Sur la Monoforme

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Peter Watkins

Image_1-63.png Bon­jour, je m’ap­pelle Peter Wat­kins, et je me trouve avec des amis et membres de ma famille à Gru­to Park qui se situe à deux heures de route au sud de Vil­nius en Lithua­nie. C’est d’ailleurs un parc à thème assez spé­cial, comme vous avez pu le remar­quer dans ces images. Un entre­pre­neur lithua­nien fouilla les ter­rains vagues de Vil­nius il y a quelques années, ras­sem­blant toutes les sta­tues de Lénine, Marx etc., qu’il pou­vait trou­ver pour les ame­ner sur ce ter­rain maré­ca­geux du sud de la Lithua­nie et a construit ce parc à thème consa­cré à l’ère sovié­tique. Cette idée n’é­tait pas du goût de tous les lithua­niens, bien sûr, puisque la Lithua­nie était un état enrô­lé de force dans l’U­nion Sovié­tique jus­qu’en 1991. Pour nombre de Lithua­niens, il est into­lé­rable de pla­cer les sta­tues de ces meur­triers dans un cadre aus­si enchan­teur –oiseaux, arbres lithua­niens– mais je pense –ou plu­tôt j’es­père– que d’autres voient ça comme un sup­port de réflexion sur l’in­croyable folie de l’homme et de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té et de ses éter­nelles répétitions. 

Il est pos­sible que, ailleurs en Lithua­nie ou quelque part en Europe, dans quelques années, l’on trou­ve­ra un parc à thème consa­cré à la mon­dia­li­sa­tion avec ses reliques pathé­tiques. Les gens regar­de­ront ces choses avec un œil tout aus­si per­plexe. Vous savez tous com­ment le sys­tème sovié­tique se main­te­nait grâce à un sys­tème extrê­me­ment effi­cace de ter­reur, de pro­pa­gande, de com­pli­ci­tés, de pou­voir, de peur. Qu’en est-il du sys­tème actuel, qui est cer­tai­ne­ment aus­si stu­pide que le sys­tème sovié­tique ? Ce sys­tème a coû­té la vie à des mil­lions de per­sonnes. De même aujourd’­hui la mon­dia­li­sa­tion à un coût humain très éle­vé, par négli­geance, exploi­ta­tion … vous savez tous ce qui se passe. Et qu’est ce qui main­tient ce sys­tème en place ? Que trou­ve­rait-on dans un parc à thème sur la mon­dia­li­sa­tion ? Pas des sta­tues de Marx ou Lénine mais cer­tai­ne­ment des ban­de­roles publi­ci­taires pour Mac Donalds, des vitrines rem­plies de télé­phones por­tables, et très cer­tai­ne­ment un poste de télé­vi­sion, pro­ba­ble­ment ins­tal­lé sur un très grand pié­des­tal. Parce que je crois –et j’es­père que de plus en plus de gens en sont convain­cus– que le sys­tème actuel –on peut l’ap­pe­ler comme on veut, le mar­ché néo-libé­ral, j’ai choi­si de l’ap­pe­ler mon­dia­li­sa­tion– n’est pas main­te­nu en place par le même type de ter­reur, du moins pas dans nos confor­tables socié­tés euro­péennes, mais est main­te­nu au pou­voir par les mass médias, pro­pa­geant, encou­ra­geant et dif­fu­sant sans cesse son sou­tien au déve­lop­pe­ment incon­trô­lé de la socié­té de consom­ma­tion. Cela est fait de nom­breuses manières, sou­vent de façon sub­tile et insi­dieuse, mais au vu de notre pas­si­vi­té, de manière très effi­cace. Et dans un sens, en ce moment même nous par­ti­ci­pons à ce pro­ces­sus alors que je vous parle, et je m’en excuse, mais au moins pou­vons-nous uti­li­ser cette occa­sion pour iden­ti­fier ce pro­ces­sus hié­rar­chique dont je me sers pour vous parler. 

Je ne sais pas où vous allez voir ces images, peut-être sur un poste de télé­vi­sion –j’es­père sin­cè­re­ment que non– ou dans une salle de ciné­ma ou dans une école. Et vous serez assis là, à me regar­der. Mais ce n’est pas de la com­mu­ni­ca­tion. Nous appe­lons cela la com­mu­ni­ca­tion de masse, mais cela n’a rien à voir avec de la com­mu­ni­ca­tion. La com­mu­ni­ca­tion –vous pou­vez véri­fier dans le dic­tion­naire si vous ne me croyez pas– est un pro­ces­sus dyna­mique à double sens, on donne et on échange. Au contraire, la com­mu­ni­ca­tion de masse est sys­té­ma­ti­que­ment conçue à sens unique, du pro­duc­teur vers le spec­ta­teur. Tou­jours ! Ce n’est pas de la com­mu­ni­ca­tion, il fau­drait que l’on trouve un autre terme. Par contre, il s’a­git bien de mani­pu­la­tion. Et d’un rap­port hié­rar­chique que je vous impose. Au moins, j’es­saye d’en par­ler, ce qui ne change rien au fait que cela reste un rap­port hié­rar­chique. Excu­sez cet espèce de pré­am­bule ; je crois que ce parc à thème nous aide à abor­der la ques­tion de notre his­toire. Nous sommes dans notre his­toire aujourd’­hui, même si un nombre crois­sant de gens, par­ti­cu­liè­re­ment les jeunes mal­heu­reu­se­ment, sont en train de perdre leur his­toire ou ne la découvrent jamais. Nous appar­te­nons tous à l’his­toire ; c’est un pro­ces­sus en mou­ve­ment perpétuel. 

En 1871, un grand nombre de citoyens pari­siens se sont sou­le­vés contre le régime auto­ri­taire et cor­rom­pu qui les exploi­tait. Une Com­mune de Paris fut créée qui dura 2 mois, de mars à mai 1871. Il y eut 5 ou 6 autres Com­munes, notam­ment à Mar­seille et à Lyon, mais ces der­nières furent écra­sées très rapi­de­ment. La Com­mune de Paris sur­vé­cut deux mois, mal­gré des condi­tions très dif­fi­ciles, avant d’être bru­ta­le­ment écra­sée par l’ar­mée fran­çaise. Sous les ordres de ses géné­raux les plus gra­dés, l’ar­mée fran­çaise mas­sa­cra envi­ron 30.000 hommes, femmes et enfants dont de nom­breuses per­sonnes qui n’a­vaient abso­lu­ment aucun lien avec la Com­mune, mas­sa­crés dans les rues de Paris. Cer­tains furent contraints à l’exil, d’autres envoyés en pri­son, la plu­part furent tués sur place. Voi­là l’his­toire, l’est-ce vrai­ment ? Les mass médias fran­çais sont très dis­crets sur la Com­mune de Paris et on en entend rare­ment par­ler. Il existe bien quelques films, peut-être 20 ou 30 docu­men­taires –ce qui peut paraître beau­coup, mais sur­tout des moyen métrages– rare­ment dif­fu­sés ou à une heure très tar­dive, et rare­ment débat­tus. Le sys­tème édu­ca­tif fran­çais, pour sa plus grande honte –je ne pense même pas qu’il mérite le nom de sys­tème édu­ca­tif– a occul­té, comme le disent les Fran­çais, ou mar­gi­na­li­sé la Com­mune de Paris depuis plus de cent ans. L’on ne trouve que quelques lignes dans les manuels d’his­toire fran­çais. Donc notre rela­tion à l’his­toire est très fra­gile, un peu comme la paroi d’une falaise sur laquelle on glisse en ten­tant de s’y accrocher. 

Je crois que toutes ces réflexions et pré­oc­cu­pa­tions m’ont por­té vers le sujet de la Com­mune de Paris –un sujet fas­ci­nant. Une his­toire de résis­tance, d’en­ga­ge­ment, de sacri­fice, de foi en une uto­pie, d’en­ga­ge­ment per­son­nel ultime autour d’i­déaux pour les­quels l’on était prêt à don­ner sa vie– ce qui n’est pas vrai­ment le type d’en­ga­ge­ment le plus répan­du dans notre culture occi­den­tale, c’est le moins que l’on puisse dire. J’ai donc réa­li­sé ce film avec l’aide de plein de gens, ou plu­tôt nous avons fait ce film La Com­mune. Ce film est très impor­tant pour moi, parce qu’il ne traite pas seule­ment de ce for­mi­dable sujet qu’est la Com­mune. Il parle de la crise des mass médias audio­vi­suels –la télé­vi­sion, le ciné­ma, la radio. Il porte, indi­rec­te­ment, sur la crise dans l’é­du­ca­tion aux médias où les ensei­gnants sont cen­sés apprendre à décor­ti­quer la nature des médias et de l’é­norme indus­trie qu’ils repré­sentent. Le film tente d’a­bor­der ces ques­tions, et par son pro­ces­sus et sa forme essaye de pro­po­ser des alter­na­tives aux pro­ces­sus en œuvre dans les médias actuels. 

Ce film, ces crises, la mon­dia­li­sa­tion, les médias, nous impliquent tous. Ils impliquent les pro­fes­sion­nels des médias actuels, les res­pon­sables des chaînes et des pro­grammes, les réa­li­sa­teurs, les pro­duc­teurs, qui à de rares excep­tions près sont tota­le­ment com­plices de ce pro­ces­sus auto­ri­taire ; qui ne font que se plier aux demandes des requins du pou­voir télé­vi­suel glo­bal, qui refusent de remettre en cause ce que j’ap­pelle la Mono­forme, c’est-à-dire, la manière de décou­per les films en minus­cules petits bouts : cut cut cut toutes les 3 à 5 cinq secondes avec un bom­bar­de­ment inces­sant de sons, une camé­ra en per­pé­tuel mou­ve­ment. Je pense que vous connais­sez tout cela, mais il est impor­tant d’y voir une forme nar­ra­tive orga­ni­sée. Ceci n’a rien à voir avec la com­plexi­té et la gamme de pos­si­bi­li­tés offertes par le ciné­ma ou la télé­vi­sion en tant que sup­port de créa­tion ou d’ex­pres­sion artis­tique ou comme forme de com­mu­ni­ca­tion. Cette chose, la mono­forme, est deve­nue LE for­mat obli­gé struc­tu­rant tous les films télé et qua­si­ment l’en­semble de la pro­duc­tion du ciné­ma com­mer­cial. Cut, mou­ve­ment, secousse, Bing, Bang, cut, cut, cut. Et le mon­tage est de plus en plus rapide, c’est presque comme les clips sur MTV. Cela non plus, n’a rien a voir avec de la com­mu­ni­ca­tion. Cela ne per­met pas aux spec­ta­teurs de par­ti­ci­per vrai­ment. Vous êtes entraî­nés à tra­vers cette struc­ture nar­ra­tive mono-linéaire par ce for­ma­tage fré­né­tique et mani­pu­la­teur — la Mono­forme — qui est employée déli­bé­ré­ment parce qu’elle ne nous laisse pas le temps de pen­ser ou d’es­pace pour une par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique per­met­tant une remise en cause ou un ques­tion­ne­ment. Ceci est un acte déli­bé­ré. Comme me le fai­sait remar­quer aujourd’­hui un ami, un pos­ter de Lénine –dont vous avez peut-être vu le por­trait– sti­pu­lait que la forme artis­tique la plus impor­tante était le ciné­ma. Mus­so­li­ni, je crois, avait dit que le ciné­ma est l’art le plus puis­sant. Ai-je besoin de men­tion­ner Goeb­bels, dont l’emploi de la radio jouait un rôle très spé­ci­fique dans le main­tien au pou­voir du 3ème Reich et qui a dit quelque chose de simi­laire. Je pense qu’il fai­sait réfé­rence à la radio, mais il pen­sait pro­ba­ble­ment éga­le­ment à la télé­vi­sion qui était en cours de déve­lop­pe­ment en Alle­magne nazie, et il y avait aus­si le ciné­ma. Les ciné­mas pro­je­taient les actua­li­tés alle­mandes sur la guerre : l’in­va­sion de la Pologne en est un exemple typique. Ils envoyaient les camé­ra­mans de la Wehr­macht avec les sol­dats en pre­mière ligne, qui fil­maient l’as­saut sur Dan­zig par exemple. Puis ils dépê­chaient les néga­tifs aux labo­ra­toires à Ber­lin ou ailleurs et les copies étaient ache­mi­nées par camion à tra­vers toute l’Al­le­magne, et un ou deux jours après les évé­ne­ments, les Alle­mands pou­vaient voir les actua­li­tés. Goeb­bels connais­sait l’ef­fi­ca­ci­té de ce sys­tème pour conso­li­der le pou­voir. Il a pro­non­cé des phrases assez incroyables disant que ceci repré­sen­tait le véri­table moyen pour frap­per le cœur des gens. 

C’est ce que nous fai­sons aujourd’­hui avec la Mono­forme, en figeant déli­bé­ré­ment et conti­nuel­le­ment des mil­lions de per­sonnes devant leur écran, le petit écran de la télé­vi­sion ou le grand écran du ciné­ma, figés dans cette rela­tion auto­ri­taire … Et le public marche à fond dans la com­bine. Rien qu’aux Etats-Unis –je n’ai pas les don­nées pour l’Eu­rope– et pour reprendre des chiffres de 1998, le public nord-amé­ri­cain avait dépen­sé 50 mil­liards de dol­lars au box office. Vous vous ren­dez compte, 50 mil­liards de dol­lars en une seule année dépen­sés par le public pour se dis­traire, se diver­tir, pas­ser le temps, du bon temps. Et vous connais­sez comme moi l’é­norme coût de la mon­dia­li­sa­tion pour l’hu­ma­ni­té. Pour don­ner un exemple, je n’ai pas les chiffres pré­cis sous la main, mais je crois qu’il y a 32 mil­lions de malades du SIDA dans les pays en déve­lop­pe­ment qui n’ont pas les moyens de s’of­frir un trai­te­ment médi­cal à cause des indus­tries phar­ma­ceu­tiques, etc. Ima­gi­nez ce que l’on pour­rait faire avec ne serait-ce qu’une por­tion de ces 50 mil­liards de dol­lars dépen­sés pour un flot inin­ter­rom­pu de merde audio­vi­suelle ? Les vies qui pour­raient être sau­vées ? Existe-t-il un débat sur cette ques­tion que ce soit au sein de ma pro­fes­sion ou dans les écoles avec les ensei­gnants ? Bien sûr que non. Y a‑t-il un débat sur la Mono­forme ? Y a‑t-il un débat sur le pro­ces­sus réac­tion­naire, auto­ri­taire et tota­le­ment anti-démo­cra­tique qui carac­té­rise les médias actuels ? Bien sûr que non. Comme je le disais, la plu­part des pro­fes­sion­nels des médias craignent trop de sor­tir du rang, de peur de perdre leurs bud­gets. La peur est phé­no­mé­nale dans le ciné­ma mais sur­tout dans la télé­vi­sion d’au­jourd’­hui. Et vous pour­riez m’ac­com­pa­gner dans n’im­porte quelle salle de classe, en France, en Angle­terre, en Lithua­nie ou en Amé­rique du Nord, peu importe. Vous y trou­ve­riez très rare­ment des jeunes qui savent quoi que ce soit sur la Mono­forme ou les véri­tables pos­si­bi­li­tés de com­mu­ni­ca­tion qu’offrent le ciné­ma ou à la télé­vi­sion. Vous y trou­ve­riez plu­tôt des étu­diants qui ont tota­le­ment per­du leur his­toire. Il ne savent pro­ba­ble­ment même plus qui était le pré­sident Ken­ne­dy, je ne rigole pas ! Et de plus en plus, les ensei­gnants, qui devraient être au cou­rant de cette situa­tion puis­qu’ils font par­tie du pro­blème, sont en rela­tion avec des étu­diants qui n’ont aucune idée du contexte his­to­rique de la pre­mière ou deuxième guerre mon­diale, et qu’un vague sou­ve­nir du per­son­nage de Kennedy. 

Un Alle­mand, excu­sez-moi je ne suis pas sûr qu’il soit alle­mand, un jour­na­liste a écrit un article paru dans un quo­ti­dien il y a quelques semaines, encore une fois je ne sais pas s’il était alle­mand ou amé­ri­cain mais cela n’a pas d’im­por­tance, il a écrit ceci : “Je suis récem­ment retour­né à Aus­tin au Texas après avoir ensei­gné dans des uni­ver­si­tés à Ber­lin et à Cologne. J’é­tais habi­tué aux réac­tions d’in­dif­fé­rence des étu­diants amé­ri­cains face aux his­toires d’é­tran­gers atta­quant des McDo­nalds ou dénon­çant la domi­na­tion du mar­ché inter­na­tio­nal du film par Hol­ly­wood. Les étu­diants amé­ri­cains vivent dans le ventre de la bête glo­bale et ils sont donc un peu per­dus face aux dénon­cia­tions de l’im­pact cultu­rel amé­ri­cain sur le monde, mais à ma grande sur­prise, j’ai ren­con­tré la même com­plai­sance vis-à-vis de la mon­dia­li­sa­tion de la culture amé­ri­caine par­mi les étu­diants alle­mands. Ils sont à l’aise ou du moins rési­gnés par rap­port à l’om­ni­pré­sence de la culture glo­bale. Ils ne se sou­cient pas du fait que leur langue soit cor­rom­pue par des mots anglais ou que leurs goûts soient for­ma­tés par les grosses pro­duc­tions Hol­ly­woo­diennes ni que leurs librai­ries de quar­tier soient mena­cées par amazon.com. Ils n’ont que peu d’an­crage dans leur pas­sé cultu­rel, et n’en­vi­sagent pas non plus d’al­ter­na­tives au monde glo­ba­li­sé dans lequel ils vivent. Ce ne sont ni des rebelles ni des conser­va­teurs. Les jeunes ne font que haus­ser les épaules.” Et plus loin dans l’ar­ticle le jour­na­liste ou ensei­gnant pour­suit : “la majo­ri­té des jeunes alle­mands et amé­ri­cains” –et il pour­rait évi­dem­ment ajou­ter nombre d’autres pays à cette liste– “ont peu d’in­té­rêt pour la poli­tique. Et ils ne sont pas pré­oc­cu­pés par ce qu’ils voient sur leurs écrans, de ciné­ma, de télé­vi­sion ou d’or­di­na­teur. Ils consti­tuent donc la pre­mière géné­ra­tion peu sus­cep­tible de pro­tes­ter contre la pro­pa­ga­tion de la mon­dia­li­sa­tion que ce soit sur le plan éco­no­mique ou cultu­rel.” Bien sûr, ceci est une décla­ra­tion dis­cu­table, car comme tout ce qui concerne ce monde com­plexe, le vrai côtoie le faux. Il y a un nombre impor­tant de jeunes, Dieu mer­ci, qui rejoignent les mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion contre la mon­dia­li­sa­tion et il est très impor­tant de sou­li­gner cet point. Tou­te­fois, comme le ying et le yang qui s’é­qui­librent mutuel­le­ment, je pense que mal­heu­reu­se­ment ce qu’é­crit cet ensei­gnant est en même temps très juste. Si l’on devait géné­ra­li­ser, une large majo­ri­té d’é­tu­diants sont en train de perdre leur his­toire. Et sont pous­sés, for­cés, mani­pu­lés ou plu­tôt encou­ra­gés à jouer un rôle de plus en plus pas­sif dans cette socié­té. Et ceci devrait tous nous pré­oc­cu­per au plus haut point. 

Avant de ter­mi­ner dans un ins­tant en reve­nant sur le film La Com­mune, je vou­drais juste dire quelques mots sur le rôle des mili­tants et de ceux qui luttent contre la mon­dia­li­sa­tion aujourd’­hui, ce qui consti­tue bien évi­dem­ment un déve­lop­pe­ment mer­veilleux et for­mi­dable. Néan­moins, il ne faut pas sous-esti­mer le fait que dans ces mani­fes­ta­tions il est rare­ment ques­tion du rôle des mass médias audio­vi­suels. Sur cette ques­tion nous avons près de 50 ans de retard. Et j’ai per­son­nel­le­ment remar­qué au cours de ces 20 der­nières années, que de nom­breux groupes de mili­tants sont très réti­cents à cri­ti­quer les mass médias. C’est un phé­no­mène très impor­tant, dérou­tant et com­plexe. Les mass médias sont tou­jours mis de côté, peut-être à cause de la rela­tion tra­di­tion­nelle que nous entre­te­nons avec l’Hol­ly­wood qu’on aime ou nos émis­sions de télé­vi­sion pré­fé­rées, c’est dif­fi­cile à dire. Aus­si parce que nombre de mili­tants, du moins jus­qu’à très récem­ment, comme cer­tains des mou­ve­ments paci­fistes, ont uti­li­sé la télé­vi­sion pour trans­mettre leurs dis­cours alter­na­tifs. Ils se sont ser­vis du sys­tème, le même sys­tème mani­pu­la­teur, la Mono­forme. Et donc rien n’a chan­gé. Je crois que la tra­di­tion­nelle réti­cence qu’ont de nom­breux mili­tants par rap­port à une remise en cause véri­table des mass médias audio­vi­suels consti­tue un très sérieux pro­blème ; et mon sen­ti­ment per­son­nel est que tant que ce sujet ne sera pas mis au même niveau d’im­por­tance que les autres objets de lutte, je ne pense sin­cè­re­ment pas que le mou­ve­ment anti-mon­dia­li­sa­tion puisse jamais atteindre ses véri­tables objec­tifs. Si nous lais­sons le ciné­ma et la télé­vi­sion dans leur état actuel, nous n’y arri­ve­rons jamais. 

J’ai réa­li­sé la Com­mune pour sou­le­ver ces ques­tions, en lien avec les thème de l’en­ga­ge­ment per­son­nel et de la Com­mune de Paris. Ce que j’es­père, c’est que les gens, vous mêmes, pour­rez vous ser­vir de ce film comme d’une res­source et d’un outil. Cer­taines per­sonnes, peut-être même un cer­tain nombre, trouvent sa lon­gueur très bizarre : s’il vous plaît, consi­dé­rez cette durée comme une res­source, et non une menace ou une manie per­son­nelle, voyez le comme une res­source, comme un défi. Cela ne veut pas dire que tous les films alter­na­tifs doivent durer 5 heures, loin de là. Celui-ci est de cette durée, et pour de bonnes rai­sons. Le fait de le regar­der, d’a­voir la patience de vivre cette expé­rience si vous vou­lez, de tra­ver­ser tran­quille­ment et de façon fluide le pro­ces­sus de ce film pour­rait être per­çu comme une démarche très posi­tive et ori­gi­nale car cela trans­forme tota­le­ment la rela­tion tra­di­tion­nelle entre le public et le spec­ta­teur indi­vi­duel. La Com­mune pos­sède une forme nar­ra­tive très par­ti­cu­lière. L’on y trouve la Mono­forme par endroits, et en cela je peux être cri­ti­qué. Le film a cer­tai­ne­ment des défauts, car il contient éga­le­ment un aspect hié­rar­chique, mais tout cela est ouvert à débat. L’on y trouve ces très longs “plans séquence” comme disent les Fran­çais, de longues séquences où je ne savais sou­vent pas ce qui allait se pas­ser, les comé­diens non plus d’ailleurs. Mais cela per­met­tait de créer un espace où les gens pou­vaient s’ex­pri­mer libre­ment et ins­tal­lait un chan­ge­ment. Il y a là une idée de géné­ro­si­té. La plu­part des mass médias son tota­le­ment étran­gers à cela puis­qu’ils ne veulent pas de réflexion spon­ta­née ; ils veulent des réponses ins­tan­ta­nées et pré-embal­lées. La Mono­forme c’est ça. 

La Com­mune contient éga­le­ment un pro­ces­sus très impor­tant et com­plexe, à la fois avec les spec­ta­teurs à tra­vers ses forme et conte­nu, mais aus­si avec les gens qui y appa­raissent, qu’il convien­drait mieux d’ap­pe­ler des par­ti­ci­pants que des acteurs, qui ont tra­vaillé en appor­tant un énorme inves­tis­se­ment per­son­nel dans ce film. Et c’est là un autre exemple de la for­mi­dable géné­ro­si­té de ce film –ce que les gens qui y appa­raissent donnent d’eux-mêmes, se sachant expo­sés, s’ex­po­sant eux-mêmes ain­si publi­que­ment à l’é­cran. Je crois que si nous somme prêts, si vous êtes prêts, à tra­vailler avec ce film, il pour­rait deve­nir une res­source et un outil for­mi­dable, non pas sim­ple­ment pour décons­truire les mass médias audio­vi­suels, mais aus­si comme une vision alter­na­tive par­mi d’autres de ce que la télé­vi­sion aurait pu deve­nir si elle n’en avait pas été empê­chée par les requins qui la dirigent depuis 30 ans. 

Je vais ter­mi­ner en disant qu’il existe trois types d’ap­proches pour tra­vailler avec ce film. Il en existe de très nom­breuses en fait, mais de façon hié­rar­chique je com­men­ce­rai avec une chose que je peux vous pro­po­ser. J’ai écrit des pistes de réflexion pour les écoles qui seront bien­tôt dis­po­nibles en fran­çais. Les ensei­gnants ou les groupes tra­vaillant avec le film qui vou­draient voir quelques unes des idées qui pour­raient être sou­le­vées lors d’une dis­cus­sion peuvent s’en ser­vir. Mais comme je l’ai sou­li­gné dans ces notes, ce docu­ment ne ser­vi­ra qu’à ” bri­ser la glace ” pour démar­rer, les infor­ma­tions et idées les plus impor­tantes vien­dront du débat lui-même. Cer­tains des par­ti­ci­pants du film ont créé un groupe inti­tu­lé “Rebond pour la Com­mune” Rebond comme rebon­dir –c’est un peu dif­fi­cile à tra­duire en anglais alors je garde le fran­çais– parce qu’ils avaient été moti­vés et inté­res­sés par le pro­ces­sus de réa­li­sa­tion du film, qui a démar­ré bien avant le tour­nage et s’est pour­sui­vi par la suite. Les “Rebon­ders”, comme on les appelle, ont pour­sui­vi ce pro­ces­sus col­lec­tif en créant récem­ment en France une asso­cia­tion. Ils sont là pour aider, avec des pistes de réflexion ou plus sim­ple­ment pour vous aider à démar­rer, pas seule­ment pour mon­trer le film, là n’est pas l’ob­jec­tif ultime. Le but est d’al­ler beau­coup plus loin que La Com­mune, afin d’ex­plo­rer des nou­velles manières de revi­ta­li­ser ou de réin­ven­ter le pro­ces­sus civique, débattre de nos désac­cords mais sur­tout faire émer­ger une véri­table par­ti­ci­pa­tion citoyenne à notre histoire. 

Je ne sais pas si nous aurons fina­le­ment la chance d’é­vi­ter de devoir se retrou­ver assis dans un parc à thème consa­cré à la mon­dia­li­sa­tion, j’en doute un peu, mais espé­rons au moins que ce parc sera construit pro­chai­ne­ment, d’i­ci un ou deux ans avec votre aide. Moi, ou plu­tôt quel­qu’un d’autre que moi sera ins­tal­lé sur un poste de télé­vi­sion à man­ger des chips –de pré­fé­rence pas des chips en fait– regar­dant au loin. Mais il faut vrai­ment que nous sor­tions de cet état de pas­si­vi­té dans lequel les médias nous ont mis. Et mal­heu­reu­se­ment une grande par­tie du sys­tème édu­ca­tif col­la­bore désor­mais acti­ve­ment avec les médias en favo­ri­sant l’ab­sence de débat, l’ac­cep­ta­tion pas­sive de la sous-culture popu­laire média­tique. Comme s’il n’exis­tait rien d’autre. Mais il existe tout un monde d’al­ter­na­tives, de pro­ces­sus alternatifs. 

Je vais m’ar­rê­ter là, je m’ex­cuse pour ce mono­logue mais j’es­père que vous pour­rez le diluer dans vos propres débats. Au revoir donc, et mer­ci beau­coup pour votre aide et votre tra­vail avec ce film. 

Peter Wat­kins, Lithua­nie, 2001