Première nuit du blocus

Par Gabriel Gar­cia Marquez

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Gran­ma


Tra­duit par ZIN TV

Cette nuit-là, la pre­mière nuit du blo­cus, presque tout ce qu’il y avait à Cuba était des pro­duits éta­su­niens. Il sem­blait qu’il fau­drait un cer­tain temps avant que la plu­part des Cubains réa­lisent ce que cette poli­tique signi­fie­rait dans leur vie.

Cette nuit-là, la pre­mière nuit du blo­cus, il y avait à Cuba quelque 482.560 auto­mo­biles, 343.300 réfri­gé­ra­teurs, 549.700 récep­teurs radio, 303.500 télé­vi­seurs, 352.900 fers à repas­ser élec­triques, 286.400 ven­ti­la­teurs, 41.800 machines à laver auto­ma­tiques, 3.510.000 montres-bra­ce­lets, 63 loco­mo­tives et 12 navires mar­chands. Toutes ces pièces, à l’ex­cep­tion des montres-bra­ce­lets qui étaient suisses, avaient été fabri­quées aux États-Unis.

Appa­rem­ment, il a fal­lu un cer­tain temps avant que la plu­part des Cubains réa­lisent ce que ces chiffres mor­tels signi­fiaient dans leur vie. Du point de vue de la pro­duc­tion, Cuba s’est sou­dai­ne­ment retrou­vé non pas un pays dif­fé­rent, mais une pénin­sule com­mer­ciale des États-Unis. Outre le fait que les indus­tries du sucre et du tabac dépen­daient entiè­re­ment des consor­tiums yan­kees, tout ce qui était consom­mé sur l’île était fabri­qué par les États-Unis, soit sur leur propre ter­ri­toire, soit à Cuba même. La Havane et deux ou trois autres villes de l’in­té­rieur don­naient l’im­pres­sion du bon­heur de l’a­bon­dance, mais en réa­li­té il n’y avait rien qui ne vienne pas de l’é­tran­ger, des brosses à dents aux hôtels de vingt étages vitrées du Malecón.

Cuba a impor­té des États-Unis près de 30.000 articles utiles et inutiles pour la vie quo­ti­dienne. Les meilleurs clients de ce mar­ché d’illu­sions étaient les mêmes tou­ristes qui arri­vaient en fer­ry de West Palm Beach et en Sea Train de la Nou­velle-Orléans, car ils pré­fé­raient eux aus­si ache­ter sans taxes les articles impor­tés de leur propre pays. Les papayes créoles, qui ont été décou­vertes à Cuba par Chris­tophe Colomb lors de son pre­mier voyage, étaient ven­dues dans les maga­sins réfri­gé­rés avec l’é­ti­quette jaune des pro­duc­teurs des Baha­mas. Les œufs arti­fi­ciels que les ména­gères mépri­saient pour leur jaune lan­guis­sant et leur goût de phar­ma­cie por­taient sur la coquille le cachet d’u­sine des fer­miers de Caro­line du Nord, mais cer­tains vigne­rons avi­sés les lavaient avec du sol­vant et les endui­saient de caca de poule pour les vendre plus cher comme s’ils étaient créoles.

Il n’y avait aucun sec­teur de consom­ma­tion qui ne dépen­dait pas des États-Unis. Les quelques usines de pro­duits faciles qui s’é­taient ins­tal­lées à Cuba pour pro­fi­ter d’une main-d’œuvre bon mar­ché étaient assem­blées avec des machines de seconde-main qui étaient déjà démo­dées dans leur pays d’o­ri­gine. Les tech­ni­ciens les plus qua­li­fiés étaient éta­su­niens, et la plu­part des rares tech­ni­ciens cubains ont cédé aux offres lumi­neuses de leurs employeurs étran­gers et sont par­tis avec eux pour les États-Unis. Il n’y avait pas non plus d’en­tre­pôts de pièces déta­chées, car l’in­dus­trie illu­soire de Cuba repo­sait sur l’hy­po­thèse que ses pièces déta­chées ne se trou­vaient qu’à 90 miles de dis­tance ; il suf­fi­sait d’un coup de télé­phone pour que la pièce la plus dif­fi­cile arrive sur le pro­chain avion, sans frais de douane ni retard.

Mal­gré cet état de dépen­dance, les cita­dins ont conti­nué à dépen­ser sans comp­ter alors que le blo­cus était déjà une réa­li­té bru­tale. Même de nom­breux Cubains qui étaient prêts à mou­rir pour la révo­lu­tion, et cer­tains qui sont sans aucun doute morts pour elle, ont conti­nué à consom­mer avec un plai­sir enfan­tin. De plus, les pre­mières mesures de la Révo­lu­tion avaient immé­dia­te­ment aug­men­té le pou­voir d’a­chat des classes les plus pauvres, et celles-ci n’a­vaient aucune notion du bon­heur autre que le simple plai­sir de consom­mer. De nom­breux rêves post­po­sés pen­dant la moi­tié d’une vie et même pen­dant des vies entières se sont sou­dai­ne­ment réa­li­sés. Seules les choses épui­sées sur le mar­ché n’é­taient pas immé­dia­te­ment réap­pro­vi­sion­nées, et cer­taines ne le seraient pas avant de nom­breuses années, de sorte que les maga­sins éblouis­sants du mois pré­cé­dent étaient déses­pé­ré­ment lais­sés à l’abandon.

Cuba était, dans ces pre­mières années, le royaume de l’im­pro­vi­sa­tion et du désordre. En l’ab­sence d’une nou­velle morale — qui met­trait encore beau­coup de temps à se for­mer dans la conscience de la popu­la­tion — le machisme cari­béen avait trou­vé une rai­son d’être dans cet état d’ur­gence général.

Le sen­ti­ment natio­nal était dans un tel état d’ex­ci­ta­tion face à ce vent incon­trô­lable de nou­veau­té et d’au­to­no­mie, et en même temps les menaces de réac­tion bles­sée étaient si réelles et immi­nentes, que beau­coup de gens confon­daient l’un avec l’autre et sem­blaient pen­ser que même la pénu­rie de lait pou­vait être réso­lue à coups de feu. L’im­pres­sion d’une pachan­ga phé­no­mé­nale que le Cuba de l’é­poque sus­ci­tait chez les visi­teurs étran­gers avait un véri­table fon­de­ment dans la réa­li­té et dans l’es­prit des Cubains, mais c’é­tait une ivresse inno­cente au bord du désastre.

En effet, j’é­tais retour­né à La Havane pour la deuxième fois au début de 1961, en ma qua­li­té de cor­res­pon­dant erra­tique de l’a­gence Pren­sa Lati­na, et la pre­mière chose qui m’a­vait frap­pé était que l’as­pect visible du pays avait très peu chan­gé, mais que la ten­sion sociale com­men­çait à être insou­te­nable. J’a­vais pris l’a­vion de San­tia­go à La Havane par un splen­dide après-midi de mars, regar­dant par le hublot les champs mira­cu­leux de cette patrie sans fleuve, les vil­lages pous­sié­reux, les criques cachées, et tout au long du tra­jet j’a­vais remar­qué des signes de guerre. De grandes croix rouges à l’in­té­rieur de cercles blancs avaient été peintes sur les toits des hôpi­taux pour les mettre à l’a­bri des bom­bar­de­ments pré­vi­sibles. Des pan­neaux simi­laires avaient éga­le­ment été pla­cés sur des écoles, des temples et des mai­sons de retraite. Dans les aéro­ports civils de San­tia­go et de Cama­guey, il y avait des canons anti­aé­riens de la Seconde Guerre mon­diale cachés sous des bâches de camions de mar­chan­dises, et les côtes étaient patrouillées par des vedettes qui étaient uti­li­sées jadis à des fins récréa­tives et étaient désor­mais des­ti­nés à empê­cher les débar­que­ments. Par­tout, on pou­vait voir les ravages des récents sabo­tages : champs de canne à sucre brû­lés avec des bombes incen­diaires lan­cées par des avions envoyés de Mia­mi, ruines d’u­sines dyna­mi­tées par la résis­tance interne, camps mili­taires impro­vi­sés dans des zones dif­fi­ciles où les pre­miers groupes hos­tiles à la Révo­lu­tion com­men­çaient à opé­rer avec des armes modernes et d’ex­cel­lents moyens logistiques.

À l’aé­ro­port de La Havane, où il est évident que l’on s’ef­force de ne pas lais­ser trans­pa­raître l’at­mo­sphère de guerre, un gigan­tesque pan­neau s’é­tend d’un bout à l’autre de la cor­niche du bâti­ment prin­ci­pal : “Cuba, ter­ri­toire libre de l’A­mé­rique”. Au lieu des hommes bar­bus d’au­tre­fois, la sur­veillance était assu­rée par de très jeunes mili­ciens en uni­forme vert kaki, par­mi les­quels quelques femmes, et leurs armes étaient encore celles des vieux arse­naux de la dic­ta­ture. Jus­qu’a­lors, il n’y en avait pas d’autres. Le pre­mier arme­ment moderne que la Révo­lu­tion a réus­si à ache­ter, mal­gré les pres­sions contraires exer­cées par les États-Unis, était arri­vé de Bel­gique le 4 mars pré­cé­dent, à bord du navire fran­çais “La Coubre”, qui a explo­sé au quai de La Havane avec 700 tonnes d’armes et de muni­tions dans ses cales à la suite d’une explo­sion pro­vo­quée. L’at­ten­tat a éga­le­ment fait 75 morts et 200 bles­sés par­mi les tra­vailleurs du port, mais elle n’a été reven­di­quée par per­sonne, et le gou­ver­ne­ment cubain l’a attri­buée à la CIA.

Fumée de l’ex­plo­sion du navire à vapeur La Coubre, le 4 mars 1960 Pho­to : Granma

C’est lors de l’en­ter­re­ment des vic­times que Fidel Cas­tro a pro­cla­mé le slo­gan qui allait deve­nir la devise du nou­veau Cuba : la patrie ou la mort. Je l’a­vais vu écrit pour la pre­mière fois dans les rues de San­tia­go, je l’a­vais vu peint au pin­ceau sur les énormes affiches de pro­pa­gande des com­pa­gnies éta­su­niennes d’a­via­tion et de den­ti­frice sur la route pous­sié­reuse de l’aé­ro­port de Cama­guey, et je l’ai retrou­vé répé­té inlas­sa­ble­ment sur des enseignes de for­tune dans les vitrines des bou­tiques tou­ris­tiques de l’aé­ro­port de La Havane, dans les halls et aux comp­toirs, et peint au plomb blanc sur les miroirs des coif­feurs et au rouge à lèvres sur les vitres des taxis. Le degré de satu­ra­tion sociale était tel qu’il n’y avait pas un lieu ni un moment où ce slo­gan de rage n’é­tait pas écrit, depuis les mou­lins à moudre la canne sucre jus­qu’aux entêtes des docu­ments offi­ciels, et la presse, la radio et la télé­vi­sion le répé­taient impi­toya­ble­ment pen­dant des jours et des mois inter­mi­nables, jus­qu’à ce qu’il fasse par­tie de l’es­sence même de la vie cubaine.

À La Havane, la fête était à son apo­gée. Il y avait des femmes splen­dides qui chan­taient sur les bal­cons, des oiseaux lumi­neux dans la mer, de la musique par­tout, mais en arrière-plan de la liesse, on sen­tait le conflit créa­tif d’une façon de vivre déjà condam­née à jamais, qui lut­tait pour l’emporter contre une autre façon de vivre, encore naïve, mais ins­pi­rée et écra­sante. La ville était encore un sanc­tuaire de plai­sir, avec des machines de lote­rie jusque dans les phar­ma­cies et des voi­tures en alu­mi­nium trop grandes pour tour­ner les coins colo­niaux, mais l’ap­pa­rence et le com­por­te­ment des gens chan­geaient de manière bru­tale. Tous les sédi­ments du sous-sol social étaient remon­tés à la sur­face, et une érup­tion de lave humaine, dense et fumante, se répan­dait sans contrôle dans les coins et recoins de la ville libé­rée, conta­mi­nant la moindre de ses cre­vasses d’un ver­tige multitudinaire.

Le plus remar­quable était le natu­rel avec lequel les pauvres s’é­taient assis sur les chaises des riches dans les lieux publics. Ils avaient enva­hi les lob­bies des hôtels de luxe, man­gé avec leurs doigts sur les ter­rasses des café­té­rias du Veda­do, et bron­zaient au soleil dans les pis­cines aux cou­leurs vives des vieux clubs exclu­sifs de Sibo­ney. Les gar­diens aux che­veux blonds de l’hô­tel Haba­na Hil­ton, qui com­men­çait à s’ap­pe­ler Haba­na Libre, avait été rem­pla­cé par des mili­ciens ser­viables qui pas­saient la jour­née à convaincre les pay­sans qu’ils pou­vaient entrer sans crainte, leur mon­trant qu’il y avait une porte d’en­trée et une porte de sor­tie, et qu’il n’y avait aucun risque de phti­sie, même s’ils entraient en sueur dans le hall réfri­gé­ré. Un homme élé­gant ori­gi­naire de Luyanó, mince et élan­cé, en che­mise à papillons peints et chaus­sures en cuir ver­ni à talons de dan­seur anda­lous, avait ten­té d’en­trer à recu­lons par la porte vitrée tour­nante de l’hô­tel Rivie­ra, au moment où la suc­cu­lente épouse d’un diplo­mate euro­péen ten­tait de sor­tir. Dans un élan de panique ins­tan­ta­né, le mari qui la sui­vait a essayé de for­cer la porte dans un sens tan­dis que les mili­ciens, effa­rés, essayaient de la for­cer dans l’autre sens depuis l’ex­té­rieur. La femme blanche et l’homme noir sont res­tés coin­cés une frac­tion de seconde dans le piège de verre, ser­rés dans l’es­pace pré­vu pour une seule per­sonne, jus­qu’à ce que la porte s’ouvre et que la femme se pré­ci­pite, confuse et rou­gis­sante, sans même attendre son mari, dans la limou­sine qui l’at­ten­dait avec la porte ouverte et démar­rée ins­tan­ta­né­ment. L’homme noir, qui ne sait pas vrai­ment ce qui s’est pas­sé, reste confus et tremblant.

— Oh, bon sang, sou­pi­ra-t-il, ça sen­tait les fleurs !

C’é­tait des tré­bu­che­ments fré­quents. Et com­pré­hen­sibles, car le pou­voir d’a­chat de la popu­la­tion urbaine et rurale a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té en un an. Les tarifs de l’élec­tri­ci­té, du télé­phone, des trans­ports et des ser­vices publics ont été rame­nés à des niveaux huma­ni­taires. Les prix des hôtels et des res­tau­rants, ain­si que les tarifs des trans­ports, avaient été réduits de manière dras­tique, et des excur­sions spé­ciales de la cam­pagne à la ville et de la ville à la cam­pagne étaient orga­ni­sées, sou­vent gra­tui­te­ment. D’autre part, le chô­mage dimi­nuait à vue d’œil, les salaires aug­men­taient, la réforme urbaine avait sou­la­gé la détresse men­suelle des loyers, et l’é­du­ca­tion et les four­ni­tures sco­laires ne coû­taient rien. Les vingt lieues de farine d’i­voire sur les plages de Vara­de­ro, autre­fois déte­nues par un seul pro­prié­taire et réser­vées à la jouis­sance des trop riches, ont été ouvertes sans condi­tion à tout le monde, y com­pris aux riches eux-mêmes. Les Cubains, comme les habi­tants des Caraïbes en géné­ral, ont tou­jours cru que l’argent n’é­tait bon qu’à être dépen­sé, et pour la pre­mière fois dans l’his­toire de leur pays, ils le prouvent dans la pratique.

Je pense que très peu d’entre nous étaient conscients de la manière fur­tive mais irré­mé­diable dont la pénu­rie s’in­si­nuait dans nos vies. Même après l’at­ter­ris­sage à Playa Giron, les casi­nos étaient encore ouverts, et quelques putes sans tou­ristes traî­naient dans le coin, atten­dant une chance à la sau­vette pour sau­ver la nuit. Il était évident qu’à mesure que les condi­tions chan­geaient, ces hiron­delles soli­taires deve­naient plus mornes et moins chères.

Mais les nuits de La Havane et de Guan­ta­na­mo étaient encore longues et sans som­meil, et la musique des soi­rées se pour­sui­vait jus­qu’à l’aube. Ces reli­quats de l’an­cienne vie entre­te­naient une illu­sion de nor­ma­li­té et d’a­bon­dance que ni les explo­sions noc­turnes, ni les rumeurs constantes d’a­gres­sions infâmes, ni l’im­mi­nence réelle de la guerre ne pou­vaient éteindre, mais qui avait depuis long­temps ces­sé d’être vraie. Par­fois, il n’y avait pas de viande dans les res­tau­rants après minuit, mais on s’en fichait, car il y avait peut-être du pou­let. Par­fois, il n’y avait pas de bananes, mais on s’en fichait, car il y avait peut-être des patates douces. Les musi­ciens des clubs voi­sins et les proxé­nètes imper­tur­bables qui attendent les récoltes de la nuit autour d’un verre de bière semblent aus­si dis­traits que nous par l’é­ro­sion impa­rable de la vie quotidienne.

Les pre­mières files d’at­tente étaient appa­rues devant le centre com­mer­cial et un mar­ché noir nais­sant mais très actif com­men­çait à contrô­ler les pro­duits indus­triels, mais cela n’é­tait pas pris très au sérieux car cela ne se pro­dui­sait par un manque de choses, mais au contraire, parce qu’il res­tait de l’argent. À cette époque, si quel­qu’un avait besoin d’une aspi­rine après le ciné­ma et que nous ne pou­vions pas en trou­ver dans trois phar­ma­cies, nous pou­vions la trou­ver dans la qua­trième. La véri­té est que non seule­ment l’as­pi­rine, mais aus­si de nom­breuses choses essen­tielles étaient en pénu­rie depuis trois mois, mais per­sonne ne sem­blait pen­ser qu’il y aurait une pénu­rie totale. Près d’un an après que les États-Unis ont décré­té l’embargo total sur le com­merce avec Cuba, la vie conti­nue sans grand chan­ge­ment notable, pas tant dans la réa­li­té que dans l’es­prit des gens.

J’ai pris conscience du blo­cus de manière bru­tale, mais en même temps un peu lyrique, comme j’a­vais pris conscience de presque tout dans la vie. Après une nuit de tra­vail au bureau de Pren­sa Lati­na, je suis par­ti seul et sans convic­tion à la recherche de quelque chose à man­ger. C’é­tait l’aube. La mer était d’hu­meur calme et une trouée orange la sépa­rait du ciel à l’ho­ri­zon. J’ai mar­ché au centre de l’a­ve­nue déserte, contre le vent salé du Male­con, à la recherche d’un endroit ouvert pour man­ger sous les arcades de pierres déla­brées et suin­tantes de la vieille ville. J’ai enfin trou­vé une auberge avec un rideau métal­lique fer­mé, mais sans cade­nas, et j’ai essayé de le sou­le­ver pour entrer, car il y avait de la lumière à l’in­té­rieur et un homme polis­sait des verres au comp­toir. À peine avais-je essayé que j’ai enten­du der­rière moi le son inimi­table d’un fusil que l’on monte, et une voix de femme, très douce, mais déterminée :

— Reste tran­quille, mon gars, dit-elle, lève les mains.

C’é­tait une appa­ri­tion dans la brume de l’aube. Elle avait un très beau visage, avec ses che­veux atta­chés à la nuque en queue de che­val, et sa che­mise de milice souf­flée par le vent de la mer. Elle était effrayée, sans doute, mais ses talons étaient écar­tés et bien ancrés dans la terre, et elle tenait son fusil comme un soldat.

—J’ai faim, ai-je dit.

Peut-être l’ai-je dit avec trop de convic­tion, car ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle a com­pris que je n’a­vais pas essayé d’en­trer de force dans l’au­berge, et sa méfiance s’est trans­for­mée en pitié.

—Il est trop tard, a‑t-elle dit.

— Au contraire, répon­dis-je, le pro­blème est que c’est trop tôt. Ce que je veux, c’est un petit-déjeuner.

Puis elle a fait signe d’en­trer à tra­vers la vitre et a per­sua­dé l’homme de me ser­vir quelque chose, même si c’é­tait deux heures avant l’ou­ver­ture. J’ai deman­dé des œufs au plat avec du jam­bon, du café avec du lait, du pain et du beurre, et un jus de fruits frais. L’homme m’a dit avec une pré­ci­sion sus­pecte qu’il n’y avait plus d’œufs ni de jam­bon depuis une semaine et plus de lait depuis trois jours, et que tout ce qu’il pou­vait me ser­vir était une tasse de café noir et du pain non beur­ré, et éven­tuel­le­ment un peu de maca­ro­ni réchauf­fé de la veille. Sur­pris, je lui ai deman­dé ce qui se pas­sait avec la nour­ri­ture, et ma sur­prise était si inno­cente que c’est lui qui a été surpris.

— Tout va bien, a‑t-il dit, C’est juste que le pays va au diable.

Il n’é­tait pas un enne­mi de la Révo­lu­tion, comme je l’a­vais ima­gi­né au début. Au contraire : il était le der­nier d’une famille de onze per­sonnes qui avait fui en bloc pour Mia­mi. Il avait déci­dé de res­ter, et en fait il est res­té pour tou­jours, mais sa pro­fes­sion lui per­met­tait de décryp­ter l’a­ve­nir avec des élé­ments plus réels que ceux d’un jour­na­liste à l’an­cienne. Il pen­sait que d’i­ci trois mois, il devrait fer­mer l’au­berge par manque de nour­ri­ture, mais il ne s’en sou­ciait guère, car il avait déjà des plans très bien défi­nis pour son ave­nir personnel.

C’é­tait un pro­nos­tic exact. Le 12 mars 1962, alors que trois cent vingt-deux jours s’é­taient écou­lés depuis le début du blo­cus, un ration­ne­ment dras­tique des den­rées ali­men­taires a été impo­sé. Chaque adulte se voyait attri­buer une ration men­suelle de trois livres de viande, une livre de pois­son, une livre de pou­let, six livres de riz, deux livres de beurre, une livre et demie de hari­cots, quatre onces de beurre et cinq œufs. Il s’a­gis­sait d’une ration cal­cu­lée pour que chaque Cubain consomme un quo­ta nor­mal de calo­ries par jour. Il y avait des rations spé­ciales pour les enfants, en fonc­tion de leur âge, et tous les enfants de moins de qua­torze ans avaient droit à un litre de lait par jour. Plus tard, les clous, les déter­gents, les ampoules élec­triques et bien d’autres pro­duits d’ur­gence domes­tique ont com­men­cé à man­quer, et le pro­blème pour les auto­ri­tés n’é­tait pas de les régle­men­ter, mais de les obte­nir. Le plus admi­rable était de voir à quel point les pénu­ries impo­sées par l’en­ne­mi for­ti­fiaient le moral de la socié­té. L’an­née même où le ration­ne­ment a été ins­tau­ré, s’est pro­duite la crise dite d’oc­tobre, que l’his­to­rien anglais Hugh Tho­mas a décrite comme la plus grave de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, et la grande majo­ri­té du peuple cubain est res­tée en état d’a­lerte pen­dant un mois, immo­bile sur ses postes de com­bat jus­qu’à ce que le dan­ger semble écar­té, et prêtes à affron­ter la bombe ato­mique à coups de fusil.

Au milieu de cette mobi­li­sa­tion mas­sive qui aurait suf­fi à ébran­ler n’im­porte quelle éco­no­mie bien éta­blie, la pro­duc­tion indus­trielle a atteint des chiffres inouïs, l’ab­sen­téisme dans les usines a pris fin et des obs­tacles ont été sur­mon­tés qui, dans des cir­cons­tances moins dra­ma­tiques, auraient été fatals. À cette occa­sion, un opé­ra­teur télé­pho­nique de New York a décla­ré à un col­lègue cubain qu’aux États-Unis, on avait très peur de ce qui pour­rait se passer.

En revanche, ici, nous sommes très calmes” — a répon­du la Cubaine —. Après tout, la bombe ato­mique ne fait pas de mal. À l’é­poque, le pays pro­dui­sait suf­fi­sam­ment de chaus­sures pour que chaque Cubain puisse en ache­ter une paire par an. La dis­tri­bu­tion se fai­sait donc par le biais des écoles et des lieux de tra­vail. Ce n’est qu’en août 1963, alors que presque tous les maga­sins étaient fer­més parce qu’il n’y avait rien de maté­riel à vendre, que la dis­tri­bu­tion de vête­ments a été régle­men­tée. Ils ont com­men­cé par ration­ner neuf articles, dont les pan­ta­lons pour hommes, les sous-vête­ments pour les deux sexes et cer­tains tex­tiles, mais en l’es­pace d’un an, ils ont dû por­ter ce nombre à quinze.

Ce Noël fût le pre­mier de la Révo­lu­tion à être célé­bré sans bis­cuits de Noël et sans nou­gat, et les jouets ont été ration­nés. Cepen­dant, et grâce pré­ci­sé­ment au ration­ne­ment, ce fut aus­si le pre­mier Noël de l’his­toire de Cuba où tous les enfants sans dis­tinc­tion eurent au moins un jouet. Mal­gré l’in­tense aide sovié­tique et celle de la Chine popu­laire, non moins géné­reuse à l’é­poque, et mal­gré l’as­sis­tance de nom­breux tech­ni­ciens socia­listes et lati­no-amé­ri­cains, le blo­cus était alors une réa­li­té iné­luc­table qui devait conta­mi­ner même les cre­vasses les plus recoins de la vie quo­ti­dienne et pré­ci­pi­ter les nou­velles orien­ta­tions irré­ver­sibles de l’his­toire de Cuba.

Les com­mu­ni­ca­tions avec le reste du monde avaient été réduites au strict mini­mum. Les cinq vols quo­ti­diens vers Mia­mi et les deux vols heb­do­ma­daires de Cuba­na de Avia­ción vers New York étaient inter­rom­pus depuis la crise d’oc­tobre. Les quelques com­pa­gnies aériennes lati­no-amé­ri­caines qui assu­raient des vols vers Cuba ont été annu­lées, leurs pays ayant inter­rom­pu leurs rela­tions diplo­ma­tiques et com­mer­ciales, et il ne res­tait qu’un vol heb­do­ma­daire en pro­ve­nance du Mexique, qui a ser­vi pen­dant de nom­breuses années de cor­don ombi­li­cal avec le reste des Amé­riques, mais aus­si de canal d’in­fil­tra­tion des ser­vices de sub­ver­sion et d’es­pion­nage des États-Unis.

Cuba­na de Avia­ción, avec sa flotte réduite aux épiques Bris­tol Bri­tan­nia, les seuls dont la main­te­nance pou­vait être assu­rée par des accords spé­ciaux avec les construc­teurs bri­tan­niques, a main­te­nu un vol presque acro­ba­tique sur la route polaire jus­qu’à Prague. Une lettre de Cara­cas, située à moins de 1.000 kilo­mètres des côtes cubaines, a dû par­cou­rir la moi­tié du monde pour atteindre La Havane. Les com­mu­ni­ca­tions télé­pho­niques avec le reste du monde devaient pas­ser par Mia­mi ou New York, sous le contrôle des ser­vices secrets amé­ri­cains, au moyen d’un câble sous-marin pré­his­to­rique qui a été rom­pu à une occa­sion par un navire cubain quit­tant la baie de La Havane en traî­nant l’ancre qu’il avait oublié de mon­ter à bord. La seule source d’éner­gie était les cinq mil­lions de tonnes de pétrole que les pétro­liers sovié­tiques trans­por­taient chaque année depuis les ports de la Bal­tique, dis­tants de 14.000 kilo­mètres, et avec une fré­quence d’un navire toutes les cin­quante-trois heures.

L’ ”Oxford”, un navire de la CIA équi­pé de toutes sortes de maté­riel d’es­pion­nage, a patrouillé les eaux ter­ri­to­riales cubaines pen­dant plu­sieurs années afin de s’as­su­rer qu’au­cun pays capi­ta­liste, à l’ex­cep­tion des rares qui osaient, n’i­rait à l’en­contre de la volon­té des États-Unis. C’é­tait aus­si une pro­vo­ca­tion cal­cu­lée, au vu et au su du monde entier. Depuis le Male­con de La Havane ou depuis les quar­tiers supé­rieurs de San­tia­go, on pou­vait voir de nuit la sil­houette lumi­neuse de ce navire de la pro­vo­ca­tion ancré dans les eaux ter­ri­to­riales. Peut-être très peu de Cubains se sou­ve­naient-ils que, de l’autre côté de la mer des Caraïbes, trois siècles aupa­ra­vant, les habi­tants de Car­ta­ge­na de Indias avaient subi un drame similaire.

Les 120 meilleurs navires de la marine anglaise, sous le com­man­de­ment de l’a­mi­ral Ver­non, avaient assié­gé la ville avec 30.000 com­bat­tants sélec­tion­nés, dont beau­coup avaient été recru­tés dans les colo­nies amé­ri­caines qui allaient deve­nir les États-Unis. Un frère de George Washing­ton, le futur libé­ra­teur de ces colo­nies, fai­sait par­tie de l’é­tat-major des troupes d’as­saut. Car­tha­gène des Indes, célèbre dans le monde entier à l’é­poque pour ses for­ti­fi­ca­tions mili­taires et le nombre effroyable de rats dans ses égouts, a résis­té au siège avec une féro­ci­té invin­cible, même si ses habi­tants ont fini par se nour­rir de tout ce qu’ils pou­vaient trou­ver, de l’é­corce des arbres au cuir des tabou­rets. Au bout de plu­sieurs mois, anéan­tis par la bra­voure guer­rière des assié­gés, et détruits par la fièvre jaune, la dys­en­te­rie et la cha­leur, les Anglais bat­tirent en retraite. Les habi­tants de la ville, en revanche, étaient entiers et en bonne san­té, mais ils avaient man­gé jus­qu’au der­nier rat.

De nom­breux Cubains, bien sûr, étaient au cou­rant de ce drame. Mais leur rare sens de l’his­toire les empê­chait de pen­ser que cela pou­vait se répé­ter. Per­sonne n’au­rait pu ima­gi­ner, en cette nou­velle année incer­taine de 1964, que les pires moments de ce blo­cus de fer et sans cœur étaient encore à venir, et qu’il attein­drait le point où même l’eau potable vien­drait à man­quer dans de nom­breux foyers et dans presque tous les éta­blis­se­ments publics.