Tournage — Montage

Par Claude Bailblé

Mots-clés

Le ciné­ma serait-il seule­ment per­cep­tif ? ne serait-il pas plu­tôt discursif ? 

« VOICI LES RUSHES D’UN FILM… UNE MINE ! MAIS JE DOIS LES RESSERER, LES RECOMPOSER POUR ETABLIR UNE VERITE NOUVELLE, PUREMENT CINEMATOGRAPHIQUE, INTELLIGIBLE ET ÉMOUVANTE, INTENSIFIÉE PAR LE  MONTAGE (EFFETS KOULECHOV MULTIPLES). UN MONDE « SUPRA‑REEL » QUE PERSONNE NE PEUT OBSERVER DIRECTEMENT. »

— — – pas­sons au mon­tage —  — -  —–  —— en recom­po­sant les frag­ments des rushes — — — -

= JE COMPOSE UNE VÉRITÉ NOUVELLE…

= RUMINE, MOUVANTE, LA VERITE DU MONDE

= KOULECHOV, ELIGIBLE, VEUT REPOSER UN PUR EFFET ETABLI

= DIRE INTENSÉMENT MAIS PEU…

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L’art du rac­cord (et de la conti­nui­té appa­rente) engage la res­pon­sa­bi­li­té du cinéaste(déjà enga­gée,  du reste, dès la prise de vues, par le choix des axes et des moments décisifs). 

 

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plan 1              plan 2                            plan 3     plan 4                    plan 5

 

Les plans rac­cordent à la fois par les conte­nus (infé­rences) et par les formes (flui­di­té visuelle)…

 

TOURNAGE DOCUMENTAIRE IMAGE                                                                               

L’image n’est pas le « réel », mais seule­ment un aspect momen­ta­né relié à un point de vue.
Le champ objet n’a pas d’images à prio­ri, il faut les construire à par­tir de ce que voit l’œil, avec un objec­tif qui voit plus large et plus pro­fond, un objec­tif qui regarde la scène « avec les épaules»….

 

Mon­tré, mas­qué, exclu

Mon­trer quoi ? Impos­si­bi­li­té de fil­mer l’entier d’un lieu, même au grand angle. Le cadre ciné­ma ne montre en effet qu’un quart des appa­rences en créant sans cesse du hors champ : hors champ fron­tal, dor­sal du fron­tal, hors champ dor­sal, et même dor­sal du dor­sal. L’action se répar­tit sur les côtés, en arrière, et l’on accède seule­ment à l’aspect fron­tal momentané.

Ex : la cui­sine d’un grand res­tau­rant. Les cui­si­niers tra­vaillent en étroite col­la­bo­ra­tion et effec­tuent plu­sieurs taches à la fois. L’espace glo­bal de la cui­sine excède la déli­mi­ta­tion du champ. L’espace cadré ne per­met pas de pré­sen­ter simul­ta­né­ment les dif­fé­rentes acti­vi­tés du processus.

Le point de vue camé­ra sélec­tionne une par­tie du champ total (d’où exclu­sion), et dans ce champ cer­tains élé­ments en recouvrent d’autres (d’où mas­quage), au point d’effacer une par­tie inté­res­sante de l’activité, comme lorsqu’un cui­si­nier s’approche en gros plan. Tan­dis que des élé­ments impré­vus et sans inté­rêt entrent dans le champ (d’où encom­bre­ment, fouillis), jusqu’à brouiller la clar­té de ce que l’on cherche à montrer.

Il s’agit donc de se frayer un che­min visuel et sonore dans la com­plexi­té brute de l’observation. De sou­li­gner et de rete­nir les phases impor­tantes, d’accéder à l’intelligibilité. Et même de dévoi­ler un aspect caché, appa­rem­ment connu, et de ce fait négli­gé par l’attention.

 

Per­son­nages et milieu.

Plus le plan est large, meilleure est la per­cep­tion syn­thé­tique du lieu, sur­tout si les per­son­nages (géné­ra­teurs de mas­quage et de recou­vre­ment) ne sont pas trop nom­breux. Plus le plan est ser­ré, meilleure est la per­cep­tion ana­ly­tique de l’action, mais on perd l’appréciation d’ensemble. Aucun plan n’est donc à même de ras­sa­sier le spec­ta­teur… sauf à maî­tri­ser un plan séquence où les dif­fé­rentes actions vien­draient se jouer suc­ces­si­ve­ment en avant-plan. On est donc ame­né à décou­per (dif­fé­rentes situa­tions, dif­fé­rents per­son­nages, et même semi sub­jec­tifs avec amorce) en variant les points de vue aux­quels s’adossent cha­cune des images.

Si les mêmes actions se répètent (dans la jour­née ou d’un jour à l’autre) il n’est pas très dif­fi­cile de rac­cor­der des prises tem­po­rel­le­ment éloi­gnées pour obte­nir au mon­tage une conti­nui­té convain­cante. Mais cer­taines situa­tions sont uniques et néces­sitent d’être rejouées aus­si­tôt, si l’on veut dis­po­ser des dif­fé­rents aspects néces­saires à la construc­tion claire de la situa­tion filmée.

Champ et hors-champ sont donc ame­ner à dia­lo­guer dans la suc­ces­sion des faits et l’enchaînement des actions.

Le mas­quage in est la forme pre­mière du hors champ. La porte toute blanche d’un fri­go s’ouvre : une pro­fu­sion de mets se déploie dans la pro­fon­deur, cer­tains en mas­quant par­tiel­le­ment d’autres. Un cui­si­nier se déplace (décen­trage) et démasque un col­lègue en pleine acti­vi­té d’épluchage. On découvre der­rière lui une bat­te­rie de four­neaux… L’occultation par­tielle et pro­vi­soire entre dans la mise en scène, qu’il faut savoir orga­ni­ser tem­po­rel­le­ment. C’est donc le réglage réci­proque du point de vue camé­ra et du mou­ve­ment des per­son­nages qui per­met de révé­ler un lieu, une acti­vi­té, en jouant inces­sam­ment de l’encombrement et de l’exclusion.

 

Mise en perspective.

Un mou­ve­ment de per­son­nage dans la pro­fon­deur modi­fie visuel­le­ment la par­tie recou­verte et mas­quée par le dépla­ce­ment. Lisi­bi­li­té et mas­quage changent donc simul­ta­né­ment. C’est là une loi majeure de la pers­pec­tive dite cen­trée : la pro­por­tion personnage/milieu varie avec la dis­tance du per­son­nage, et avec elle se modi­fie la lisi­bi­li­té des expres­sions et des actions : grande en gros plan face, elle tend vers zéro en plan loin­tain de dos. La pers­pec­tive est aus­si dite hié­rar­chi­que, car elle donne de l’importance au per­son­nage de pre­mier plan, tan­dis qu’elle mini­mise le décor ou les per­son­nages situés en arrière plan (foca­li­sa­tion par la distance).

Notons en pas­sant les orien­ta­tions du regard, du visage et des épaules : la pers­pec­tive pro­pose néces­sai­re­ment une gra­da­tion variable de la « pré­sence au spec­ta­teur », laquelle s’affirme par l’orientation du visage (face, pro­fil, trois-quarts, dos) et du regard (tan­tôt en interne, tour­né vers les pen­sées et les émo­tions, tan­tôt en externe, atten­tif à un élé­ment in ou off). Une mise en scène docu­men­taire ne peut igno­rer cette com­po­sante très active de la rela­tion spectateur/personnages.

Un mou­ve­ment laté­ral de per­son­nage –du centre vers le bord cadre– est de toute autre nature : la pro­por­tion décor/acteur reste constante. La lisi­bi­li­té de l’action ne varie pas, même si la dite action s’intensifie. Cepen­dant la perte de pré­sence –on voit le dépla­ce­ment de pro­fil, le per­son­nage s’est décen­tré en bou­geant– appelle sou­vent un autre plan (face ? plus ser­ré ? plus centré ?).

La réduc­tion du champ objet (la situa­tion et ses per­son­nages) à un champ image déli­mi­té (le cadrage rec­tan­gu­laire en 2d) oblige à pen­ser le point de vue d’où se construit la pers­pec­tive hié­rar­chique et sa lisi­bi­li­té, la gra­da­tion des effets de pré­sence et de foca­li­sa­tion, le réglage des recou­vre­ments et des mas­quages liés à la dis­tance et aux déplacements.

 

Mise en place

Ces consi­dé­ra­tions labo­rieuses devien­dront intui­tives avec l’expérience : l’axe et les dif­fé­rents plans de déploie­ment des actions dans la pro­fon­deur ; les orien­ta­tions cor­po­relles des acteurs et leurs mou­ve­ments (yeux, visage, épaules); la posi­tion du centre d’intérêt prin­ci­pal dans le rec­tangle du cadre (cen­tré-décen­tré-en amorce ?) ; la foca­li­sa­tion, c’est-à-dire le sui­vi ou le non sui­vi (décen­trages, sor­ties de champ) de cet épi­centre prin­ci­pal par des panos d’accompagnement ou de recadrage.

Par­fois la tra­jec­toire d’un per­son­nage change à l’intérieur d’un plan : paral­lèle puis per­pen­di­cu­laire à l’axe de prise de vues. La lisi­bi­li­té, le mas­quage, la gros­seur de plan varient en consé­quence. L’orientation cor­po­relle bouge aus­si : face, pro­fil, lan­cer de regard en off, retour­ne­ment. Ces mou­ve­ments pré­vus ou impré­vus donnent de l’importance au décor, à un acces­soire, à un objet, à une lumière –ou la réduisent – , accen­tuent la pré­sence et l’accès aux inten­tions, aux réac­tions, à la vie inté­rieure des pro­ta­go­nistes –ou l’escamotent.

En somme le fond de l’image est cadré pho­to­gra­phi­que­ment (plan fixe, com­po­si­tion, amorces vers le hors champ) tan­dis que les per­son­nages sont cadrés ciné­ma­to­gra­phi­que­ment (ils bougent, on les suit avec de l’air devant le mou­ve­ment, on les coupe en dehors des arti­cu­la­tions cor­po­relles).

 

====================================================Para­mètres sim­pli­fiés=

Plan de déploie­ment de l’action (per­pen­di­cu­laire ou paral­lèle à l’axe)

Per­son­nage (cen­tré ou décen­tré, en amorce)

Orien­ta­tion (face, pro­fil, dos)

Dis­tance (avant plan, second plan, arrière plan)

Foca­li­sa­tion (sui­vi, non sui­vi, sor­tie de champ ; accom­pa­gne­ment au point)

Démas­quage (un per­son­nage recule ou se déplace) ; mas­quage momentané.

Exclu­sion momen­ta­née (ex : un pano déclen­ché par un mou­ve­ment de personnage)

 

D’un plan à l’autre

L’aspect, soit la confi­gu­ra­tion personnages/milieu change grâce à la suc­ces­sion des plans. On est certes tou­jours dans le même décor, mais les fonds changent, sans for­cé­ment se che­vau­cher d’un plan à l’autre. La pro­por­tion rela­tive des masses et des mou­ve­ments évo­lue, le mas­quage et la foca­li­sa­tion aus­si. On est bien dans un « dis­cours » en images et en sons, ordon­né par la suc­ces­sion des points de vue et des ins­tants choisis.

Sans doute, l’encombrement sou­dain par des élé­ments inat­ten­dus, les entrées et sor­ties de champ impré­vues, les dépla­ce­ments chao­tiques dans le champ, aug­mentent les dif­fi­cul­tés du tour­nage en docu­men­taire. Com­ment faire décou­vrir au spec­ta­teur les dif­fé­rentes facettes d’une situation ?

C’est là  qu’intervient la qua­li­té de la rela­tion du cinéaste avec les per­sonnes filmées.

Cer­taines se prêtent au jeu, du fait de la pré­sence de la camé­ra, pour mieux mon­trer ce qu’elles font, ralen­tir cer­tains gestes, les accen­tuer aus­si bien, mais le risque est alors celui du sur­jeu. Elles cherchent à en rajou­ter, comme d’autres à en sous­traire. Celles-ci, bien qu’ayant accep­té le tour­nage, cherchent à esqui­ver la camé­ra (par timi­di­té ?) ne vou­lant mon­trer leur image. D’autres encore, jouent juste, mais « à côté » de leur réa­li­té, pen­sant uti­li­ser le film à leur pro­fit. Le com­por­te­ment est modi­fié, il s’adapte au conte­nu et aux limites du cadrage, il uti­lise la pré­sence de la camé­ra et du cinéaste. Ceci pose le pro­blème de la direc­tion d’acteur en docu­men­taire (qui ne res­semble guère à celle de la fic­tion) et plus lar­ge­ment celle du cas­ting préa­lable.

Si géné­ra­le­ment les per­sonnes acceptent de jouer leur rôle social habi­tuel, elles aiment aus­si appa­raître à leur façon, se cacher et se mon­trer en même temps. Il y a là une inter­ac­tion très forte entre direc­tion d’acteur et direc­tion de cinéaste, dont on ne se rend pas tou­jours compte au moment du tour­nage, faute du dis­cer­ne­ment ou de recul nécessaires.

 

Com­ment par­ve­nir au « fla­grant délit de sincérité » ?

Seule la qua­li­té des rap­ports humains que le cinéaste a su construire per­met de co-pro­duire les sens du film avec les per­sonnes concer­nées. Elles connaissent les lieux, la situa­tion, les conflits sous-jacents. Les acteurs du réel coopèrent alors avec sen­si­bi­li­té et intel­li­gence, en rai­son même de la confiance réci­pro­que­ment obte­nue. Le regard du cinéaste découvre avec eux la réa­li­té qu’ils vivent et se sent concer­né par leur regard. Des aspects incon­nus et fon­da­men­taux, des dévoi­le­ments impré­vus et spon­ta­nés sont la récom­pense de ce tra­vail d’approche.

Dans une situa­tion don­née, il est alors impor­tant de repé­rer les empla­ce­ments occu­pés par les per­sonnes en pleine acti­vi­té, les endroits occu­pés et inoc­cu­pés, voire innoc­cu­pables, ce qui per­met de déli­mi­ter les champs incluant les élé­ments utiles à la com­pré­hen­sion et de choi­sir les points de vue pertinents.

L’observation pro­lon­gée per­met de s’assurer aus­si du dérou­le­ment tem­po­rel, de noter les horaires, les étapes de l’action, les moments qui se répètent et ceux qui ne se répètent pas, de construire un plan de tour­nage plus ou moins minu­té. Cer­tains plans seront dou­blés, voire tri­plés, mais l’imprévu est tou­jours pos­sible, qui ajoute saveur (ou ruine) au plan de tournage.

Il est pru­dent de mul­ti­plier les enre­gis­tre­ments pour dis­po­ser de plu­sieurs solu­tions de montage.

C’est en com­pa­rant ou jux­ta­po­sant les points de vue dif­fé­rents (pole situa­tion, pole per­son­nage, semi sub­jec­tif) réa­li­sés dans plu­sieurs enre­gis­tre­ments que l’on peut espé­rer rendre compte des dif­fé­rentes facettes de cette réa­li­té par­ti­cu­lière que l’on cherche à scé­no­gra­phier justement.

 

Infé­rences pré­cons­cientes, mémoire

Un film qui dit tout, qui explique tout au pre­mier degré verse dans le didac­tisme ennuyeux. Il faut lais­ser le spec­ta­teur copro­duire le sens de l’œuvre en s’appuyant sur les infé­rences auto­ma­tiques et immé­diates déclen­chées par les indices visuels et sonores, sur les infé­rences pré­cons­cientes qui pro­longent les images et les sons en mou­ve­ment : sous-enten­dus de la parole, regards, gestes, atti­tudes. Le spec­ta­teur com­plète et par­achève ce qu’il voit et ce qu’il entend. Il prête aux per­son­nages et situa­tions ses propres connais­sances, son sché­ma cor­po­rel, ses savoir-faire, la com­pré­hen­sion des inten­tions et des émo­tions. Il découvre le sem­blable et le dif­fé­rent, le même et l’autre. Il est capable d’empathie, de vision pro­jec­tive, d’anticipation.

C’est pour­quoi « cou­vrir » le temps réel de l’action n’est nul­le­ment néces­saire au cinéma.

La vitesse du mon­tage est donc plus proche de celle de la pen­sée (com­pré­hen­sion à par­tir de moments signi­fi­ca­tifs) que de celle de la des­crip­tion exhaus­tive. Le docu­men­taire inten­si­fie le temps, pra­tique le res­ser­ré nar­ra­tif ou thé­ma­tique en s’appuyant sur les infé­rences internes au plan et aus­si sur les infé­rences liées à l’enchaînement des points de vue, de plan à plan. Or, mais, donc, sauf que, tan­dis qu’au même moment… etc  Deux flux conducteurs ?

Les rac­cords sont désor­mais plus proches de l’enchaînement mul­tiple des causes et des consé­quences, que de la stricte conti­nui­té des­crip­tive. Il faut construire une conti­nui­té d’implications, sou­li­gnée par les rac­cords for­mels mais garan­tie par les enchaî­ne­ments qui lient les conte­nus des plans. Le son joue évi­dem­ment un grand rôle dans cette conti­nui­té artis­tique que le « réel » ne connaît pas d’ordinaire : on le recom­pose dans un temps res­ser­ré, pseu­do continu.

Au total, le mon­tage à l’écran se double en chaque spec­ta­teur d’un autre mon­tage, inté­rieur celui-la : les don­nées s’amoncellent et ren­contrent des repré­sen­ta­tions inté­rieures déjà for­mées qui inter­agissent avec le film dans le temps « rac­cour­ci » de la pro­jec­tion. C’est donc dans la mémoire à court terme que le film finit par exis­ter concrè­te­ment pour cha­cun d’entre nous, avec des émo­tions désen­fouies et des com­pré­hen­sions nouvelles.