Pas de vaccins contre le féminicide

Par María Mer­cedes Cobo

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ALBA TV


Tra­duit par Vene­sol

Cher­cheuse et mili­tante fémi­niste Aimeé Zam­bra­no Ortiz a vu de ses propres yeux la dou­lou­reuse réa­li­té. Un jour à la plage avec sa famille, la police est arri­vée et leur a deman­dé de se dépla­cer parce qu’ils devaient creu­ser à l’endroit d’où ils regar­daient la baie de Cata. La femme qui jus­te­ment traite les cas de fémi­ni­cide au Vene­zue­la, a vécu et vu de ses propres yeux com­ment la police déter­rait le corps de Mila­gros, assas­si­née par son par­te­naire. Ils ven­daient tous deux des noix de coco sur l’une des plus belles plages de l’État d’Aragua.

Com­ment était-il pos­sible que Mila­gros soit enter­rée aus­si près de tant de beau­té ? Peut-être pour dire à Aimeé qu’il fal­lait mon­trer que de nom­breuses femmes sont assas­si­nées dans des endroits inima­gi­nables. Rien n’a chan­gé, le patriar­cat n’est pas mort, mais nous, les femmes, nous mou­rons de plus en plus nom­breuses. Ils ne se contentent pas d’assassiner nos corps, ils tuent aus­si nos âmes.

Aimeé sait que toutes les femmes ont subi l’une ou l’autre forme de vio­lence, elle se mobi­lise et va plus loin. Parce qu’elle s’intéresse aux fémi­ni­cides, elle sys­té­ma­tise et enre­gistre les cas afin que nous ne les oubliions pas. Ces femmes pour­raient être l’une de nos filles, l’une de nos sœurs, l’une de nos amies, l’une de nos voi­sines ou l’une de nos col­lègues de tra­vail. Ce pour­rait être l’une d’entre nous ! S’ils ne nous tuent pas, ils nous poussent au sui­cide, nous battent, nous violent, altèrent notre estime de soi ou vul­né­ra­bi­lisent notre psyché.

Alba TV — le média des mou­ve­ments sociaux sud-amé­ri­cains basé à Cara­cas, avait pro­mis de trai­ter à nou­veau le thème des fémi­ni­cides. Voi­ci l’interview d’Aimeé Zam­bra­no Ortiz, anthro­po­logue, mère, fémi­niste et cher­cheuse. Elle observe et tra­vaille sur les fémi­ni­cides, mobi­li­sée dans sa propre chair, son corps et son âme, sa convic­tion, sa dou­leur et son cœur. Com­bien de femmes sont réel­le­ment assas­si­nées au Vene­zue­la ? Com­bien d’auteurs de fémi­ni­cides sont-ils en pri­son ? Com­men­çons notre dialogue !

Pour­quoi êtes-vous si enga­gée et impli­quée dans cette sys­té­ma­ti­sa­tion si douloureuse ?

Tout d’abord, c’est un sujet qui m’intéresse. De plus, j’ai le sen­ti­ment que toutes les femmes ont subi des vio­lences d’une manière ou d’une autre. Je pense qu’il est impor­tant de sen­si­bi­li­ser les femmes à ce sujet, car bien sou­vent les femmes souffrent de la vio­lence sans en être conscientes. Je parle tou­jours de cela. J’ai enta­mé ce tra­vail d’observation et de sui­vi en juin 2019. En juillet 2020, je vais à la baie de Cata (État d’Aragua) avec ma famille, mon com­pa­gnon, mes enfants et ma belle-mère pour pas­ser une jour­née à la plage. Alors que nous étions ins­tal­lés sur la plage, la police est arri­vée et nous a deman­dé de nous dépla­cer. Ils ont com­men­cé à creu­ser et ont déter­ré le corps d’une femme qui avait été assas­si­née, qui avait subi un fémi­ni­cide par son par­te­naire, tous deux ven­daient des noix de coco sur la plage. Elle s’appelait Mila­gros.

Cela m’a très fort impres­sion­née. Je venais juste de com­men­cer ce tra­vail, et de me retrou­ver sur la plage, de me retrou­ver dans une situa­tion qui n’avait rien à voir avec le sujet, alors qu’une femme vic­time d’un fémi­ni­cide était enter­rée sous l’endroit où nous étions. Cela m’a vrai­ment beau­coup mar­quée et m’a ame­née à pen­ser que le nombre de cas était tel­le­ment impor­tant dans le pays  qu’on en arri­vait à ce qu’une femme ait été enter­rée à côté de là où j’étais assise. Cela m’a impres­sion­née et m’a mar­quée, c’est quelque chose que je conti­nue­rai tou­jours à racon­ter pour faire connaître l’histoire !

Quelle est votre for­ma­tion et votre mili­tan­tisme actuel ?

Je suis anthro­po­logue, diplô­mée de l’Université cen­trale du Vene­zue­la (UCV). Je suis actuel­le­ment en train de faire un mas­ter en Études de la Femme à l’UCV. Mon mili­tan­tisme actuel : je fais par­tie du col­lec­tif Coman­do Crea­ti­vo depuis envi­ron 13 ans, qui fait éga­le­ment par­tie de la com­mu­nau­té Uto­pix. En plus de l’anthropologie, j’ai une for­ma­tion et un mili­tan­tisme dans le domaine de la com­mu­ni­ca­tion, plus pré­ci­sé­ment dans la com­mu­ni­ca­tion popu­laire, axée sur le thème de la recherche et du gra­phisme. À par­tir de ma for­ma­tion dans le domaine des études de la femme, j’ai com­men­cé à m’intéresser aux ques­tions liées au fémi­nisme et actuel­le­ment je me consi­dère éga­le­ment comme féministe.

Depuis quand recueillez-vous sys­té­ma­ti­que­ment le nombre de fémi­ni­cides qui se pro­duisent dans notre pays ? Pour­quoi faites-vous ce tra­vail ? Avez-vous un sou­tien quelconque ?

Je recueille sys­té­ma­ti­que­ment les chiffres des fémi­cides depuis 2019. Nous avons éta­bli un inven­taire du nombre de cas men­tion­nés dans les médias, nous avons fait un sous-recen­se­ment, nous avons réa­li­sé celui de l’année 2019 et tout au long de l’année 2020, nous avons pro­cé­dé à un rele­vé mois par mois. Nous allons donc éta­blir un rap­port éga­le­ment pour l’année 2020. L’idée est de le faire à par­tir de 2019 et de pour­suivre. Pour­quoi je fais ce tra­vail ? La pre­mière rai­son, c’est qu’en véri­fiant, nous avons vu qu’il y avait des lacunes, des fautes et des erreurs parce qu’il n’y a pas d’indicateurs rela­tifs au nombre de fémi­ni­cides qui se sont pro­duits dans le pays depuis 2016, date à laquelle l’État a pré­sen­té pour la der­nière fois des chiffres offi­ciels à la CEPAL, dans les­quels 122 fémi­ni­cides étaient comptabilisés.

J’ai com­men­cé à voir que des fémi­ni­cides se pro­dui­saient mais qu’ils étaient pré­sen­tés de manière très fragmentée.

De plus, dans le cas du Vene­zue­la, nous avons sou­vent vu que nous nous fai­sions l’écho des cas qui se pro­dui­saient dans d’autres pays, en voyant ce qui se pas­sait au Mexique ou en Argen­tine, et j’ai com­men­cé à voir que des fémi­ni­cides se pro­dui­saient mais qu’ils étaient pré­sen­tés de manière très frag­men­tée. On ne voyait pas cela comme un tout ou pour­quoi cela se pro­dui­sait ici dans le pays. Voyant cela, j’ai déci­dé de repro­duire ce que María Sal­gue­ro fait au Mexique, c’est-à-dire com­men­cer à faire une ana­lyse des cas de fémi­ni­cides men­tion­nés dans les médias numériques.

Je fais ce tra­vail parce que je crois que nous devons mon­trer ce qui se passe, mettre en avant la ques­tion des fémi­ni­cides. Ensuite, je crois que nous devons défi­nir et réper­to­rier cer­tains indi­ca­teurs utiles pour la popu­la­tion en géné­ral, et pour l’État, bien que ce soit une tâche que l’État devrait accom­plir direc­te­ment. Comme il ne le fait pas, nous avons déci­dé de le faire nous-mêmes. Je le fais aus­si pour les uni­ver­si­taires qui veulent faire des recherches sur ce sujet et bien sûr (et je pense que c’est le plus impor­tant) afin que la mémoire de ces femmes, assas­si­nées à cause de la vio­lence mas­cu­line ne soit pas oubliée et, parce que ce qui n’est pas nom­mé n’existe pas. Le silence, ne pas par­ler de ce qui leur est arri­vé, ne pas par­ler de ces femmes, ces filles qui nous manquent, vic­times de la vio­lence mas­cu­line, est hor­rible. L’idée du “Monitor“est pré­ci­sé­ment de par­ler de ce qui leur est arri­vé, de les nom­mer, de dire qui elles étaient, de racon­ter, autant que pos­sible, à par­tir de ce qui a été publié dans les médias, ce qu’elles fai­saient, si elles étu­diaient ou pas, l’âge qu’elles avaient, mon­trer qui étaient ces femmes et ce qu’elles fai­saient dans la vie.

Nous n’avons aucune forme de sou­tien. C’est un tra­vail indé­pen­dant et auto­gé­ré comme à peu près tout ce que nous fai­sons chez Uto­pix. Avec notre tra­vail, dans mon cas, je fais des enquêtes et des recherches, avec mon salaire, dans mon temps libre, je fais ce tra­vail de col­lecte d’informations pour réper­to­rier ces fémi­ni­cides. C’est un tra­vail que je fais seule, je passe en revue les médias, je fais les tableaux, je ras­semble toutes les infor­ma­tions, et le prin­ci­pal sou­tien vient d’un col­lègue d’Utopix, Gael Abel­lo, qui a réa­li­sé toute la concep­tion info­gra­phique. À par­tir de la maquette qu’il a réa­li­sée, je reprends le for­mat et je retra­vaille le desi­gn et j’écris éga­le­ment les commentaires.

Pour­quoi pen­sez-vous que le nombre de cas a aug­men­té au fil des ans ?

Si l’on com­pare 2019 et 2020, les cas ont aug­men­té. Nous avons don­né une expli­ca­tion mul­ti­cau­sale de l’augmentation des cas en jan­vier (2020).

D’abord il y a eu les fêtes de fin d’année en décembre puis, au mois de jan­vier, suite à la réces­sion éco­no­mique on a vu une aug­men­ta­tion des cas, du fait que de nom­breuses entre­prises pri­vées ont fer­mé. L’absence de tra­vail aug­mente la frus­tra­tion chez de nom­breux hommes qui finissent par faire payer cette frus­tra­tion aux femmes, aux ado­les­centes et aux enfants à la maison.

L’augmentation des cas est donc mul­ti­fac­to­rielle. Nous avons éga­le­ment évo­qué la façon dont le blo­cus contre le Vene­zue­la a entraî­né une aug­men­ta­tion du nombre de cas. Les hommes, voyant que leur rôle patriar­cal de pro­tec­teur, celui qui apporte l’argent au foyer, est dimi­nué en rai­son de la crise éco­no­mique, due en grande par­tie au blo­cus, et ne pou­vant plus rem­plir ce rôle, s’en prennent aux femmes, aux enfants et aux ado­les­centes. C’est l’explication pour le mois de jan­vier. Mais, au-delà, nous avons vu que, par rap­port à 2019, les cas ont aug­men­té tout au long de l’année 2020. Nous pen­sons que la qua­ran­taine, l’enfermement des femmes, sou­vent avec leur par­te­naire et les agres­seurs fami­liaux, a pro­vo­qué une aug­men­ta­tion des cas parce qu’elles sont enfer­mées 24 heures sur 24, sept jours sur sept avec les agres­seurs et sans les espaces de répit qui existent nor­ma­le­ment. Ain­si, quand l’homme et la femme vont tra­vailler, la ten­sion qui existe à la mai­son dimi­nue un peu, mais avec la qua­ran­taine, la ten­sion est mon­tée en flèche. De nom­breuses orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales en ont par­lé, de nom­breuses orga­ni­sa­tions et mou­ve­ments fémi­nistes en par­laient déjà en mars, nous aler­tant que nous devions être vigi­lantes parce qu’il y aurait une aug­men­ta­tion de la vio­lence que les femmes allaient subir au foyer. Je pense que l’augmentation des fémi­ni­cides en 2020 est liée à la quarantaine.

Quelle méthode ou outil uti­li­sez-vous pour sys­té­ma­ti­ser et faire des bilans ou des pro­jec­tions des chiffres du féminicide ?

J’utilise la méthode Osint (Open Source Intel­li­gence), pour véri­fier les médias numé­riques natio­naux et régio­naux sur Inter­net, ins­ta­gram et twit­ter, pour détec­ter les cas de fémi­ni­cides qui y appa­raissent. Après la col­lecte de ces infor­ma­tions, je les com­pile puis les trans­fère dans des tableaux Excel et à par­tir de ce tabu­la­teur, je sys­té­ma­tise. En étu­diant les rap­ports faits dans d’autres pays par les obser­va­toires de fémi­ni­cides, j’ai com­men­cé à géné­rer une série d’indicateurs, en voyant quels indi­ca­teurs ils géné­raient. En uti­li­sant aus­si peu à peu d’autres outils tels que le pro­to­cole lati­no-amé­ri­cain pour l’investigation des fémi­ni­cides, j’ai com­men­cé à créer diverses caté­go­ries qui ne sont pas néces­sai­re­ment celles des fémi­ni­cides figu­rant dans la loi véné­zué­lienne, mais qui appa­raissent dans le pro­to­cole lati­no-amé­ri­cain et dans les publi­ca­tions universitaires.

À par­tir de là, j’ai com­men­cé à faire des tableaux en fonc­tion de ce qui appa­raît dans les médias, parce que c’est un autre indi­ca­teur, ce que les infor­ma­tions en disent, et à par­tir de ce qui appa­raît dans les bul­le­tins, on peut faire une enquête sur ces caté­go­ries. Une caté­go­rie que je veux ajou­ter est l’afro-descendance, mais pour ajou­ter l’afro-descendance, je dois uti­li­ser les images des femmes, leurs visages, si les médias les four­nissent, ce qui n’apparaît pas néces­sai­re­ment dans tous les cas, c’est pour­quoi nous insis­tons tou­jours sur le fait que nous fai­sons un sous-enre­gis­tre­ment des cas média­tiques, donc nous pen­sons qu’il peut y avoir beau­coup plus de cas ou que beau­coup plus de cas se pro­duisent dans le pays.

Quelles sont vos prin­ci­pales sources ?

Comme je le disais, j’utilise prin­ci­pa­le­ment des sources publiques, en l’occurrence les nou­velles qui paraissent dans la rubrique « Faits divers » des médias numé­riques natio­naux et régio­naux. Je consulte envi­ron 70 médias numé­riques, ain­si que cer­tains comptes-ren­dus d’instagram et de twit­ter où des cas appa­raissent éga­le­ment, car l’idée est que nous dis­po­sions d’une source qui vous per­mette de voir d’où viennent ces informations.

Aimeé Zam­bra­no Ortiz

Sur quelles pla­te­formes et dans quels médias publiez-vous vos travaux ?

Je publie sur Uto­pix, qui est la com­mu­nau­té et la pla­te­forme où je tra­vaille. J’en suis l’une des fon­da­trices avec d’autres col­lègues de diverses orga­ni­sa­tions et col­lec­tifs. Nous y publions parce que c’est notre pla­te­forme, indé­pen­dante et auto­gé­rée, qui nous per­met d’avoir plus de liber­té lorsque nous vou­lons publier, et ce, sur n’importe quel sujet. Notre pos­tu­lat est de pen­ser à un ave­nir post-capi­ta­liste, de réflé­chir à la façon dont nous pou­vons trans­for­mer et amé­lio­rer cette socié­té. Voi­là pour­quoi j’utilise cette pla­te­forme. C’est mon espace de militantisme.

Pour­quoi l’augmentation de la vio­lence contre les femmes et des fémi­ni­cides a‑t-elle été appe­lée « l’autre pan­dé­mie » ou « la pan­dé­mie silencieuse » ?

C’est un débat qui a eu lieu dans dif­fé­rents espaces. Je ne suis pas d’accord avec l’idée d’appeler le fémi­ni­cide « une autre pan­dé­mie » ou « une pan­dé­mie silen­cieuse » et j’en ai dis­cu­té avec des col­lègues fémi­nistes d’autres pays, qui ont très bien fait valoir qu’on ne peut pas dire que le fémi­ni­cide est une pan­dé­mie parce que ce n’est pas une mala­die. Le fémi­ni­cide est un fait cultu­rel néfaste qui est une consé­quence du patriarcat.

« le fémi­ni­cide est aus­si vieux que le patriarcat »

J’aime beau­coup la phrase d’une cher­cheuse fémi­niste sud-afri­caine, Dia­na Rus­sell, une des pre­mières à avoir écrit sur les fémi­ni­cides. Elle dit que « le fémi­ni­cide est aus­si vieux que le patriar­cat » car le fémi­ni­cide existe depuis l’apparition du patriar­cat, c’est l’une des façons dont les femmes sont contrô­lées. Le fémi­ni­cide appa­raît à par­tir des bûchers de sor­cières, de pra­tiques cultu­relles telles que le sati, où la veuve est brû­lée, c’est une pra­tique hin­doue qui existe éga­le­ment dans d’autres cultures, où la veuve est enter­rée vivante ou brû­lée avec le mari mort.

Le fémi­ni­cide est l’expression ultime du contrôle parce que vous contrô­lez la femme en la tuant parce qu’elle est une femme. Donc si vous regar­dez bien, ce n’est pas une pan­dé­mie, ce n’est pas une mala­die, ce n’est pas quelque chose qui peut être soi­gné avec un vac­cin comme dans le cas du covid, c’est une pra­tique cultu­relle qui existe depuis des siècles, et qui se réali­mente et change aus­si de forme et de façon dont elle est expri­mée, dont elle est pré­sen­tée, tout comme le patriar­cat. Je pense donc que tant que le patriar­cat ne sera pas abo­li ou que la socié­té dans laquelle nous vivons ne sera pas modi­fiée, le fémi­ni­cide ne ces­se­ra pas, tout comme le viol ne ces­se­ra pas. Toutes ces expres­sions du patriar­cat ne vont pas être abo­lies si nous ne chan­geons pas la socié­té, donc je ne pense pas que ce soit une pan­dé­mie, en tout cas je n’appellerais pas cela une pandémie.

Pour­quoi n’avons-nous pas accès aux chiffres sur les fémi­ni­cides de l’État vénézuélien ?

Je sais que le Minis­tère de la femme s’efforce de mettre en place un obser­va­toire de la vio­lence et des médias, mais c’est le bureau du pro­cu­reur géné­ral qui doit don­ner les chiffres. Fin novembre, le pro­cu­reur géné­ral a don­né quelques chiffres sur les fémi­ni­cides, mais de façon très laco­nique, il a dit que 185 fémi­ni­cides avaient eu lieu, sans dis­tin­guer ceux qui ont été com­mis et les ten­ta­tives. Je ne sais pas si ce sont les chiffres offi­ciels, c’était un dis­cours dédié à la presse, il n’a pas spé­ci­fi­que­ment dit quels étaient les fémi­ni­cides com­mis, et quelles étaient les ten­ta­tives de fémi­ni­cides. Il a par­lé de manière très géné­rale, je ne sais pas s’il faut prendre ces chiffres comme offi­ciels, mais bon, c’est la der­nière infor­ma­tion don­née par l’État.

Pour­quoi n’a‑t-on pas accès aux chiffres des fémi­ni­cides ? Je ne sais pas. Je constate qu’il n’y a pas d’égalité d’accès à de nom­breux indi­ca­teurs, et pas seule­ment dans le cas des fémi­ni­cides. Il n’y a pas de sta­tis­tiques, par exemple, du nombre de décès mater­nels, pas d’indicateurs du nombre de cas de vio­lence de genre. Il manque de nom­breux indi­ca­teurs de la part de l’État. Je pense que c’est une erreur très grave car sans sta­tis­tiques, il n’est pas pos­sible de géné­rer ou d’évaluer l’efficacité des poli­tiques publiques, ce qui nous amène à réflé­chir sur la néces­si­té d’indicateurs publics.

Que se passe-t-il avec les ins­ti­tu­tions à cet égard ? La ques­tion est-elle trai­tée en secret ou n’est-elle pas abor­dée du tout ?

Comme je l’ai dit, le minis­tère de la femme effec­tue une enquête à par­tir de l’Observatoire et le 25 novembre, ils ont réta­bli le 0800-Femmes (0800 – 685-373737) pour rece­voir les plaintes. C’est un résul­tat posi­tif de la mobi­li­sa­tion que nous avons orga­ni­sée le 25 novembre, lorsque nous sommes allées por­ter une péti­tion au bureau du Minis­tère de l’Intérieur et de la Jus­tice, où notre péti­tion a été accep­tée et nous avons pu nous réunir avec diverses orga­ni­sa­tions et col­lec­tifs fémi­nistes dans le bureau du ministre, Car­men Melén­dez et l’une des sous-ministres. De là, nous avons conclu un accord qui est en train de se réa­li­ser, à savoir des groupes de tra­vail com­muns entre les mou­ve­ments fémi­nistes, le minis­tère et les forces de police.

Un des pre­miers résul­tats est la créa­tion conjointe d’un pro­to­cole sur la vio­lence sexuelle. Un autre résul­tat posi­tif est qu’en plus des mou­ve­ments fémi­nistes, les sur­vi­vantes de la vio­lence de genre et les membres de la famille des vic­times de fémi­ni­cides sont invi­tés à col­la­bo­rer avec la police. Nous vou­lons que les poli­ciers écoutent les per­sonnes, qu’ils connaissent les sen­ti­ments de cha­cune d’entre elles. L’Université Natio­nale Expé­ri­men­tale de Sécu­ri­té (UNES) veut éga­le­ment avan­cer dans le cadre de la for­ma­tion, en s’appuyant éga­le­ment sur ce que peuvent appor­ter les mou­ve­ments fémi­nistes et les familles des vic­times de fémi­ni­cides. Je pense que cela peut géné­rer une sorte de chan­ge­ment et que le bilan peut être posi­tif, mal­gré le fait qu’il y ait encore beau­coup de lacunes dans notre sys­tème judi­ciaire, lorsqu’il s’agit de prendre les plaintes ou des irré­gu­la­ri­tés dans de nom­breux cas de fémi­ni­cides qui se sont produits.

Si notre loi inclut le concept et la sanc­tion des fémi­ni­cides, qu’en est-il des poli­tiques visant à les réduire ?

C’est long parce que pré­ci­sé­ment dans le sys­tème judi­ciaire, cer­taines pra­tiques ont des consé­quences, dans la mesure où sou­vent les plaintes pour vio­lence ne sont pas prises en compte ou du moins pas avec le sérieux néces­saire. Les chiffres don­nés par le pro­cu­reur sur le nombre de plaintes dépo­sées pour vio­lences et le nombre de condam­na­tions sont un exemple par­lant. Le nombre de condam­na­tions est vrai­ment déri­soire. Il est dom­mage de pré­sen­ter ces chiffres comme une avan­cée du minis­tère public. Dans les ser­vices d’aide aux femmes (et c’est ce que les femmes elles-mêmes qui ont por­té plainte disent), les per­sonnes qui les accueillent essaient de faire la média­tion entre l’agresseur et la vic­time de vio­lence, ce qui la met dans une posi­tion de re-vic­ti­mi­sa­tion. Il arrive aus­si que les femmes qui ont subi des vio­lences doivent elles-mêmes remettre les mesures de pro­tec­tion à leur agres­seur. Il arrive éga­le­ment qu’en rai­son d’un code ves­ti­men­taire, ils ne vous laissent pas por­ter plainte, bien que cela ait chan­gé suite aux réunions que j’ai men­tion­nées et qui se tiennent avec le minis­tère de l’Intérieur et de la Jus­tice. De ces réunions est sor­ti un docu­ment qui inter­dit que les femmes ne puissent pas por­ter plainte, quelle que soit leur tenue vestimentaire.

Il arrive qu’ils ne veuillent pas enre­gis­trer les plaintes, qu’ils ne rem­plissent pas cor­rec­te­ment les dos­siers ou que des preuves n’apparaissent pas. Beau­coup d’irrégularités se pro­duisent. Nous avons besoin de beau­coup de for­ma­tions, non seule­ment pour les fonc­tion­naires mais aus­si pour l’ensemble du sys­tème judi­ciaire. Cela va de la per­sonne qui vous accueille à la porte, de la récep­tion­niste, du gar­dien de sécu­ri­té, du poli­cier qui va enre­gis­trer la plainte, du pro­cu­reur qui croit sou­vent qu’une femme porte plainte pour vio­lence parce qu’elle veut faire du mal à son par­te­naire, jus­qu’aux juges qui par­tagent aus­si ces sup­po­si­tions. Nous devons sen­si­bi­li­ser l’ensemble du sys­tème à la ques­tion des vio­lences et je pense que cela aura un impact sur l’augmentation ou l’impunité dans de nom­breux cas de féminicide.

La cher­cheuse fémi­niste Rita Lau­ra Sega­to a par­lé de la péda­go­gie de la cruau­té dans l’analyse de la vio­lence contre les femmes et des fémi­ni­cides. Quelles sont vos propres lec­tures et ana­lyses à ce sujet ?

Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Rita Lau­ra Sega­to sur la péda­go­gie de la cruauté.

Les médias façonnent sou­vent la façon dont les fémi­ni­cides sont perçus.

Que se passe-t-il ? Les médias finissent par revic­ti­mi­ser la femme qui a été vic­time, et vous pou­vez le voir dans les gros titres qui disent « Elle est morte par amour », « Il l’a tuée par jalou­sie », « C’était un crime pas­sion­nel ». Il y a eu un cas épou­van­table de revic­ti­mi­sa­tion par les médias pour un fémi­ni­cide sur­ve­nu l’année der­nière, en jan­vier, pré­ci­sé­ment, où une femme de l’État de Zulia a été assas­si­née à la sor­tie d’une dis­co­thèque. Cette affaire a été appe­lée « L’affaire Mi Vaqui­ta » parce qu’elle sor­tait d’un endroit qui s’appelait comme ça, ils ont dit toutes sortes de choses sur elle, qu’elle était une pros­ti­tuée, qu’elle était une escort, qu’elle fai­sait par­tie d’un gang, ils ont même inter­ro­gé sa mère qui avait tou­jours vou­lu que sa fille sorte de cette vie. Ils ont fini par expo­ser la femme vic­time d’un fémi­ni­cide à un cer­tain nombre d’évaluations par les médias. On voit là un des indi­ca­teurs de la façon dont la péda­go­gie de la cruau­té pousse les gens à finir par per­ce­voir les fémi­ni­cides comme quelque chose de normal.

Je crois que nous devons par­ler des fémi­ni­cides, nous devons mon­trer que cela se pro­duit mais nous devons appli­quer un trai­te­ment dif­fé­rent en ne par­lant pas tant du fémi­ni­cide que de la vie de la femme qui en a été victime.

Quelles sont les actions les plus récentes du mou­ve­ment fémi­niste véné­zué­lien pour rendre visible l’augmentation de la vio­lence et des fémi­ni­cides, pour accom­pa­gner les familles des vic­times et pour deman­der justice ?

Une par­tie des actions sont celles que j’ai déjà men­tion­nées, celle du 25 novembre, c’est-à-dire la mobi­li­sa­tion qui a eu lieu au minis­tère de l’Intérieur et de la Jus­tice, qui a lais­sé un bilan que je pense très posi­tif. Nous conti­nuons à agir, nous avons une pla­te­forme, nous nous orga­ni­sons, nous par­lons, nous conce­vons des cam­pagnes, je pense qu’il est très posi­tif que de plus en plus de femmes de dif­fé­rents espaces nous rejoignent, pour com­men­cer à rendre les cas visibles. Je pense que c’est impor­tant parce que plus il y a de femmes et d’hommes qui adhèrent, plus la visi­bi­li­té est grande. Je pense que de plus en plus de gens com­mencent à être sen­si­bi­li­sés, à com­prendre la vio­lence contre les femmes et cessent de nor­ma­li­ser ce fait. Je pense qu’il est impor­tant de par­ler de la vio­lence, de la mon­trer, de par­ler du fémi­ni­cide, mais d’une manière dif­fé­rente, pas de la manière dont les médias le font.

  « C’est l’extrémité d’un continuum de terreur anti-féminine qui comprend une grande variété d’abus verbaux et physiques, tels que le viol, la torture, l’esclavage sexuel (en particulier pour la prostitution), l’abus sexuel incestueux ou extra-familial d’enfants, les coups physiques et émotionnels, le harcèlement sexuel (au téléphone, dans la rue, au bureau et à la maison) ; clitoridectomies, excisions gynécologiques inutiles, hétérosexualité forcée, maternité forcée (par la criminalisation de la contraception et de l’avortement), psychochirurgie, refus de nourriture pour les femmes dans certaines cultures, chirurgie plastique et autres mutilations au nom de l’embellissement. Chaque fois que ces formes de terrorisme entraînent la mort, elles se transforment en féminicides ».  • Diana Russell