­ports de force entre hommes et femmes, aux pro­blèmes du droit de vote puis de l’avortement, mais c’est tota­le­ment faux. Le fémi­nisme implique une diver­si­té des pré­oc­cu­pa­tions. Kate Millett, dans Des fleurs pour Simone de Beau­voir , explique très bien que les fémi­nistes ont tou­jours été contre les guerres, qu’elles ont tou­jours dénon­cé les condi­tions de déten­tion en pri­son, qu’elles se sont tou­jours pré­oc­cu­pées de la classe ouvrière et des injus­tices sociales. Elles ont défen­du les enfants et l’éducation. Peut-être ont-elles moins par­lé des rap­ports sexuels, du les­bia­nisme, de l’homosexualité. Mais elles ont ana­ly­sé tous les pro­blèmes de la socié­té. Le fémi­nisme est donc bien le plus grand des huma­nismes comme dit Fran­ce­line Dupen­loup dans Debout ! Je suis d’accord avec cette définition.

Tu as tou­jours eu conscience de l’importance de conser­ver la mémoire des femmes et des luttes fémi­nistes. Penses-tu qu’il y ait eu trans­mis­sion de l’expérience déter­mi­nante des années 70 ?

Non, pro­ba­ble­ment pas. Les femmes, les copines, ont fait ce qu’elles devaient faire, le mieux pos­sible. Elles le disent elles-mêmes avec beau­coup d’humour, quand elles ont com­men­cé à écrire des textes en 1969 – 70, elles pen­saient inven­ter des concepts, et plus tard, quand des fémi­nistes his­to­riennes ont écrit sur les suf­fra­gettes, quand elles ont retrou­vé des lettres, des textes, des tracts, elles se sont aper­çues que tout avait déjà été dit, qu’en fait elles n’avaient pas inven­té une ligne, un mot ou un concept. La trans­mis­sion, à l’époque, n’avait donc pas eu lieu et c’est vrai que c’est ter­rible de devoir chaque fois repar­tir à zéro. Il faut effec­ti­ve­ment sau­ve­gar­der les pho­tos, les écrits, les tracts, les affiches, les livres, je pense que cela faci­lite la trans­mis­sion. Dans les années 70 en France et en Amé­rique, les femmes ont mis l’accent sur l’écriture, et ça ne m’étonnerait pas que ce soit nié, une fois de plus, effa­cé, oublié. Il n’y a pas beau­coup d’émissions de télé­vi­sion sur ces femmes qui ont fait l’histoire, la presse n’a pas fait d’articles. Ces femmes ne sont abso­lu­ment pas gra­ti­fiées et mises en avant comme elles devraient l’être. Mais est-ce que ce n’est pas un phé­no­mène clas­sique ? Fina­le­ment, a‑t-on envie de remer­cier les gens qui dérangent de nous déran­ger ? A‑t-on sou­vent ren­du hom­mage aux gens, morts pour la plu­part, pour ce qu’ils nous ont appor­té ? Je crois mal­heu­reu­se­ment que ce n’est pas le cas. Nous avons été ridi­cu­li­sées, trai­tées de mal-bai­sées, d’hystériques, de moches, et ça n’a pas non plus don­né envie de s’identifier à nous.

Le fémi­nisme a été tel­le­ment cari­ca­tu­ré que des femmes qui sont pro­fon­dé­ment fémi­nistes le rejettent effec­ti­ve­ment. Com­bien de femmes com­mencent leur phrase en disant : ” Je ne suis pas fémi­niste, mais… ” ! Ça, c’est ter­rible. Pour­tant, si on aborde les pro­blèmes cal­me­ment avec elles, elles recon­naissent en géné­ral que si les choses vont mieux, c’est grâce à nous, et que ce terme ayant été tel­le­ment dépré­cié, elles ont peur de l’employer pour elles-mêmes. Elles ne sont pas toutes dans la séduc­tion des hommes, mais elles ne veulent pas être iden­ti­fiées à des femmes cari­ca­tu­rées qu’elles ne connaissent pas, qu’elles n’ont pas connues per­son­nel­le­ment, dont elles n’ont pas connu l’humour et la gaie­té. C’est très fla­grant dans les débats qui suivent les pro­jec­tions de Debout ! C’est la pre­mière chose que les gens disent : ” Je ne savais pas que les fémi­nistes étaient comme ça ! “. Je suis très éton­née de voir que des jeunes découvrent que les filles avaient beau­coup d’humour, étaient belles et pas dog­ma­tiques ! Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la trans­mis­sion est donc déci­sif, elles per­mettent de cas­ser les cli­chés. Le Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes a mal­heu­reu­se­ment trop peu d’archives. C’est pour cette rai­son que j’ai net­toyé et mon­té récem­ment la tota­li­té des rushs des inter­views de Debout ! Cela repré­sente plus de vingt heures d’archives avec des pion­nières du Mou­ve­ment en France et en Suisse ! Si les jeunes femmes étaient un peu plus infor­mées, elles ne pour­raient que suivre notre exemple. Ce qui importe, c’est effec­ti­ve­ment de leur faire com­prendre que c’est un grand bon­heur et une grande rigo­lade de se battre ! Nous avons toutes à gagner de lever la tête, tout le monde, tous les oppri­més de la terre.

Dans Debout !, tu demandes aux femmes inter­viewées ce qu’elles aime­raient dire aux jeunes femmes d’aujourd’hui. Je te pose à mon tour la question …

Il faut s’entendre sur ce qu’est le fémi­nisme… Nous n’avons jamais décer­né d’étoiles. Toute femme qui bouge, qui est consciente, qui veut faire un peu évo­luer les choses, est fémi­niste. Toute femme qui décide de ne plus être un paillas­son, pour moi, est fémi­niste. Je n’ai pas de leçons à don­ner aux jeunes femmes d’aujourd’hui. Je ne vais pas les juger de ne pas prendre le même che­min que nous, de ne pas des­cendre plus nom­breuses dans la rue. C’est aus­si la situa­tion finan­cière, éco­no­mique, poli­tique actuelle qui fait qu’il n’y a pas un mou­ve­ment au sens où on l’entend. Le Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes n’aurait pro­ba­ble­ment pas pu exis­ter si nous n’avions pas été dans une conjonc­ture éco­no­mique très favo­rable. Les grands mou­ve­ments de socié­té peuvent se faire quand les choses vont bien. Si on arrê­tait de tra­vailler pen­dant un an, on retrou­vait du bou­lot sans pro­blème. La vie était quand même beau­coup plus facile.

Je suis très soli­daire. Je pense que l’énergie de nom­breuses jeunes femmes, aujourd’hui, est dans la ten­ta­tive d’établir de nou­veaux rap­ports avec leur com­pa­gnon. Et ça en plus du bou­lot, où règne la com­pé­ti­tion, c’est déjà beau­coup. Elles luttent là où elles sont et à mon avis, elles sont en train de faire l’histoire, dif­fé­rem­ment, mais peut-être de manière encore plus pré­gnante que nous. Elles font la révo­lu­tion dans leur couple, dans leur quo­ti­dien. Nous, nous l’avions faite dans la rue, nous avons posé des bases, nous avons fait chan­ger les lois. D’une cer­taine manière, nous l’avons fait théo­ri­que­ment dans les années 70 et main­te­nant elles sont en train de tis­ser la toile, et c’est peut-être ce tra­vail en pro­fon­deur qui est en train de se faire. On pour­rait dire qu’aujourd’hui les femmes sont dans la réa­li­sa­tion pra­tique de nos rêves et de nos uto­pies. Aujourd’hui les jeunes femmes ou les pères ne disent pas toute la jour­née à leurs fils qu’ils sont les plus grands génies de l’humanité, et en revanche, ils ne sont pas tota­le­ment déses­pé­rés quand une fille naît. Il n’y a plus le même poids sur les épaules des gar­çons. Les choses ont beau­coup bou­gé. De plus en plus d’hommes s’occupent de leurs enfants et y prennent du plai­sir. Quand on va à la sor­tie des classes, c’est fla­grant. Ils ne sont pas encore brillants dans les tâches ména­gères, mais ils vont s’y mettre.

La relève n’est donc peut-être pas média­tique, on n’en parle pas tous les jours dans les jour­naux, elle est peut-être sou­ter­raine, mais capi­tale. Je suis prête à pen­ser cela, sans aucune déma­go­gie. Il ne faut donc avoir aucune aigreur à l’égard des jeunes femmes d’aujourd’hui. Elles peuvent se réveiller col­lec­ti­ve­ment un jour, moi je suis pleine d’espoir. De toute façon je pense que ça ne peut aller que de l’avant, les femmes ne vont pas ren­trer à la mai­son… Je crois que l’ère des paillas­sons est terminée.