La pauvreté comme idéologie du pouvoir

Par Juan Anto­nio Molina

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Nue­va tribuna


Tra­duit par ZIN TV

EN LIEN :

Illus­tra­tion © Ron­nie Ramirez

La pré­ca­ri­té et l’in­jus­tice sociale comme sys­tèmes de fonc­tion­ne­ment du pouvoir

Impos­si­bi­lium nul­la obli­ga­tio est (À l’im­pos­sible nul n’est tenu), disaient les anciens Romains. Jus­qu’à ce que Mil­ton Fried­man, l’un des pères du néo­li­bé­ra­lisme éco­no­mique, pro­phé­tise ce qui est poli­ti­que­ment impos­sible devienne poli­ti­que­ment inévi­table. Com­ment faire d’une situa­tion d’ap­pau­vris­se­ment et d’ex­ploi­ta­tion extrême de la majo­ri­té sociale un élé­ment consti­tu­tif du sys­tème sans qu’elle signi­fie la rup­ture de la coexis­tence par le conflit social ? En appli­quant la théo­rie de Fried­man, c’est-à-dire en la ren­dant inévi­table, y a‑t-il une voie démo­cra­tique pour sor­tir de ce gâchis ou bien la sou­mis­sion des citoyens au dis­cours qui affirme qu’en dehors de l’or­tho­doxie éco­no­mique il n’y a pas de salut se consolidera ?

La pri­va­tion exhaus­tive du tra­vail pro­duit des salaires infé­rieurs au mini­mum vital, la sup­pres­sion ou le res­ser­re­ment des allo­ca­tions de chô­mage, la pré­ca­ri­té des emplois de plus en plus rares, et avec elle, la mar­gi­na­li­sa­tion et l’ex­clu­sion sociale des tra­vailleurs. C’est l’ex­pro­pria­tion des pauvres par les riches, sans quoi il est dif­fi­cile d’ex­pli­quer pour­quoi le mode de vie d’une popu­la­tion aus­si vul­né­rable que les per­sonnes âgées se dégrade par la réduc­tion des pen­sions. Non sans avoir vu pen­dant la crise com­ment des mil­liards pou­vaient être dépen­sés dans le sau­ve­tage des banques, des auto­routes ou des éta­blis­se­ments de san­té pri­vés, aug­men­ter les dépenses de défense et annon­cer des mil­liards de réduc­tions d’im­pôts. En consé­quence, nous sommes confron­tés à un sys­tème dans lequel la crois­sance éco­no­mique crée des riches, mais pas de la richesse ou de la richesse seule­ment pour les riches et de la pau­vre­té pour les autres.

La for­tune des per­sonnes les plus riches en Espagne repré­sentent à peine 0,34% du recen­se­ment, est deve­nue équi­va­lente à 57% de la richesse natio­nale, alors que sept ans plus tôt ce ratio était de 40%. On pour­rait croire que quelque chose ne fonc­tionne pas dans les rouages du sys­tème espa­gnol de redis­tri­bu­tion des reve­nus, mais en réa­li­té, cela fonc­tionne, c’est l’i­né­ga­li­té en tant qu’i­déo­lo­gie. Les niveaux de pau­vre­té en Espagne sont le reflet d’une déci­sion poli­tique prise au cours de la der­nière décen­nie. Il convient de noter qu’entre 2007 et 2017, le reve­nu du 1% le plus riche a aug­men­té de 24% alors que pour les 90% res­tants, il a aug­men­té de moins de 2%. Dans le même temps, l’É­tat espa­gnol a choi­si de per­ce­voir 5 % d’im­pôts en moins que tout autre gou­ver­ne­ment euro­péen, ce qui signi­fie bien sûr qu’il a moins d’argent à consa­crer à la pro­tec­tion sociale. Par­mi les causes de la dette crois­sante du sec­teur public figure une charge fis­cale, infé­rieure à la moyenne euro­péenne et plus régres­sive qu’au­pa­ra­vant, qui n’a pas été suf­fi­sante pour finan­cer les dépenses et les inves­tis­se­ments publics. Il est donc néces­saire de réflé­chir sur le rôle de la dette publique et sur l’en­droit où se situe réel­le­ment le problème.

La reprise après la réces­sion a lais­sé de nom­breuses per­sonnes sur le car­reau, les poli­tiques éco­no­miques pro­fi­tant aux entre­prises et aux riches, tan­dis que les groupes moins pri­vi­lé­giés ont dû faire face à des ser­vices publics frag­men­tés qui ont été for­te­ment réduits après 2008 et n’ont jamais été rétablis.

Ber­trand Rus­sell a fait valoir que la pro­prié­té pri­vée n’est accep­table qu’à condi­tion de ne pas deve­nir un pou­voir poli­tique. Dans l’exor­cisme de la Tran­si­tion, les par­tis de gauche se sont décla­rés acci­den­tels par rap­port à l’É­tat, tant sur le fond que sur la forme, en essayant de faire com­prendre au public qu’ils étaient des élé­ments sub­si­diaires, accep­tant cepen­dant quelque chose d’aus­si fon­da­men­tal que le mor­tier idéo­lo­gique de l’É­tat qui main­te­nait intacte la struc­ture du pou­voir pri­vé pré-démo­cra­tique trans­for­mé en pou­voir politique.

La pauvreté, l'inégalité, la dégradation du monde du travail, le chômage, les coupes dans la protection sociale, ne sont pas des troubles systémiques, mais des éléments constitutifs et idéologiques du régime de pouvoir.

Pour toutes ces rai­sons, la pau­vre­té, l’i­né­ga­li­té, la dégra­da­tion du monde du tra­vail, le chô­mage, les coupes dans la pro­tec­tion sociale, ne sont pas des dys­fonc­tion­ne­ments du sys­tème, mais des élé­ments consti­tu­tifs et idéo­lo­giques du régime en place. On cherche à nous impo­ser une vision frag­men­tée qui réduise l’es­pace poli­tique de ce qui est pos­sible à une irra­tio­na­li­té extrê­me­ment injuste, mais dans le réper­toire du confor­misme que la gauche a dû assu­mer face au pou­voir de fac­to de la Tran­si­tion, il n’é­tait pas moins impor­tant de se déta­cher de son sujet his­to­rique et d’as­su­mer l’hé­gé­mo­nie cultu­relle d’une droite qui a construit un régime à son image et à sa ressemblance.

Mal­gré cette concep­tion post-moderne selon laquelle l’his­toire n’existe pas et que tout est uni­voque et frag­men­té, la véri­té est que la poli­tique est tou­jours un pro­ces­sus his­to­rique de grande capil­la­ri­té, où les faits iso­lés n’existent pas et s’ils existent, ils repré­sentent ces rares excep­tions qui confirment la conti­nui­té du sché­ma. Il n’est pas extem­po­ra­né, bien que cela doive être extrê­me­ment para­doxal, que d’illustres socia­listes et syn­di­ca­listes signent un mani­feste pour défendre l’in­dé­fen­dable manque d’exem­pla­ri­té du roi émé­rite Juan Car­los ou pour sou­te­nir Rodol­fo Martín Vil­la, qui a mené la dure répres­sion du fran­quisme tar­dif. Tout cela consti­tue un régime poli­tique de plus en plus fer­mé et idéo­lo­gi­que­ment arrié­ré, avec des citoyens qui ne peuvent choi­sir que le moindre mal. En ce sens, la gauche espa­gnole se sou­vient des Grecs stoï­ciens, qui n’é­taient pas favo­rables à la guerre, mais qui n’hé­si­taient pas à prendre les armes si Athènes était en dan­ger, car ils pen­saient que si la ville-État était enva­hie, le stoï­cisme dis­pa­raî­trait. Cepen­dant, en pre­nant les armes contre ses prin­cipes, le stoï­cisme n’é­tait-il pas mort ?