Regard triste à vendre

EN LIEN :

Le nombre de per­sonnes sans-abri a aug­men­té tout au long de la pan­dé­mie pour dépas­ser 2.000 à Jack­son­ville, la ville de Flo­ride où vit l’au­teur et qui compte 929.000 habi­tants. Elles sont regrou­pées dans de petits cam­pe­ments au centre-ville. Fina­le­ment, en février der­nier, les ser­vices de la mai­rie ont com­men­cé à les relo­ger dans des hôtels.

Je l’ai vue pour la pre­mière fois à des feux de signa­li­sa­tion sur une ave­nue, là où les voi­tures qui veulent entrer sur l’au­to­route sont en attente. C’é­tait une femme qui, il y a quelques années, devait res­sem­bler à Scar­lett Johans­son dans le film “Vicky Cris­ti­na Bar­ce­lo­na”. Douze ans plus tard, Scar­lett Johans­son paraît tou­jours très jeune, plus jeune qu’a­vant, et la Scar­lett du Town Cen­ter Park­way, plus jeune qu’elle, a l’air d’une vieille femme.

Son visage était bron­zé par le soleil de Flo­ride, avec cette peau que les sur­feurs et les motards exhibent comme un tro­phée, comme les aris­to­crates du Moyen Âge exhi­baient de fausses cica­trices de batailles aux­quelles ils n’a­vaient jamais par­ti­ci­pé. Plus que par le soleil, son visage était tan­né par la faim, par une addic­tion quel­conque, par sa pro­fes­sion et, sur­tout, par ces inson­dables souf­frances qui écrasent l’âme et que per­sonne ne mérite.

Elle tra­vaille comme homeles, sans-abri, comme men­diante. Chaque jour, pen­dant des heures, elle tient un mor­ceau de car­ton sur lequel est écrit “I’m home­less. I am hun­gry. God bless you” [Je suis sans abri. J’ai faim. Que Dieu vous bénisse]. Elle a l’air encore plus âgée parce que son front, ses yeux, tout son visage se plisse avec une dou­leur qui fait mal à tous ceux qui la voient.

Per­sonne ne prend la peine de bais­ser la vitre de sa voi­ture pour lui lais­ser quelques dol­lars. Si on ouvre la fenêtre, l’air condi­tion­né s’é­chappe. Pour beau­coup, ce n’est pas l’air qui compte : les pauvres dépensent l’argent qu’ils reçoivent en drogues et en alcool. Ne rien leur don­ner, c’est leur faire une faveur. D’autres, comme moi, ont des excuses moins conser­va­trices : le pro­blème des pauvres ne se règle pas avec des aumônes.

Mal­gré cet argu­ment de poids, je n’ai pas pu résis­ter à la ten­ta­tion de lui don­ner quelques maigres dol­lars pour que son visage pitoyable se détende un ins­tant et que je me sente un peu mieux dans ma peau. Une telle thé­ra­pie pour trois ou quatre dol­lars est une véri­table aubaine. Et puis, me suis-je dit, si c’est vrai que la Scar­lett du centre-ville boit un coup ce soir, comme moi, au moins elle ne mour­ra pas d’indifférence.….

Cet après-midi, je l’ai vue pour la deuxième fois. Elle se ren­dait à son tra­vail sur le terre-plein cen­tral de l’avenue, du bou­le­vard ou quel que soit son nom. Sur son che­min, elle avait croi­sé une autre femme qui tenait éga­le­ment une pan­carte en car­ton avec l’an­nonce Home­less à la main. L’autre femme res­sem­blait davan­tage à Brooke Shields, avec plus ou moins l’air qu’a aujourd’hui l’ac­trice de Lagon bleu, mais pro­ba­ble­ment plus jeune de vingt ou trente ans.

Les deux femmes se sont croi­sées. Je ne sais pas ce qu’elles se sont dit, mais je les ai vus sou­rire et se saluer comme le font mes col­lègues. Comme si elles étaient heu­reuses. Puis, la Scar­lett du Town Cen­ter s’est plan­tée sur son terre-plein et a chan­gé de visage. Comme une autre grande actrice qui monte sur scène pour être quel­qu’un d’autre, elle a fron­cé à nou­veau les sour­cils, le front, les yeux, tout son visage.

Pen­dant un ins­tant, j’ai pen­sé ce que, by default, les per­sonnes décentes pensent. Le visage dou­lou­reux que j’a­vais vu la semaine pré­cé­dente n’é­tait qu’un masque. Je me suis sou­ve­nu du bou­lan­ger Car­lu­cho, du doc­teur Domin­guez et d’un cer­tain Mis­ter John­son qui, cha­cun en son temps et dans son pays, m’ont expli­qué la haine que cer­tains éprouvent pour cette race d’hu­mains, qu’ils consi­dèrent comme de par­faits para­sites d’une socié­té pro­duc­tive, fei­gnant la misère, se vic­ti­mi­sant eux-mêmes au lieu de déci­der de se jeter dans le suc­cès comme un plon­geur olympique.

Cette fois-là, cet après-midi, j’ai caché ma confu­sion der­rière le feu vert qui venait de chan­ger et j’ai conti­nué mon che­min sans lais­ser à la pauvre Scar­lett, la plus triste Scar­lett du monde, la misé­rable aumône que je lui avais lais­sée la semaine pré­cé­dente. Alors que j’ac­cé­lé­rais pour entrer dans le tohu-bohu de l’I-295 sans acci­dent, la Scar­lett du Town Cen­ter me sui­vait de près.

Pour­quoi atten­dons-nous des pauvres qu’ils souffrent vrai­ment pour les croire ? N’est-ce pas ce que nous fai­sons tous, simu­ler des sen­ti­ments, nous mas­quer pour faire notre tra­vail correctement ?

Est-ce que je ne mens pas chaque fois que j’af­fronte un cours et que je fais sem­blant que tout va bien, alors qu’en réa­li­té j’ai­me­rais aller sur une île au milieu du Pacifique ?

La ser­veuse du Lon­gHorn ne ment-elle pas lors­qu’elle nous offre son plus beau sou­rire, tou­jours et sans excep­tion, comme si elle n’a­vait jamais de pro­blème avec ses parents, son petit ami, ses études ou le reste de sa vie ? Ne la payons-nous pas, et ne lui don­nons-nous pas même vingt pour cent de pour­boire, pour qu’elle nous apporte des que­sa­dillas, des faji­tas et des O’Doul’s [bière sans alcool] avec un sou­rire plus large que celui de Julia Roberts ?

Le jeune ingé­nieur qui feint la joie, l’es­prit d’é­quipe et l’hu­mi­li­té lors de l’en­tre­tien d’embauche ne ment-il pas pour obte­nir ce poste d’ins­pec­teur dans la pres­ti­gieuse Capotes Recha­pées SA ?

Pour­quoi, alors, exi­geons-nous plus d’une pauvre femme qui joue sa propre misère que du reste des men­teurs offi­ciels, des men­teurs légi­times, des men­teurs néces­saires qui jouent leurs ambi­tions d’autrui ? Ne connaît-elle pas très bien son métier et n’offre-t-elle pas le pro­duit qui se vend le mieux, c’est-à-dire la dou­leur des autres et sa propre bonté ?

Il est accep­table de men­tir dans toutes les publi­ci­tés télé­vi­sées, mon­trant des jeunes gens heu­reux et en bonne san­té en train de fumer ou de man­ger un McDo­nald’s gras avec douze cuillères de sucre que cer­tains appellent Coca-Cola.

Il est nor­mal de vendre des voi­tures en mon­trant une femme très sexy avec un sou­rire uni­ver­sel, comme si c’é­tait elle, et non la voi­ture, qui était à vendre.

Il est nor­mal de gagner des élec­tions en men­tant comme un arra­cheur de dents et en sou­riant, en embras­sant les pauvres qui rêvent encore de contes de fées et ne cessent de vivre la réa­li­té qui les réveille chaque jour.

Mais ça ne va pas quand une pauvre femme fait la même chose pour obte­nir une aumône et, en plus, le fait mal, ne sait pas com­ment se com­por­ter en cou­lisses comme elle le devrait, et sou­rit, comme si elle se moquait de ses futurs donateurs.

Parce que c’est nous qui sommes des misé­rables. Nous n’ac­cep­tons pas qu’on nous mente mal. Dans notre culture por­no­gra­phique, on ne par­donne pas aux mau­vais acteurs. Encore moins de mau­vaises actrices.

Lorsque ceux du milieu mentent, ils ne font que vendre hon­nê­te­ment leur pro­duit ou leur travail.

Lorsque ceux d’en haut mentent, ils ne font que nous pro­té­ger de l’a­po­ca­lypse tou­jours immi­nente de ceux d’en bas.

Le grand sys­tème de men­songes est sou­te­nu par une véri­té fon­da­men­tale : ce n’est pas la loi de l’offre et de la demande, c’est la loi du pou­lailler [les poules d’en haut chient sur celles d’en bas, NdT]. Des tra­duc­teurs pro­fes­sion­nels m’ont dit qu’en anglais, il n’existe pas d’é­qui­valent de ce dic­ton popu­laire en espa­gnol. Ils ont tort : il s’a­git de la Tri­ckle-Down Theo­ry [théo­rie du ruis­sel­le­ment, ou des effets de retom­bée, ou encore de la relance par le haut, de rea­ga­ni­nenne mémoire, NdT]. Mais, comme si cette loi n’é­tait pas assez cruelle, elle s’ac­com­pagne tou­jours d’un corol­laire inévi­table : plus tu es en bas, plus il est dif­fi­cile de regar­der vers le haut.

Pour des rai­sons évidentes.