Roma, le film qui n’a pas osé

Par Kareve

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Blog de Kareve


Tra­duit par ZIN TV

Nous en sau­rons plus sur la tex­ture du papier peint et la quan­ti­té de mégots de ciga­rettes qui tiennent dans le cen­drier de la voi­ture, que sur l’o­ri­gine de Cléo, ses dési­rs, ses peurs et ses sentiments.

Roma, le film, a pro­vo­qué des sen­ti­ments miti­gés en moi. Le soi-disant “chef-d’œuvre” d’Al­fon­so Cuarón est, à mon avis, un film qui triche et qui roman­tise le mal­heur des tra­vailleurs domes­tiques au Mexique, bien qu’à tra­vers une série d’i­mages gran­di­lo­quentes. Ce retour dans l’en­fance du réa­li­sa­teur joue avec la nos­tal­gie, vend au spec­ta­teur une idée de la pro­fon­deur qu’il n’a pas et sur­tout ajoute à cette vision nor­ma­li­sa­trice de la dis­cri­mi­na­tion et de l’ex­ploi­ta­tion que les tra­vailleurs domes­tiques vivent au quotidien.

Cer­tains m’ont fait remar­quer que là n’est pas la ques­tion, que contrai­re­ment à ce que je pense Roma rends visible la réa­li­té de ces tra­vailleurs, bien qu’il ne s’a­gisse que d’une réa­li­té très spé­ci­fique racon­tée du point de vue d’un cinéaste qui ne cesse de tor­tu­rer le per­son­nage de Cléo (Yalit­za Apa­ri­cio) per­son­ni­fiant Libo­ria Rodri­guez, la tra­vailleuse qui a ser­vi la famille de Cua­ron. Dès le début, le réa­li­sa­teur nous montre une jeune femme aux traits indi­gènes qui net­toie la merde de chien d’une famille riche qui lui dit par­fois qu’ils l’aiment et par­fois lui crie des­sus, qui lui donne la chance de regar­der la télé­vi­sion avec eux et l’en­voie ensuite dor­mir dans une chambre loin de la maison.

Il est bien connu qu’a­voir une bonne au Mexique est un sym­bole de sta­tut, prin­ci­pa­le­ment pour les familles de classe moyenne (ou celles qui aspirent à atteindre ce label), qui consi­dèrent comme tout à fait nor­mal qu’une femme (quel que soit son âge), tra­vaille jus­qu’à 12 heures sans inter­rup­tion pour effec­tuer l’un des tra­vaux les plus épui­sants qui existent : le net­toyage de la mai­son et indi­rec­te­ment les tâches de soins et de compagnie.

Cer­taines scènes de Roma m’ont rap­pe­lé des frag­ments de ma rela­tion avec ces tra­vailleurs, ceux qui géraient le net­toyage de la mai­son de ma grand-mère quand j’é­tais enfant, et cer­tains de ces sou­ve­nirs m’ont fait honte : la façon dont ma grand-mère les gron­dait pour ne pas avoir bien séché les cou­verts et les avoir lais­sés se salir ; la buan­de­rie au fond du jar­din où ils pas­saient l’a­près-midi à laver et à repas­ser ; la four­chette et la cuillère qui leur étaient exclu­si­ve­ment réser­vées ; le petit coin de cui­sine où ils man­geaient ; et la salle de bain dans la cour qui leur était assignée.

Le Conseil natio­nal pour la pré­ven­tion de la dis­cri­mi­na­tion (Cona­pred) a révé­lé qu’un tra­vailleur domes­tique sur cinq a com­men­cé à tra­vailler alors qu’il était mineur (entre 10 et 15 ans), âge auquel le tra­vail est illé­gal. Cepen­dant, il y a encore des gens qui jus­ti­fient l’emploi de filles comme domes­tiques en disant qu’elles les aident, qu’au­tre­ment elles n’au­raient pas la chance d’a­van­cer, de progresser.

Cette essence d’in­vi­si­bi­li­té dans laquelle nous enfer­mons les tra­vailleurs domes­tiques, c’est-à-dire un fan­tôme sym­pa­thique qui quitte la mai­son impec­ca­ble­ment et éteint les lumières la nuit en toute dis­cré­tion, se reflète dans Cléo, qui n’a pas le droit de briller avec sa propre lumière, éclip­sée tout le temps par les facé­ties du plus petit gar­çon, güe­ri­to et gen­til, par les explo­sions bipo­laires de la maî­tresse de mai­son et même par les voi­tures impo­santes de l’homme à qui Cuarón consacre quelques bons et longs plans.

De cette façon, nous en sau­rons plus sur la tex­ture du papier peint et la quan­ti­té de mégots de ciga­rettes qui tiennent dans le cen­drier de la voi­ture, que sur l’o­ri­gine de Cléo, ses dési­rs, ses peurs et ses sen­ti­ments, car dès le début, tout ce qui lui arrive est une suc­ces­sion d’é­vé­ne­ments aléa­toires (la plu­part tra­giques), où elle ne peut rien ou presque.

En fait, il y a des élé­ments très spé­ci­fiques du film qui m’ont fait recon­naître le pro­blème de la nor­ma­li­sa­tion que j’ai men­tion­né au début. L’un d’entre eux (et voi­ci un spoi­ler au cas où vous n’au­riez pas encore vu le film), est le moment où Cléo donne nais­sance à une petite fille mort-née et où, immé­dia­te­ment après, la maî­tresse de mai­son l’emmène “en vacances” à Vera­cruz. Ici, je me demande ce qui se serait pas­sé si c’é­tait la maî­tresse de mai­son qui avait per­du un enfant, y aurait-il eu place pour le deuil ? Sûre­ment. Fina­le­ment, la pauvre Cleo se résigne à les accom­pa­gner dans les vacances fami­liales où elle finit par s’oc­cu­per des enfants au point de mettre sa propre vie en dan­ger. Dans cette scène, les vagues de la mer s’é­crasent encore et encore.

Comme l’a dit Daniel Krauze dans un texte qui se vou­lait une cri­tique du film pour Letras Libres, “Roma se dés­in­té­resse de la femme comme figure soli­taire, bat­tue mais jamais vain­cue”. Mal­heu­reu­se­ment (et d’a­près les rires que j’ai enten­dus dans la salle bon­dée où je suis allée voir Roma à des moments où il n’y avait pas de place pour le rire), de nom­breux spec­ta­teurs sont d’ac­cord avec cette pauvre idée que “les femmes doivent souf­frir pour deve­nir plus fortes, pour atteindre le ciel”.

Ce serait un men­songe si je disais que je n’ai pas aimé le film et que j’ai pas­sé tout mon temps à râler, parce que ce n’é­tait pas le cas. Roma suit la for­mule d’un film des­ti­né à réus­sir : les détails de la pro­duc­tion sont impec­cables, la ciné­ma­to­gra­phie est mer­veilleuse, le son est englo­bant, les images sont puis­santes. La per­fec­tion tech­nique de Roma est impec­cable (c’est pour­quoi, je sup­pose, elle a été tel­le­ment recon­nue dans les fes­ti­vals inter­na­tio­naux), mais cela me met en colère que le réa­li­sa­teur ne prenne pas posi­tion sur une ques­tion aus­si urgente que les droits de l’homme et du tra­vail des tra­vailleurs domes­tiques, avec le pou­voir et la renom­mée qu’il a et étant l’un des chou­chous de l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phique au Mexique. Cela m’at­triste que Cuarón ait pré­fé­ré construire une réplique exacte de ce qui était sa mai­son dans le quar­tier Roma (même les mosaïques), plu­tôt que de lais­ser par­ler une femme dans des condi­tions mani­fes­te­ment défa­vo­rables. Car peu importe com­bien il consacre le film à Libo, ce n’est PAS son his­toire, ni celle d’au­cune des femmes exploi­tées qui gagnent leur vie en net­toyant dans l’invisibilité.

Nos­tal­gie d’un temps que je n’ai jamais vécu

Alors que les pho­to­grammes de Roma défi­laient, je me suis deman­dé d’où venait le désir de pleu­rer, d’où venait la nos­tal­gie d’un temps que je n’ai jamais vécu et qui, pour une rai­son étrange, me sem­blait meilleur que celui-ci. C’est là que réside la plus grande ruse de Roma : l’ha­me­çon au foie sentimental.

Remer­cions Alfon­so Cuarón de nous avoir don­né l’oc­ca­sion de jeter un coup d’œil sur les sou­ve­nirs de son enfance pri­vi­lé­giée avec tout le charme du noir et blanc. Il est main­te­nant temps de rema­nier nos sou­ve­nirs et de nous sou­ve­nir de notre rela­tion avec les tra­vailleurs domes­tiques (ce que le film a fait indi­rec­te­ment), heureusement.

Juste avant le tour­billon que Roma a géné­ré, j’ai écrit une his­toire met­tant en scène Chayo, une des ser­vantes de ma grand-mère que j’ai­mais pro­fon­dé­ment. Après de nom­breuses années de ser­vice, Chayo a démis­sion­né car elle s’est mariée et a dû s’oc­cu­per de sa propre famille. Après elle, une série de tra­vailleuses ou “mucha­chas”, comme on les appe­lait ou on les appelle encore, ont défi­lé dans la mai­son et aucun d’entre elles n’é­tait du goût de ma grand-mère. Je me sou­viens d’An­ge­li­ta, une fille sombre et maigre qui avait un fils avec l’un des poli­ciers qui par­cou­raient le quar­tier en fai­sant du “gar­dien­nage”. C’é­tait triste de la voir pas­ser la ser­pillière sur le sol pen­dant que le bébé criait à pleins pou­mons pour avoir le sein de sa mère, ser­ré dans un porte-bébé usa­gé qu’une de mes tantes lui a pro­ba­ble­ment don­né. Fina­le­ment, la jeune fille a dû choi­sir entre s’oc­cu­per de l’en­fant ou conti­nuer à tra­vailler, non pas en rai­son d’une menace ou d’un ulti­ma­tum, mais parce que l’en­fant exi­geait l’at­ten­tion d’un nouveau-né.

Dans une autre anec­dote, un ami phi­lo­sophe effrayait la “bonne” de son frère au point qu’elle ne revint jamais à la mai­son. La dame souf­frait de dépres­sion. Elle sor­tait avec un homme marié et cela lui a cau­sé de nom­breux conflits. Pour une rai­son quel­conque, elle a déci­dé de s’ou­vrir à mon ami et il a répon­du que la dam­na­tion en enfer a été inven­tée plu­sieurs siècles après la mort de Jésus, qu’elle ne figu­rait pas dans les évan­giles et ne fai­sait donc pas par­tie du mes­sage de Jésus. Il lui a éga­le­ment recom­man­dé de fumer de la mari­jua­na pour trai­ter la dépres­sion. Après cela, la femme a envoyé son fils deman­der son indem­ni­té de licen­cie­ment, une pro­cé­dure légale à laquelle les tra­vailleurs domes­tiques au Mexique n’ont pas droit. Elle a tout de même obte­nu une indem­ni­té et on n’a plus jamais enten­du par­ler d’elle.

La der­nière fois que je suis allé à Gua­da­la­ja­ra, j’ai pas­sé une nuit chez un oncle. Le matin, une dame net­toyait la cui­sine et bien que je l’aie saluée, elle ne m’a pas répon­du. Puis j’ai vu que ma tante lui fai­sait des signes et par­lait, en ouvrant grand la bouche ; elle m’a dit que la dame était sourde et muette et s’est immé­dia­te­ment mise à par­ler d’elle comme si elle n’é­tait pas pré­sente, comme s’il n’y avait qu’elle et moi dans la cui­sine. Elle ne par­lait jamais mal, au contraire, elle louait la façon dont elle fai­sait le ménage mais je me sen­tais mal à l’aise car, sourde ou non, elle était présente.

Tout cela me fait pen­ser que la réa­li­té des tra­vailleurs domes­tiques au début des années 70 (la période où se déroule Roma), quand j’é­tais enfant, et aujourd’­hui, n’a pas du tout chan­gé et au contraire, les choses ont peut-être empi­ré. Les villes se sont déve­lop­pées et bien que les familles ne soient plus aus­si nom­breuses qu’au­pa­ra­vant, que les tra­jets soient plus longs, que les fermes et les zones rurales soient de plus en plus éloi­gnés des villes et que beau­coup sont occu­pés par le crime orga­ni­sé, les salaires sont tou­jours déri­soires, sans par­ler des droits du travail.

Sur Inter­net, de nom­breux articles men­tionnent que depuis le suc­cès des Roma, beau­coup se sont tour­nés vers les tra­vailleurs domes­tiques et qu’ils auront enfin une sécu­ri­té sociale grâce au film, alors que c’est une lutte qui dure depuis des années. Je répète que la seule bonne chose que Roma a faite pour les tra­vailleurs domes­tiques a été de géné­rer ces espaces (en arrière-plan), bien uti­li­sés par des per­sonnes comme Mar­ce­li­na Bau­tis­ta, fon­da­trice du Centre de sou­tien et de for­ma­tion pour les tra­vailleurs domes­tiques, qui a publié une colonne dans El Uni­ver­sal où elle dit s’i­den­ti­fier à Cleo mais qu’elle n’a pas tou­jours été trai­tée avec gen­tillesse et que nulle part elle n’a été trai­tée comme une tra­vailleuse, dépen­dant entiè­re­ment de la volon­té de chaque famille qui l’employait.

Je vous assure que si nous lais­sons par­ler Cleo, Libo ou n’im­porte quel tra­vailleur domes­tique au Mexique, si nous leur ten­dons un sty­lo ou un magné­to­phone, ils nous racon­te­ront des his­toires d’ex­ploi­ta­tion, de dis­cri­mi­na­tion et d’in­tru­sion dans leurs croyances et leur vision du monde, et non un conte de fées.