Sur le documentaire

Par Claude Bailblé

Docu­ment en pdf

illus­tra­tion de Mari­lyn Diptych

Confé­rence don­née par Claude Bail­blé à l’Université de Pékin, dans les cadre des Jour­nées sur le Docu­men­taire Fran­çais, en juin 2006

1/ Il est dif­fi­cile aujourd’hui en France de mon­ter un pro­jet dit « docu­men­taire de créa­tion », en dehors d’une com­mande des chaînes de dif­fu­sion (FR3, Fr5, Arte, Fr2, Fr4…) car les dif­fu­seurs pré­fèrent les pro­duc­tions spé­cia­le­ment conçues pour les horaires pré­vus dans leur grille de pro­grammes. Les cinéastes cherchent alors à s’adapter au cahier des charges du com­man­di­taire, non sans un cer­tain for­ma­tage (par­fois) du résul­tat. Les temps de tour­nage (un mois ?) et de mon­tage (deux mois ?) ont assez sou­vent ten­dance à rétré­cir, tan­dis que la dif­fu­sion est fré­quem­ment repor­tée dans les tranches les plus tar­dives de la soirée.

A l’inverse, le cinéaste indé­pen­dant peine à trou­ver son finan­ce­ment : tra­vaillant en équipe réduite, il peut certes allon­ger son tour­nage et s’adapter à la durée même du sujet qu’il filme (cou­vrir le pro­ces­sus). Mais pour autant, il lui fau­dra encore vendre son film au dif­fu­seur, et peut-être “revoir sa copie“ pour qu’elle soit accep­tée par la chaîne. Sauf à se fau­fi­ler dans le petit mar­ché des DVD ou des chaînes câblées à faible audience.

L’his­toire des man­chots empe­reurs et de leur cycle de repro­duc­tion est unique au monde. Elle mêle amour, drame, cou­rage et aven­ture au coeur de l’An­tarc­tique, région la plus iso­lée et inhos­pi­ta­lière de la planète.

En 2005, selon un rap­port du CNC, 2066 heures de docu­men­taire ont été copro­duites par les chaînes publiques [370 heures par FR3, 267 par Fr5, 265 par Arte, 112 par Fr2, 59 par Fr4] ou pri­vées [71 heures par M6, 64 par TF1, 55 par Canal + ] tan­dis que les chaînes thé­ma­tiques en finan­çaient 617 heures, les chaînes locales 157 heures. A noter : les chaînes hert­ziennes natio­nales ont com­man­dé 1263 heures de docu­men­taires, qu’elles ont aidés à hau­teur de 46 % des devis. Du côté des salles, la part du docu­men­taire dans la dif­fu­sion a atteint 3,6 % du mar­ché en 2004, et à peine 2% en 2005 (1,83 mil­lions d’entrées pour La Marche de l’Empereur).

Y a‑t-il un style spé­ci­fi­que­ment fran­çais propre à tous ces docu­men­taires ? Disons que chaque com­man­di­taire leur donne une cou­leur par­ti­cu­lière, ne serait-ce que par le choix des sujets, le type de trai­te­ment artis­tique, la place dans la grille des pro­grammes, le finan­ce­ment enca­drant for­te­ment les pos­si­bi­li­tés d’innovation en termes de pré­pa­ra­tion, pro­duc­tion ou post-pro­duc­tion. On ten­drait aisé­ment vers le « poli­ti­que­ment cor­rect », un brin cri­tique, mais pas trop, dès qu’il s’agit de pro­blèmes fran­co-fran­çais. Pour autant, cer­tains auteurs tentent de résis­ter au « for­ma­tage » et cherchent à affir­mer un renou­vel­le­ment, tant dans le choix des conte­nus que dans l’invention poé­tique des formes. On res­sent cepen­dant la pres­sion de l’audimat dans les résul­tats : les sché­mas nar­ra­tifs de la fic­tion (foca­li­sa­tion sur quelques per­son­nages, conflits de situa­tion, cli­max, rythme des émo­tions) imprègnent de plus en plus la forme documentaire.

2/ Le docu­men­ta­riste n’est ni un jour­na­liste [inté­res­sé par la réa­li­té fac­tuelle, il n’est nul­le­ment obli­gé, comme la plu­part des jour­na­listes de news, de s’en tenir à l’actualité brû­lante, aux désordres du monde contem­po­rain], ni non plus un sta­tis­ti­cien [sou­cieux de fil­mer les situa­tions repré­sen­ta­tives, il n’est pas tenu de rap­por­ter un état des lieux exact, une moyenne pon­dé­rée des don­nées], ni même un his­to­rien [il ne dis­pose pas du recul néces­saire pour éva­luer avec cer­ti­tude le choix des per­son­nages et des situa­tions, le bien-fon­dé de ses hypo­thèses de mon­tage, ou même de la scé­na­ri­sa­tion –en 52 minutes ou plus– d’une réa­li­té mul­ti­di­men­sion­nelle, inépui­sable en tant que telle]. Le docu­men­ta­riste est plu­tôt un essayiste qui engage sa vision per­son­nelle, sa sen­si­bi­li­té, son cou­rage et son hon­nê­te­té dans une pen­sée en images et en sons, espé­rant sus­ci­ter chez son spec­ta­teur –dans le temps impar­ti sinon après le film– une réflexion et une émo­tion par­ta­gées, ou même une recon­si­dé­ra­tion des connais­sances et des repré­sen­ta­tions com­mu­né­ment acquises.

Le spec­ta­teur est donc remué, ému, et par­fois désta­bi­li­sé par ce mélange de choses connues, déjà entre­vues et incon­nues [la réa­li­té dépasse la fic­tion…] jusqu’à déclen­cher des adhé­sions, des ques­tion­ne­ments, des rejets. C’est que chaque spec­ta­teur est déjà –peu ou prou– un acteur de la réa­li­té qu’on lui montre ; il ne sau­rait donc res­ter indif­fé­rent à ce que lui pro­pose le cinéaste à tra­vers le film. Alors que la réa­li­té est par nature contra­dic­toire, le spec­ta­teur cherche plu­tôt à uni­fier ses propres idées (et non à les divi­ser), à se recon­naître posi­ti­ve­ment dans les per­son­nages ou les situa­tions ou alors à s’en démar­quer tota­le­ment, sim­ple­ment parce que le pro­pos lui paraît exces­sif, exa­gé­ré, mani­chéen ou en tout cas, non repré­sen­ta­tif de ses propres idéa­li­tés, croyances ou pré­sup­po­sés (tou­jours plus ou moins reliés à de sou­ter­raines angoisses).

Réa­li­sé par Bar­ba­ra Kopple, Har­lan Coun­ty est sor­ti en 1976. Il obtint l’Os­car du meilleur film docu­men­taire. Har­lan Coun­ty U.S.A. n’est pas un repor­tage qui — objec­tif — aurait sai­si les scènes carac­té­ris­tiques de l’un ou l’autre camp. C’est un film enga­gé dans une dure bataille (qui fut, d’ailleurs, gagnée au prix d’une mort), un film tour­né dans l’exal­ta­tion d’un com­bat auquel se mêlent les femmes (c’est très beau ce que Bar­ba­ra Kopple fait dire à ces femmes et la manière dont elle les montre), un film fait de sang et de larmes. C’est un film qui démonte le méca­nisme d’une répres­sion vain­cue, rend compte d’une situa­tion locale liée à des pro­blèmes natio­naux, qui sou­ligne les néces­si­tés, les limites de l’ac­tion syn­di­cale, et la fier­té d’une com­mu­nau­té ouvrière refu­sant l’humiliation.

3/ On ne peut fil­mer la réa­li­té. On peut seule­ment la scénariser.

Le cinéaste n’ignore pas les enjeux du temps pré­sent. A par­tir d’une idée ini­tiale (idée motrice) il enquête sur le ter­rain, cher­chant auprès de per­sonnes d’expérience ou de per­sonnes res­sources une pre­mière vision de la réa­li­té à fil­mer. Un agen­da de ren­contres ou d’évènements. Contacts explo­ra­toires. Sur la base de prises en compte contra­dic­toires, de res­sai­sies et d’évaluations répé­tées, de véri­fi­ca­tions mul­tiples, et aus­si d’apprivoisements réci­proques, le cinéaste finit par tra­cer un che­min, par éta­blir un scé­na­rio d’investigation, qui débou­che­ra sur un cas­ting des per­son­nages et des situa­tions, sur une esquisse du film à faire. Dif­fi­cile cas­ting ! Tout n’est pas acces­sible au fil­mage : il y a des zones inter­dites, des lieux impos­sibles, des per­sonnes hos­tiles qu’on ne peut ni appro­cher ni appri­voi­ser, des per­sonnes qui résistent ou se refusent com­plè­te­ment au film. D’autres aus­si qui se décident et inter­viennent au der­nier moment.

Côtoyer patiem­ment. Se mettre à la place de. Inven­ter les bonnes ques­tions. S’entendre sur le pro­jet… Mais cer­tain-e‑s ne pour­ront par­ler intel­li­gi­ble­ment et expres­si­ve­ment à la camé­ra, d’autres vou­dront tirer pro­fit –à leur su ou leur insu– du tour­nage. D’autres encore impo­ser leur point de vue, contrô­ler le pro­jet. On devra trou­ver un biais.De fait, la “direc­tion d’acteurs“ com­mence bel et bien dès l’enquête. Des auto­ri­sa­tions de tour­nage, des contrats préa­lables sont alors signés, si néces­saire. Mais le scé­na­rio d’investigation reste instable, tou­jours pro­vi­soire, et c’est heu­reux, car l’aléatoire et l’imprévu sont par­fois plus fer­tiles –il faut réagir vite, intui­ti­ve­ment– que les scènes très préparées.

Quelques fois, le tour­nage com­mence dès les pre­miers contacts. C’est dire que l’investigation pré­cède de peu l’interaction « filmant/filmé », c’est-à-dire le jeu des influences et des per­sua­sions réci­proques. La qua­li­té de la rela­tion entre cinéaste et per­sonnes fil­mées est trop impor­tante pour que le docu­men­ta­riste se conduise néan­moins en repor­ter pres­sé. Loin d’être une cap­ta­tion pas­sive, le tour­nage concentre en effet un moment de créa­tion très impor­tant, puisque s’y joue un scé­na­rio d’interaction, nor­ma­le­ment mûri à par­tir d’une inves­ti­ga­tion com­plète. La réac­ti­vi­té humaine n’étant pas maî­tri­sable, la double direc­tion (de soi-même, des acteurs du film) n’est pas si facile sur le grand pla­teau du réel. Que veut-on leur faire dire, quel rôle veut-on leur faire endos­ser ? Que veulent-ils dire ou ne pas dire à tra­vers le film, quelle ruse vont-ils déployer ? Au cas par cas, il faut inven­ter et pro­po­ser un dis­po­si­tif de tour­nage qui faci­li­te­ra cette inter­ac­tion, jusqu’à atteindre ce que l’on pour­rait appe­ler le fla­grant délit de sin­cé­ri­té ou la mise à jour d’éléments cachés (y com­pris par le jeu du men­songe ou d’une expres­sion déca­lée), sans mettre cepen­dant en dan­ger celles et ceux que l’on filme.

Il est clair que la pré­sence de la camé­ra change les com­por­te­ments, les réac­tions, le jeu social, le rap­port inter­per­son­nel. Selon les tem­pé­ra­ments ou les per­son­na­li­tés, les enjeux de la scène ou la vio­lence de la situa­tion, des élé­ments impré­vus, instables (uti­li­sables ou non) vont se révé­ler. Certes, les per­sonnes fil­mées s’adressent au cinéaste, mais aus­si bien à ce que repré­sente pour elles la camé­ra, bien au-delà du tour­nage. Sou­cieuses de leur image phy­sique ou morale, elles visent déjà le public sup­po­sé, avec un point de vue à défendre, une iden­ti­té à pré­ser­ver, y com­pris aux yeux de leur entou­rage le plus proche. Un cer­tain nombre de don­nées invi­sibles, venues de l’inconscient ou du pré­cons­cient, mais aus­si du rôle que chaque inter­ve­nant entend tenir, pèsent for­cé­ment sur la scène qui se tourne. L’inter­view est une forme pos­sible de la direc­tion d’acteur en docu­men­taire, un dis­po­si­tif de tour­nage par­mi d’autres, au même titre que la recons­ti­tu­tion d’une situa­tion quo­ti­dienne, spé­cia­le­ment jouée et décou­pée (axes, durées, mou­ve­ments) pour le montage.

Après l’intensité du tour­nage, après une éven­tuelle « décan­ta­tion et mise à dis­tance », com­mence le déru­shage, pré­lude à tout mon­tage, étape finale de la scé­na­ri­sa­tion. Le scé­na­rio d’exposition (le film mon­té, sono­ri­sé, mixé) est en effet le seul que ver­ra et enten­dra le spec­ta­teur. Le temps réel des faits et gestes ou des prises de parole, déjà modi­fié par la prise de vues, est recom­po­sé, ryth­mé dans un expo­sé –chro­no­lo­gique, thé­ma­tique, mosaïque ou nar­ra­tif– des données.

Mais la matière résiste : il faut trou­ver un fil conduc­teur. Par quoi com­men­cer, par où finir ? Com­ment choi­sir une struc­ture, un déploie­ment pro­gres­sif de l’idée motrice ? Com­ment régler le temps des com­pré­hen­sions, celui des émo­tions, ou encore celui des iden­ti­fi­ca­tions ? On est face à un véri­table chan­tier : cer­taines mon­teuses parlent même d’accouchement ! Ici se croisent de nom­breuses contraintes, de mul­tiples solu­tions : il fau­dra en sta­bi­li­ser une, au terme d’un tra­vail où les choix sont plus intui­tifs que rai­son­nés, plus artis­tiques que logiques (encore que !…). Il y aura sans aucun doute beau­coup d’essais, de « dis­putes », de « coupes » et de « rejets ».

On voit bien que ce par­tage en trois étapes de la scé­na­ri­sa­tion est un peu méca­nique : la pen­sée du mon­tage hante le cinéaste dès le début du tour­nage, l’investigation se joue par paliers, en plu­sieurs étapes, le scé­na­rio d’interaction démarre dès l’enquête ; de même le tour­nage donne des idées de mon­tage, tan­dis que cer­tains retour­nages ou com­plé­ments d’enquête sont déci­dés au milieu du mon­tage, etc… mais la conclu­sion demeure : quelle que soit l’objectivité appa­rente d’un plan, le choix d’un point de vue et d’un moment déci­sif relève d’un regard vif et aigu, d’une inten­tion. [On ne filme que ce que l’on veut mon­trer ]. Quelle que soit l’habileté des rac­cords, le dis­cours fil­mique construit par le mon­tage (or, cepen­dant, mais…) pro­cède d’un agen­ce­ment volon­taire de plans, agen­ce­ment qui révèle le regard du cinéaste au même titre que le trai­te­ment du sujet, le fil­mage des lieux et des per­sonnes, la direc­tion d’acteur, la com­po­si­tion des plans, l’articulation du in et du off

4/ Les six contrats du documentariste.

Le cinéaste est en contrat avec lui-même : il doit savoir (presque conti­nû­ment) pour­quoi il fait du ciné­ma, quelle est sa vraie place dans la socié­té (il ne le sait jamais tout à fait). Une cer­taine hau­teur de vue (épis­té­mo­lo­gique, s’entend), une méta­con­nais­sance des pro­ces­sus en jeu, un « ego » tenu à la bonne dis­tance, paraissent aller de soi. Et simul­ta­né­ment : un enga­ge­ment entier dans son tra­vail, un doute métho­dique, une acui­té toute per­son­nelle sur les per­sonnes et les situa­tions, une capa­ci­té à se mettre à la place d’autrui (au moins momen­ta­né­ment), un cou­rage et une téna­ci­té à pro­por­tion des enjeux.

Le cinéaste est en contrat avec son sujet : il s’agit de construire un film sur la base d’un pro­ces­sus de connais­sance assez rigou­reux (on ne peut racon­ter n’importe quoi, cha­hu­ter la réa­li­té au mon­tage) ce qui implique un cer­tain acti­visme intel­lec­tuel, une bonne connais­sance des enjeux contem­po­rains, un sou­ci concret du ter­rain. Bref, une méthode de tra­vail. Mais il s’agit aus­si d’aller vers une expres­sion artis­tique des don­nées (on ne peut se conten­ter d’interviews bout-à-bout, entre­cou­pés de plans d’aération), ce qui implique une vision poé­tique du monde, une inven­tion des formes visuelles et sonores, un style pro­pre­ment cinématographique.

Le cinéaste est en contrat avec son équipe, coop­tée ou non : l’assistant, le cadreur, le pre­neur de sons, le mon­teur, le mixeur sont des col­la­bo­ra­teurs artis­tiques de créa­tion, et non de simples tech­ni­ciens. Par­fois, il faut (ré)agir vite et bien… C’est à lui de créer une syner­gie posi­tive (une ambiance de tra­vail pro­pice à la créa­tion) pen­dant toute la durée du film.

Le cinéaste est en contrat avec ceux qu’il filme : s’il faut pra­ti­quer par­fois le for­cing, la ques­tion gênante, ou la confron­ta­tion inat­ten­due, il y a tou­jours un rap­port humain qui appelle aus­si bien au res­pect qu’à la rigueur, à la com­pré­hen­sion des angoisses, des résis­tances et des lâchers prise. Au frayage de la véri­té, en somme, aus­si sub­jec­tive soit-elle. Et cela se voit au final ! L’instrumentalisation pen­dant le tour­nage, le recours à la cita­tion tron­quée ou au mon­tage-choc évoquent plus la fai­blesse que la maî­trise. Le spec­ta­teur sai­sit assez vite le « sous-texte » des inten­tions malines (péjo­ra­tives ou lau­da­tives), en sorte que la mani­pu­la­tion se retourne contre son auteur. Il y a une éthique du documentaire.

Le cinéaste est aus­si en contrat avec son pro­duc­teur-dif­fu­seur : il s’agit non pas de répondre stric­te­ment à la com­mande, mais de la dépas­ser, d’aller plus loin sans aller à côté. Le pro­duc­teur peut jouer son rôle de conseiller artis­tique, d’incitateur ou de modé­ra­teur. Faci­li­ter le tour­nage, se battre pour obte­nir cer­taines auto­ri­sa­tions, cer­tains appuis. Il peut souf­fler des idées, des orien­ta­tions, tout en opti­mi­sant le bud­get… Ou alors contraindre, impo­ser des res­tric­tions, cen­su­rer cer­taines scènes, réorien­ter le pro­jet à la demande pres­sante du dif­fu­seur… jusqu’à obte­nir le final cut, conforme aux volon­tés de la chaîne. S’agit-il d’une dif­fu­sion régio­nale, natio­nale ou pos­si­ble­ment inter­na­tio­nale ? Il y a tou­jours un rap­port de forces entre les exi­gences de la chaîne et les dési­rs du cinéaste.

Le cinéaste est enfin en contrat avec son spec­ta­teur : il doit d’abord se faire com­prendre, c’est un mini­mum (pas for­cé­ment de tous les publics, néan­moins). Main­te­nir l’intérêt (il ne s’agit pas seule­ment d’une course à l’audience) en posant des per­son­nages, des situa­tions, des conflits où le spec­ta­teur puisse pro­je­ter –à par­tir de son vécu– ses propres connais­sances ou émo­tions, ou même en éprou­ver de nou­velles. Ne peut-on faire confiance en la capa­ci­té empa­thique des spectateurs ?

Ins­tal­ler une ten­sion qui entre­tienne un désir de connaître la suite, d’appréhender le deve­nir de celles et ceux en qui il a recon­nu ses propres dési­rs, pro­blèmes ou aspi­ra­tions. Ryth­mer cette ten­sion en recou­rant –ou non– à cer­tains sché­mas nar­ra­tifs, mais aus­si à des moments de rup­ture ou de réflexion : le spec­ta­teur est invi­té à pen­ser par lui-même, y com­pris sur la façon dont le film déve­loppe son argu­men­taire. Ajou­ter que l’émotion (par les per­son­nages, les situa­tions et la mise en scène) est une condi­tion de la mémo­ri­sa­tion. La vie du film, pen­dant et au-delà de son vision­ne­ment, dépend donc de la construc­tion émo­tion­nelle du mon­tage, et des idées liées à ces émotions.

Sans doute ces six contrats sont inéga­le­ment développés/maîtrisés par cha­cun des cinéastes. On peut même pen­ser qu’ils évo­luent d’un film à l’autre, se ren­for­çant par l’expérience (tour­nage, mon­tage, mais aus­si réac­tions de la presse et du public), s’adaptant à cha­cun des pro­jets. Ils ne sont don­nés ici qu’à titre indi­ca­tif, cha­cun appréciera.

5/ L’invention des formes.

Impos­sible d’importer telle quelle la forme du repor­tage télé­vi­sé (2 ou 3 minutes) ou du maga­zine (10 minutes) dans le docu­men­taire (52 minutes) sans abou­tir à une « mono­forme » ennuyeuse et archi-connue (inter­views, plans de coupe, scènes d’illustrations). Il faut inventer.

Le docu­men­ta­riste n’entend pas seule­ment mon­trer la réa­li­té fac­tuelle, acces­sible pen­dant le temps limi­té des prises de vues. Il cherche aus­si à atteindre une réa­li­té élar­gie, celle d’un pro­ces­sus sous-jacent qui lie le pas­sé (traces, témoi­gnages, archives), le pré­sent (ses facettes mul­tiples, éta­lées dans le temps) et le futur (cer­taines situa­tions, jugées mino­ri­taires, expriment pour­tant des ten­dances lourdes, des évo­lu­tions à venir). Le cinéaste prend ain­si une lon­gueur d’avance sur ses contem­po­rains, au risque de se trom­per ; il engage sa sen­si­bi­li­té et son intel­li­gence dans un pro­ces­sus de recom­po­si­tion (per­son­nages, conflits, situa­tions) où s’exprime une sorte de véri­té poten­tielle.

On ne peut en effet, dans un docu­men­taire de créa­tion, s’en tenir à l’actualité pré­sente : si les faits sont têtus, ils sont aus­si contra­dic­toires, pris dans diverses forces en mou­ve­ment. Le cinéaste est donc, comme le poète, un peu vision­naire, au risque de sur­prendre ou de déplaire. On se sou­vient des rica­ne­ments qui accom­pa­gnèrent, il y a plus de vingt ans, les pré­vi­sions des éco­lo­gistes quant au réchauf­fe­ment cli­ma­tique… Pour para­phra­ser Albert Londres, « la force du docu­men­taire, c’est de por­ter la plume –ou la camé­ra– dans la plaie », c’est à dire de trai­ter les pro­blèmes humains ou sociaux avant qu’ils ne deviennent explo­sifs ou inso­lubles. Ouvrir les yeux sur le futur, c’est par ailleurs don­ner au film une chance d’être encore vivant cinq ou dix ans après sa sor­tie. Qui repro­che­rait à Jean-Luc Godard d’avoir réa­li­sé La Chi­noise un an avant mai 68 ?

On ne peut guère non plus invo­quer le réa­lisme fac­tuel, la stricte sai­sie des faits avé­rés, l’enregistrement objec­tif de mor­ceaux d’espace/temps fil­més par une camé­ra qua­si-invi­sible, sinon trans­pa­rente. Un sorte de nobody’s point of view très per­for­mant, par­fai­te­ment accor­dé au sup­po­sé réel, comme si l’image se fil­mait sans point de vue, sans concep­tion préa­lable, sans auto­ri­sa­tions ni accords, sans pers­pec­tives d’emploi dans un mon­tage… Le cinéaste n’étant pas au des­sus de la mêlée –tel le nar­ra­teur omni­scient de la fic­tion– il n’est pas tou­jours pré­sent, et pour cause, au bon moment, au bon endroit, dans le bon axe et à la bonne dis­tance. Lui faut-il pour autant renon­cer à rendre compte de ce qui s’est pas­sé l’avant-veille ou le mois pré­cé­dent, ou de ce qui se tait dans un visage fer­mé, un silence ten­du ? Il serait naïf de croire que le docu­men­ta­riste n’est qu’un « repor­ter du réel », d’un réel par­fai­te­ment poin­té et agen­cé, d’où éma­ne­rait la véri­té pure à l’instant t, dans le lieu u : une sorte de véri­té com­plète et défi­ni­tive, appré­hen­dée qua­si­ment sans camé­ra ni hors champ.

Un film de Bénie Des­warte, Yann Le Mas­son / Entre Kashi­ma et Tokyo, se construit vers 1970 l’aéroport de Nari­ta : les pay­sans refusent de vendre leurs terres et affrontent les gardes mobiles envoyés pour les expul­ser. Por­trait socio­lo­gique d’une nation, au début des années 1970. À tra­vers deux lieux sym­bo­liques de la moder­ni­sa­tion du Japon, Kashi­ma, vaste com­plexe sidé­rur­gique et pétro­li­fère, et Nari­ta, où devait être construit un immense aéro­port et où s’est cris­tal­li­sée l’op­po­si­tion d’ex­trême gauche, “Kashi­ma Para­dise” démontre com­ment les tra­di­tions ances­trales de la socié­té japo­naise ont été uti­li­sées par le capi­tal pour ser­vir de moteur aux muta­tions sociales et poli­tiques. Ce film dénonce les vio­lents affron­te­ments entre les forces de l’ordre et les pay­sans qui refusent de vendre leurs terres au pro­fit de l’ex­pan­sion éco­no­mique du pays. Cepen­dant, les offi­ciels japo­nais, par la vio­lence ou par la ruse, sur­montent ces dif­fi­cul­tés. Tout semble prou­ver que, comme à Kashi­ma, c’est le “para­dis” pour les trusts. Fil­mé en noir et blanc avec une maî­trise qui a fait de ce film la réfé­rence du ciné­ma mili­tant des années 70.

C’est pré­ci­sé­ment au dis­po­si­tif de tour­nage d’ouvrir les fron­tières du pré­sent, de faire sur­gir des élé­ments à prio­ri absents, de révé­ler devant le micro ou l’objectif des réa­li­tés qui res­tent invi­sibles à l’œil du pas­sant, réa­li­tés cachées, refou­lées ou oubliées, mais pour­tant déci­sives. C’est pour­quoi le scé­na­rio d’interaction est si impor­tant : loin de se consti­tuer en repor­ter invi­sible de type camé­ra cachée, le cinéaste s’engage auprès de ceux qu’il filme. Je pense à Kashi­ma Para­dise, de Yann Le Mas­son, à S 21, de Rit­ty Panh ou au Cau­che­mar de Dar­win, d’Hubert Sau­per, pour ne citer qu’eux. Le tour­nage peut être aus­si bien le moment d’une révé­la­tion, d’un aveu libé­ra­toire, que celui d’une fer­me­ture, d’une langue de bois ou d’un men­songe par omis­sion, ce qui n’est pas sans inté­rêt (Le cha­grin et la pitié de Mar­cel Ophuls).

La confron­ta­tion de cer­tains pro­ta­go­nistes (d’anciens « acteurs » d’une même his­toire, par exemple) ras­sem­blés en un lieu choi­si (un lieu char­gé de sou­ve­nirs, de luttes ou de souf­frances, notam­ment) met en mou­ve­ment les réti­cences, les silences épais ou com­plices, les déro­bades des uns et des autres. Sus­cite le débat contra­dic­toire (une relec­ture du pas­sé, aus­si bien). Il s’agit pour le réa­li­sa­teur de construire –et avec quel tact !– une situa­tion inédite, riche en prises de posi­tion. On y décou­vri­ra des réac­tions affec­tives, des failles et des hési­ta­tions dans les pro­pos, des émo­tions vraies ou déca­lées, cha­cun cam­pant un per­son­nage qu’il pense pou­voir défendre ou s’obligeant à des com­men­taires révé­la­teurs, à des lâchers prise, voire même à des aveux inat­ten­dus. Les regards, les visages, les gestes, la parole, les silences, les dépla­ce­ments seront alors autant d’indices appro­priables par le spec­ta­teur. Cer­taines confron­ta­tions, impos­sibles dans la réa­li­té du tour­nage, pour­ront ou devront être jouées au mon­tage, dans l’entrelacement des séquences.

Il y a aus­si des situa­tions réelles où les actions, les pra­tiques sociales sont très par­lantes. Met­tant en œuvre des « acteurs » habi­tués à tenir leurs rôles, ces situa­tions laissent trans­pa­raître, pour le spec­ta­teur qui les découvre, un jeu d’intentions ou de sous-enten­dus qui expriment, beau­coup mieux que l’interview, la réa­li­té sous-jacente (Le ven­deur de bibles des frères Maysles, Tit­ti­cut folies, de F. Wise­man). Encore faut-il les détec­ter, ces situa­tions, et se les rendre acces­sibles : ces condi­tions préa­lables nous ren­voient évi­dem­ment au scé­na­rio d’investigation. Et même les fil­mer : savoir cadrer et décou­per la scène en temps réel, en tenant compte de la pers­pec­tive, du rap­port figure/fonds, et sur­tout de la fron­ta­li­té des visages, de la lisi­bi­li­té des actions, de la fluc­tua­tion vocale qui donnent toute la saveur aux paroles.

C’est au mon­tage que l’on est fina­le­ment confron­té à l’invention d’une “grande forme“ : la struc­ture géné­rale du film, le trai­te­ment artis­tique de l’exposition . S’agit-il d’un repor­tage lyrique sur une longue grève (Har­lan Coun­ty USA, de B. Kopple), d’une enquête en actes (Roger and Me, de M. Moore, Le Koursk, de J‑M. Car­ré), d’un para­digme explo­ra­toire (Le mur, de S. Bit­ton ; Les gla­neurs et la gla­neuse d’A.Varda), d’un micro­cosme révé­la­teur (Récréa­tions, de Cl. Simon), des cou­lisses d’un lieu connu (La Ville-Louvre, de N. Phi­li­bert), d’une énigme (His­toire d’un secret, de M. Ote­ro), d’un récit à la pre­mière per­sonne (No pasa­ran d’H‑Fr. Imbert ; Dis­ney­land d’Arnaud des Pal­lières), d’une recons­ti­tu­tion his­to­rique par des archives (Mémoires d’immigrés de Y. Ben­gui­gui ; Mémoires d’Ex de Mos­co), d’une date pré­texte (l’éclipse de soleil dans Les Ter­riens, d’A. Dou­blet), d’un por­trait (Bep­pie, de Johan Van der Keu­ken, ) d’une inter­ro­ga­tion poé­tique sur l’altérité (L’ordre, de Jean Daniel Pollet)?…

Quelle que soit la “grande forme“ choi­sie, les cinéastes s’écartent géné­ra­le­ment de l’interview “autour de“, pré­fé­rant le trai­te­ment chro­no­lo­gique, thé­ma­tique, mosaïque, ou poé­tique de leurs sujets. On note pour­tant une ten­dance à la nar­ra­ti­vi­sa­tion : le docu­men­ta­riste tend à réuti­li­ser avec pro­fit les sché­mas nar­ra­tifs (dra­ma­tur­gie, foca­li­sa­tion sur quelques per­son­nages, ten­sion conflic­tuelle, échelle et durée des plans, mon­tage paral­lèle, etc.) issus de la fiction.

Ain­si les infé­rences pré­cons­cientes [à savoir : les induc­tions et déduc­tions inter­pré­ta­tives dues aux mou­ve­ments (regards, expres­sions, gestes ou dépla­ce­ments), aux paroles et aux silences (en ce qu’ils ouvrent ou dési­gnent une action), les infé­rences dues aux bruits (in ou off) et même à la musique (sou­li­gne­ment émo­tion­nel)…] servent-elles de base à l’avancée “trans­pa­rente“ du récit, pour peu que l’on se soit assu­ré simul­ta­né­ment des rac­cords (de lumière, de direc­tion de mou­ve­ment, de vitesse, etc.). Le mon­tage gagne ain­si en flui­di­té, au moins à l’intérieur de chaque séquence.

Le film n’en reste pas moins une écri­ture sur le réel (et ses enjeux), un expo­sé déli­bé­ré, mêlant objec­ti­vi­té [la véri­té des scènes et des per­son­nages] et sub­jec­ti­vi­té [le regard du cinéaste, lisible comme tel dans le choix des plans et l’enchaînement des séquences]. Un récit conden­sé, res­ser­ré, adap­té à la vitesse des com­pré­hen­sions et des émo­tions. Ce flux orga­ni­sé d’images et de sons enclenche alors en chaque spec­ta­teur un « scé­na­rio inté­rieur », avec ses à‑coups par­ti­cu­liers, ses remous et ses réso­nances, ses fili­granes. Qui pour­ra en mesu­rer les intimes prolongements ?.