Le tabou des effets nucléaires

Par Mos­té­fa Khiati

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Alge­ria Watch

Dans cet entre­tien, le Pr Mos­té­fa Khia­ti, pré­sident de la Forem et auteur de « Les irra­diés algé­riens, un crime d’État », revient sur les effets néfastes des essais nucléaires fran­çais dans le Saha­ra algé­rien, le retard pris dans la décon­ta­mi­na­tion des sites des essais.

L’analyse d’un échan­tillon du sable du Saha­ra algé­rien, qui s’est pro­pa­gé en France début février, a mon­tré la pré­sence d’un élé­ment radio­ac­tif, le césium-137. Que signi­fie cette découverte ?

Le césium-137 retrou­vé dans le sable du Saha­ra algé­rien en France a été pro­duit par les quatre explo­sions nucléaires atmo­sphé­riques menées par la France dans la région de Reg­ganne à par­tir du 13 février 1960.

Le pro­duit a lour­de­ment conta­mi­né le sol, selon les don­nées amé­ri­caines, la conta­mi­na­tion pour­rait concer­ner un espace dont le rayon est de 700 km.

Le Césium-137 a une durée de vie longue. L’être humain peut être vic­time d’une expo­si­tion externe par les rayons gam­ma émis par le Césium-137, ou une expo­si­tion interne lorsqu’il s’incruste dans la chaine ali­men­taire (lait, viande, salades).

À ce jour ses effets sur les habi­tants du Sud du pays n’ont pas été étu­diés de façon pré­cise. La France, qui est res­pon­sable de ces essais, s’est tou­jours déro­bée de ses res­pon­sa­bi­li­tés mais voi­la que des vents de sable pro­vi­den­tiels viennent rap­pe­ler ses méfaits en dis­per­sant ces par­ti­cules radio­ac­tives sur une grande par­tie de l’Europe.

En 1986, après l’explosion nucléaire de Tcher­no­byl en Ukraine, un nuage radio­ac­tif a balayé l’Europe. Le même élé­ment radio­ac­tif a été décou­vert en France. Les Euro­péens ont long­temps par­lé de nuage, ce n’est pas le cas pour les essais nucléaires en Algé­rie. S’agit-il d’une discrimination ?

Effec­ti­ve­ment l’accident nucléaire de Tcher­no­byl a été à l’origine de la dif­fu­sion d’un nuage de par­ti­cules radio­ac­tives qui s’est dis­per­sé dans l’atmosphère et a tou­ché tant l’Europe, que l’Asie et l’Afrique. Les dégâts humains ont été extrê­me­ment lourds en Ukraine et plus géné­ra­le­ment dans les pays limitrophes.

Le Césium-137 libé­ré a dimi­nué pro­gres­si­ve­ment en Europe pour reve­nir à des chiffres anté­rieurs à l’accident après 1995, mais il est tou­jours retrou­vé dans la chaine ali­men­taire en Ukraine et même chez les san­gliers sau­vages de Croa­tie et les rennes de Norvège.

Donc les dégâts sont tou­jours beau­coup plus impor­tants autour de l’endroit d’explosion puis dimi­nuent en s’en éloi­gnant. L’autre dif­fé­rence majeure, c’est que à Tcher­no­byl, il y a eu un seul acci­dent alors qu’à Reg­gane il a y eu quatre explo­sions majeures dont la pre­mière dite « ger­boise bleue » était quatre fois plus puis­sante que celle de Hiro­shi­ma et trois fois plus puis­sante que celle de Naga­sa­ki (22 kt) mais éga­le­ment supé­rieure à la puis­sance cumu­lée de trois pre­mières bombes amé­ri­caine, sovié­tique et britannique.

Paral­lè­le­ment à ces explo­sions, la France a mené sur le site de Reg­ganne trente-cinq (35) « tirs froids » uti­li­sant de petites quan­ti­tés de plu­to­nium. En matière d’exposition, l’Algérie ne peut aucu­ne­ment être com­pa­rée aux effets déjà dévas­ta­teurs du nuage de Tchernobyl.

Les vents du Sud amènent sou­vent du sable du Saha­ra dans le nord de l’Algérie. Est ce que cela signi­fie que la conta­mi­na­tion ne se limite pas aux régions proches des sites des essais nucléaires ?

Les irra­diés Algé­riens, un crime d’É­tat de Mos­te­fa Khia­ti / 2018 ISBN : 978‑9961-756 – 76‑8

Le pro­blème des effets nucléaires sur les popu­la­tions est res­té long­temps tabou en Algé­rie, par la volon­té des décideurs !

Il n’y a pas d’études, mais comme on l’a vu pour les vents du 6 février avec l’arrivée de par­ti­cules radio­ac­tives sur l’Europe, on peut admettre que chaque vent de sable qui vient d’Adrar est por­teur de par­ti­cules radio­ac­tives qui sont dis­per­sées sur le nord algérien.

Mal­heu­reu­se­ment aucune étude n’est faite pour appré­cier l’impact sur les popu­la­tions. Le seul argu­ment indi­rect que nous avons est l’augmentation spec­ta­cu­laire du nombre de cas de can­cers au cours des der­nières décades.

Ni le minis­tère de l’Environnement n’effectue des mesures pour­tant indis­pen­sables au cours de chaque vent de sable, ni le minis­tère de la San­té n’a entre­pris une étude épi­dé­mio­lo­gique sur l’impact de ces effets, ni le minis­tère des Affaires étran­gères n’a deman­dé offi­ciel­le­ment la carte d’enfouissement du maté­riel irradié…

La France qui refuse de signer le Trai­té sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) porte une grande res­pon­sa­bi­li­té des consé­quences de cette irra­dia­tion. Bien que la plus tou­chée, l’Algérie, n’est pas le seul pays atteint, tous les pays situés dans un cercle dont le rayon peut être esti­mé à envi­ron un mil­lier de kilo­mètres à par­tir de Reg­ganne sont régu­liè­re­ment tou­chés par les vents sai­son­niers du Sud.

Les régions proches des sites des essais nucléaires de Reg­gane sont-elles tou­jours expo­sées aux radiations ?

Oui, des enquêtes par­tielles ont mon­tré une forte irra­dia­tion au niveau des sites mais éga­le­ment des quelques lieux d’enfouissement aujourd’hui connus, pour les autres lieux dis­per­sés dans le Saha­ra, l’Algérie ne dis­pose pas encore d’une carte de ces cime­tières de maté­riel radio­ac­tif dont le poids rap­pe­lons-le dépas­se­rait les 100 000 tonnes.

Com­bien d’Algériens ont-ils été conta­mi­nés ? Quels sont les prin­ci­paux effets des radia­tions sur les humains et l’environnement ?

Au plan théo­rique les effets sont très délé­tères sur l’Homme et l’environnement, de plus on sait depuis quelques années qu’un nou­veau risque jusque-là démen­ti a été éta­bli c’est celui d’une trans­mis­sion inter­gé­né­ra­tion­nelle d’anomalies et de can­cers pou­vant appa­raitre chez des enfants plu­sieurs géné­ra­tions après les victimes.

Une enquête épi­dé­mio­lo­gique deman­dée depuis des années tarde à se faire, devrait pré­ci­ser l’impact réel des effets des explo­sions nucléaires sur les popu­la­tions du Sud.

La loi Morin sur l’indemnisation a fer­mé la porte à toute reven­di­ca­tion des citoyens algé­riens bien qu’une cen­taine de dos­siers aient été constitués.

Vous êtes l’auteur du livre, « Les irra­diés algé­riens, un crime d’État ». C’est un crime d’État qui est res­té impuni ?

Notre géné­ra­tion com­mence à peine à sou­le­ver le pro­blème, celle qui a nous a pré­cé­dée a gar­dé un silence igno­rant mais néan­moins cou­pable, le com­bat doit conti­nuer d’autant que le plu­to­nium a une durée de vie de 24 000 ans et ce crime est imprescriptible.

Les sites nucléaires du Saha­ra algé­rien n’ont pas été décon­ta­mi­nés. Pour­quoi ? Le gou­ver­ne­ment algé­rien a‑t-il failli ?

Depuis le recou­vre­ment de l’indépendance, ce pro­blème n’a jamais été consi­dé­ré comme une prio­ri­té, il était presque inter­dit de l’évoquer avant les années 90.

L’Algérie n’a pas les moyens de pro­cé­der seule à la décon­ta­mi­na­tion et le trai­té cité plus haut (TIAN) oblige les pays concer­nés de « four­nir une assis­tance aux vic­times de l’utilisation ou de la mise à l’essai d’armes nucléaires ou d’œuvrer à l’assainissement de l’environnement dans les zones conta­mi­nées ». Aujourd’hui la France se dérobe à ses responsabilités.

En plein débat sur le rap­port Sto­ra sur la colo­ni­sa­tion, le sable du Saha­ra algé­rien a rap­pe­lé à la France ses crimes colo­niaux en Algé­rie, et le retard pris dans la décon­ta­mi­na­tion des sites des essais nucléaires dans le Saha­ra algé­rien. La France refuse de pré­sen­ter des excuses sur la période colo­niale, et ne veut pas décon­ta­mi­ner les sites des essais nucléaires…

Un pays qui a gagné la guerre n’a pas besoin d’excuses de la part de celui qui a été vain­cu. Par contre dans le cas de l’Algérie, le colo­ni­sa­teur a été res­pon­sable de crimes contre l’humanité et même de génocides.

Pour le pays des droits de l’Homme et du citoyen de 1787 et celui où a été signée la Décla­ra­tion inter­na­tio­nale des droits de l’Homme en 1948, la France doit d’abord don­ner l’exemple par une recon­nais­sance de sa res­pon­sa­bi­li­té dans ces crimes.

Pour le reste, elle doit faire l’objet d’une inter­pel­la­tion et le cas échéant de pour­suites devant les ins­tances inter­na­tio­nales non seule­ment de la part de l’Algérie mais aus­si de tous les pays vic­times de ces essais.