Quand la Libye brûlera

Par Luis Brit­to Garcia

Luis Brit­to García : Quand la Libye brûlera

lun­di 14 mars 2011

Image_2-34.png1 En 1984, je me trou­vais au milieu du désert libyen dans des pay­sages lunaires. J’allais alors visi­ter un com­plexe pétro­lier res­sem­blant à une sta­tion spa­tiale. Chaque jour, 1,6 mil­lions de barils de pétrole partent de là vers l’Europe. Les réserves esti­mées de la Libye sont d’environ 42 mil­liards de barils. Les puis­sances hégé­mo­niques vivent du gas­pillage constant d’énergie fos­sile qui ne leur appar­tient pas. Elles exploitent les richesses de ces pays jusqu’à épui­se­ment au lieu de se tour­ner vers d’autres sources d’énergie.

Un pro­verbe libyen dit : « prends garde à ce que celui que tu favo­rises ne pro­fite pas de toi ». La pre­mière condi­tion que doit rem­plir un pays pour pou­voir être enva­hi est de déte­nir des hydro­car­bures ou d’être une zone de tran­sit de ces ressources.

2 En 1836, la Libye fut atta­quée par les Otto­mans, en 1912, enva­hie par les ita­liens et en 1943 conquise par les Anglais. En 1951, les troupes bri­tan­niques, éta­su­niennes et ita­liennes occu­pèrent le pays et ame­nèrent au pou­voir leur pan­tin, le roi Idris, qui pro­fite lar­ge­ment des reve­nus crois­sants du pétrole. En 1969, Mouam­mar Kadha­fi, un colo­nel âgé de 27 ans, prend la tête d’une rébel­lion mili­taire. Il expulse les bases étran­gères dans son pays, crée une année plus tard la Com­pa­gnie Natio­nale de Pétrole qui prend le contrôle de la moi­tié de la pro­duc­tion natio­nale. En 1977, il pro­clame la Grande Jama­hi­riya Arabe Libyenne Popu­laire et Socialiste.

« Quand le bétail meurt, on sort les cou­teaux » aver­tit le pro­verbe libyen. La seconde condi­tion d’une inva­sion est qu’un pays soit maître de ses res­sources naturelles.

3 En 1984, j’assistais à Tri­po­li au 15e anni­ver­saire de la Jama­hi­riya. J’ai vu des dizaines d’assemblées popu­laires où l’on débat­tait et où l’on pou­vait appa­rem­ment trou­ver des solu­tions aux pro­blèmes. Le Livre Vert se pré­sen­tait comme la Troi­sième Théo­rie Uni­ver­selle et affir­mait la pri­mau­té des orga­ni­sa­tions de base. Il édicte que « la démo­cra­tie est le pou­voir du peuple et non le pou­voir d’un sub­sti­tut du peuple », assure que « la repré­sen­ta­tion est une impos­ture », pro­clame que « le par­ti ne repré­sente qu’une frac­tion du peuple, alors que la sou­ve­rai­ne­té popu­laire est indi­vi­sible », ajoute que « les congrès popu­laires sont l’unique struc­ture de la démo­cra­tie populaire ».

La popu­la­tion se répar­tit au sein de congrès popu­laire de base, chaque congrès élit un comi­té de direc­tion et c’est l’ensemble de ces comi­tés qui forme le congrès popu­laire. Dans les rues, les femmes portent le voile mais dans les défi­lés, on peut admi­rer des bataillons fémi­nins avec leurs magni­fiques visages et che­ve­lures . Il y a par­mi elles des scien­ti­fiques et des jeunes filles pilotes d’avion de combat.

En 2009, le PIB de la Libye était esti­mé à 76.557 mil­liards de dol­lars, avec une crois­sance annuelle de 6,7%. Actuel­le­ment, la balance com­mer­ciale est lar­ge­ment excé­den­taire avec 63 mil­liards de dol­lars d’exportations et 11,5 mil­liards d’importations. Les réserves de devises sont de l’ordre de 200 mil­liards de dol­lars ce qui vient com­bler une dette externe d’à peine 5,5 mil­liards de dol­lars. Tout cela fait de la Libye le pays d’Afrique avec le PIB par tête le plus éle­vé (14 534$) et le meilleur Indice de Déve­lop­pe­ment Humain. L’espérance de vie est éva­luée à 74 ans, la mor­ta­li­té infan­tile ne dépasse pas 18 pour mille et l’analphabétisme de 5,5%. Les dépenses d’éducation repré­sentent 2,7% du PIB, alors que la bud­get de la défense ne dépasse pas 1,1%. Mal­gré tout, le taux de pau­vre­té per­siste à un niveau éle­vé (30% environ).

« Qui n’aide pas sa famille n’aide per­sonne », enseigne le pro­verbe libyen. Appuyer les bases popu­laire et redis­tri­buer les richesses est la troi­sième condi­tion d’une inva­sion étrangère.

4 La Jama­hi­riya ne prône pas seule­ment la démo­cra­tie directe. Elle est natio­na­liste, car elle a exclu l’ingérence mili­taire exté­rieure et a repris en main ses res­sources natu­relles. Elle est inté­gra­tion­niste parce qu’elle appuie l’Union Afri­caine et la coor­di­na­tion des pays du Monde Arabe, une com­mu­nau­té cultu­relle de plus de 300 mil­lions d’individus, répar­tie sur trois conti­nents au tra­vers de 13,7 mil­lions de km², dans un ter­ri­toire qui ras­semble la plus large part des res­sources natu­relles de la pla­nète. La Libye défend ces richesses et appuie avec fer­me­té les déci­sions de l’OPEP.

Durant ses pre­mières heures, la Jama­hi­riya était même inter­na­tio­na­liste. Lors de la com­mé­mo­ra­tion du 15e anni­ver­saire du Fatah, à Tri­po­li, sont ain­si inter­ve­nus : un très impor­tant lea­der des indiens des Etats-Unis, qui a dénon­cé le géno­cide com­mis contre son peuple, le révé­rant afro-amé­ri­cain Far­ra­kah, qui a mena­cé les puis­sances occi­den­tales de tous les tour­ments, le com­man­dant Tomas Borge, du Nica­ra­gua, qui a refu­sé par huma­nisme toute solu­tion mili­taire nucléaire ain­si que des délé­gués du Fatah, qui nous ont entre­te­nu en apar­té des divi­sions internes de leur mou­ve­ment. Cette soli­da­ri­té a atti­ré les condam­na­tions una­nimes des puis­sances qui luttent pour détruire ce qui reste de la planète.

Selon un apho­risme libyen, « une main n’applaudit jamais seule ». La qua­trième condi­tion d’une inva­sion étran­gère est la défense de l’intégration du Tiers Monde.

5 Dans une oasis, au milieu de cha­me­liers, je dégus­tais un tranche d’agneau grillé. 90% des six mil­lions de libyens sont musul­mans. Comme dans les autres pays de même confes­sion, la socié­té est divi­sée à la fois en terme de classes sociales et d’idéologies, mais se super­pose éga­le­ment à cela des cli­vages reli­gieux, l’existence de sectes, de clans, d’ethnies, des divi­sions régio­nales et des dif­fé­rences de géné­ra­tion, sans oublier le demi mil­lion de migrants vivant sur le territoire.

« Trop de capi­taines finissent par cou­ler le bateau » rap­pelle un dic­ton libyen. La cin­quième condi­tion d’une inva­sion c’est de divi­ser pour mieux régner.

6 Lors de ce 15e anni­ver­saire de la révo­lu­tion libyenne j’ai pu voir pas­ser Kadha­fi à quelques mètres de moi. Il était alors jeune homme, vêtu d’un uni­forme sobre, par­lant et dis­cu­tant avec entrain au milieu de l’assemblée. Peu comme lui furent autant cour­ti­sés par ceux qui vou­laient son pétrole, et encore moins ont été ain­si dia­bo­li­sé par ces mêmes puis­sances, quand elles ont vou­lu prendre le contrôle de l’or noir. Les mêmes tri­bu­naux inter­na­tio­naux, sourds, aveugles et muets devant l’impunité du ter­ro­riste Luis Posa­da Car­riles, ont condam­né la Libye pour une pré­ten­due explo­sion aérienne en Angle­terre. Sous la contrainte, Kadha­di accep­ta d’indemniser les vic­times. Sans aucune décla­ra­tion préa­lable de guerre, en 1981, l’administration Rea­gan vio­la l’espace aérien dans le Golfe de Syrte. Cinq années plus tard, elle bom­bar­dait Tri­po­li, rasant la rési­dence de Kadha­fi, assas­si­nant sa fille adop­tive et une cen­taine de ses compatriotes.

Les mêmes agences de presse qui célè­brèrent ce mas­sacre déplorent aujourd’hui de sup­po­sés « bom­bar­de­ments » de mani­fes­tants. L’armée russe a mon­tré via des images satel­lites que de tels actes n’ont pas eu lieu. (note du tra­duc­teur : ce texte a été écrit le 6 mars der­nier). En revanche, des échanges de tirs nour­ris ont bien lieu entre les forces loyales à Kadha­fi et les insur­gés. Mais ces der­niers ne sont cer­tai­ne­ment pas désar­més. Les mêmes agences éta­su­niennes, qui ont pour forces mili­taires une armée de mer­ce­naires, accusent et mentent en affir­mant que ceux qui défendent le pou­voir sont des « mer­ce­naires ». Dans la liste des tech­niques pour ins­tau­rer la peur, elles ne cessent d’invoquer les « armes chi­miques », comme elles l’avaient déjà fait en Irak.

« Celui qui tient tête au lion a mau­vaise haleine », aver­tit le pro­verbe libyen. La sixième condi­tion d’une inva­sion est la dia­bo­li­sa­tion par les médias internationaux.

7 La tem­pête média­tique actuelle ne tra­duit rien d’autre qu’un manque d’information. Que se passe-t-il réel­le­ment en Libye ? Les orga­ni­sa­tions popu­laires conti­nuent-elles de fonc­tion­ner ou ont-elles été évin­cées de la poli­tique ? La repré­sen­ta­tion s’est-elle sub­sti­tuée à la par­ti­ci­pa­tion ? Peut-on croire qu’en même temps l’Indice de Déve­lop­pe­ment Humain et la mécon­ten­te­ment social aug­mentent ? Kadha­fi a‑t-il cédé au har­cè­le­ment de l’Empire et des mul­ti­na­tio­nales ? L’inimitié entre la Libye et ceux, qui durant qua­rante ans lui ont ache­té du pétrole et ven­du des armes, est-elle cré­dible ? Mal­gré l’urgence de la situa­tion, les médias omettent toute explication.

Alors que les diri­geants éta­su­niens et les mono­poles média­tiques ne tarissent pas d’éloges pour les insur­gés, savons-nous ce qu’ils défendent ? Ce qu’ils pré­parent ? Ce qu’ils pro­posent ? Le seul fait d’armes du Front Natio­nal pour le Salut de la Libye (FNSL) a été la réa­li­sa­tion d’un « Congrès Natio­nal » aux Etats-Unis en 2007, finan­cé par la Fon­da­tion Natio­nale pour la Démo­cra­tie (NED). Les médias du monde entier attendent pour dévoi­ler ses plans. S’ils ne le font pas, c’est soit qu’il n’en a pas, soit qu’ils sont inavouables. S’ils s’opposent à Kadha­fi, pri­va­ti­se­ront-ils les hydro­car­bures ? S’ils dis­posent véri­ta­ble­ment d’un sou­tien popu­laire, pour­quoi est-il néces­saire que la pre­mière puis­sance mili­taire du monde inter­vienne de manière écra­sante ? S’ils veulent le bien pour leur pays, pour­quoi l’exposent-ils à une inva­sion meur­trière de puis­sances étrangères ?

« Ne cherches pas ton bon­heur dans le mal­heur d’autrui » rap­pelle la maxime libyenne. La sep­tième condi­tion d’une inva­sion est d’être vic­time de la désinformation.

8 Les Etats-Unis bloquent la côte libyenne avec leurs porte-avions nucléaires et des res­pon­sables confus affirment que des « conseillers » armés jusqu’aux dents ont débar­qué, tan­dis que des alliances contre-nature se nouent entre des ban­dits et l’Union Euro­péenne et qu’un héli­co­ptère de l’OTAN est cap­tu­ré en pleine vio­la­tion de la sou­ve­rai­ne­té d’un pays arabe. Wal­ter Mar­ti­nez a révé­lé que la Lon­don School of Eco­no­mics pré­pare déjà la relève du pou­voir dans le pays agres­sé : quatre-cents étu­diants libyens bour­siers ont été dres­sés aux exi­gences du néo­li­bé­ra­lisme sauvage.

Comme dans un cau­che­mar nous voyons se rejouer le scé­na­rio ira­kien. La stra­té­gie consiste à voler le pétrole libyen et grâce à lui, déve­lop­per un dum­ping éco­no­mique pour désta­bi­li­ser les gou­ver­ne­ments des pays de l’OPEP. Les Etats-Unis ne sont capables que d’une seule poli­tique : le pillage géné­ra­li­sé des hydro­car­bures, ce qui conduit au blo­cage éner­gé­tique des autres puis­sances et à terme à une nou­velle guerre mon­diale. Le Vene­zue­la a pro­po­sé une média­tion, que Kadha­fi et la Ligue Arabe ont accep­té. L’Alliance Boli­va­riennes des Peuples (ALBA) a convo­qué une réunion plé­nière pour dis­cu­ter de la situa­tion. (ndt : l’ALBA s’est depuis pro­non­cé en faveur de cette solu­tion pacifique).

« Par­ta­geons la charge, elle pèse­ra moins qu’une plume », prie la sen­tence libyenne. Quand tu vois qu’un pays du Tiers Monde est sur le point de brû­ler sous l’agression impé­riale, il est l’heure pour nous de faire appel à la solidarité.

(Pho­to / Texte Luis Brit­to Garcia)

Tra­duc­tion par Gre­goire Souchay

Source : http://luisbrittogarcia.blogspot.com