Thomas Sankara, l’interview oubliée (1/2)

Thomas Sankara avec Kojo Tsikata,

A la veille du pro­cès de l’assassinat de Tho­mas San­ka­ra, Afrique XXI a publié une par­tie d’une inter­view de l’ancien pré­sident du Bur­ki­na Faso menée par le cinéaste René Vautier.

Nous la publions ici parce que cet entre­tien nous rap­pelle pour­quoi Tho­mas San­ka­ra est, aujourd’hui encore, un sym­bole et une réfé­rence poli­tique impor­tante. En témoigne notam­ment l’importance cen­trale qu’il a accor­dé aux femmes dans la socié­té et la révo­lu­tion. Il défend aus­si la culture bur­ki­na­bée et sou­ligne le poids du colo­nia­lisme dans la créa­tion cultu­relle et l’imaginaire afri­cain. Cet entre­tien avec René Vau­tier, cinéaste anti­co­lo­nial majeur, amène San­ka­ra sur plu­sieurs sujets pas­sion­nants et chers à ZIN TV comme la ques­tion du point de vue des médias domi­nants ou l’engagement de celui qui pro­duit une image : “l’information doit être au ser­vice de la libé­ra­tion des peuples. Il n’y a pas d’information neutre, il n’y a pas de ciné­ma neutre.”

Cet article est la retrans­crip­tion d’une par­tie de cette inter­view. L’audio est dis­po­nible sur le site d’Afrique XXI.

En juillet 1984, à la veille du pre­mier anni­ver­saire de la révo­lu­tion, le diri­geant de ce qui devien­dra quelques jours plus tard le Bur­ki­na Faso accorde une inter­view au célèbre cinéaste René Vau­tier. Cet échange était tom­bé dans l’oubli. Afrique XXI le dévoile alors que s’ouvre, le 11 octobre, le pro­cès des assas­sins de San­ka­ra et de douze de ses cama­rades. Cette pre­mière par­tie est consa­crée à la condi­tion des femmes, à l’impérialisme cultu­rel et à la puis­sance des médias.

C’était encore la Haute Vol­ta. En ce mois de juillet 1984, les Oua­ga­lais se pré­pa­raient, dans une atmo­sphère eupho­rique, à célé­brer le pre­mier anni­ver­saire de la « Révo­lu­tion du 4 août ». De nom­breuses délé­ga­tions inter­na­tio­nales étaient atten­dues pour cet évé­ne­ment, consi­dé­ré comme une consé­cra­tion du pou­voir révo­lu­tion­naire de Tho­mas San­ka­ra – en dépit de l’hostilité de cer­tains voi­sins et de leurs pro­tec­teurs occi­den­taux. Par­mi les invi­tés d’honneur, le chef d’État du Gha­na, Jer­ry Raw­lings, alors que San­ka­ra venait de révé­ler publi­que­ment l’aide logis­tique que cet intré­pide voi­sin avait appor­té aux com­man­dos rebelles de Pô avant qu’ils ne prennent le pou­voir dans la nuit du 4 août 1983. Épo­pée rela­tée avec pas­sion par l’envoyé spé­cial d’Afrique Asie, Moha­med Mai­ga, qui réa­li­sa pour ce maga­zine la pre­mière inter­view fleuve de San­ka­ra : douze heures !

San­ka­ra pou­vait dis­cou­rir pen­dant des heures sur le frein que repré­sen­taient les pesan­teurs des tra­di­tions, et, comme on l’entendra lon­gue­ment s’exprimer dans l’audio qui suit, sur la condi­tion d’infériorité de la femme, sans jamais tom­ber dans le tra­vers de l’intellectuel don­neur de leçons. Tou­jours avec empa­thie et luci­di­té. Et avec une clair­voyance rare à cette époque.

L’enregistrement que nous dévoi­lons ici est tiré de l’interview fil­mée par le cinéaste fran­çais René Vau­tier, qui tour­nait alors pour la télé­vi­sion algé­rienne un docu­men­taire sur la révo­lu­tion vol­taïque. Vau­tier, auteur répu­té pour son œuvre sur la guerre d’Algérie (« Avoir 20 ans dans les Aurès », « Algé­rie en flamme »), a éga­le­ment tra­vaillé sur le colo­nia­lisme fran­çais en Afrique sub-saha­rienne. Son docu­men­taire, « Afrique 50 », réa­li­sé en 1950, qui dénon­çait la répres­sion colo­niale, a été inter­dit en France pen­dant plus de 40 ans. Il est consi­dé­ré comme le pre­mier film anti­co­lo­nia­liste fran­çais. Mal­heu­reu­se­ment, son film sur le Bur­ki­na Faso n’a pas pu être retrou­vé dans les archives de la télé­vi­sion algé­rienne1.

L’excision sans tabous

L’entretien que San­ka­ra lui a accor­dé en 1984 illustre la façon par­ti­cu­lière qu’avait le capi­taine révo­lu­tion­naire d’affronter des ques­tions aus­si déli­cates que la libé­ra­tion de la femme dans un contexte de sous-déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de patriar­cat ances­tral. J’y ai assis­té, avec ma col­lègue Che­ri­fa Benab­des­sa­dok – toutes deux invi­tées par San­ka­ra qui avait sou­hai­té pour­suivre ain­si notre entre­tien de la journée.

Des mesures de por­tée sym­bo­lique, et pas tou­jours bien reçues, avaient été adop­tées dans le but d’inculquer le prin­cipe d’égalité entre les sexes, notam­ment au sein des couples. San­ka­ra avait ain­si décré­té qu’une mati­née par semaine, le per­son­nel mas­cu­lin de la fonc­tion publique se ren­drait au mar­ché pour y effec­tuer les courses heb­do­ma­daires du foyer en lieu et place de leurs épouses. Moins anec­do­tique, la cam­pagne contre l’excision, dont San­ka­ra parle ici, a por­té ces fruits : le Bur­ki­na Faso (le nou­veau nom de la Haute Vol­ta à par­tir du 4 août 1984) a été un des pre­miers pays de la région a rendre cette pra­tique illégale.

Quant à la seule femme membre du gou­ver­ne­ment à laquelle San­ka­ra fait réfé­rence dans l’enregistrement, Rita Sawa­do­go, 26 ans à l’époque2, elle nous dira, quelques jours après cette inter­view, être consciente que sa nomi­na­tion avait por­tée de test pour le Conseil natio­nal de la révo­lu­tion (CNR). Ses pre­miers contacts avec la popu­la­tion avaient d’ailleurs été très pro­blé­ma­tiques : pour les auto­ri­tés tra­di­tion­nelles de la pro­vince, le CNR leur avait man­qué de res­pect en dépê­chant une femme.

Plus tard, d’autres femmes seront appe­lées à de telles res­pon­sa­bi­li­tés. À par­tir de sep­tembre 1984, José­phine Oue­drao­go assume ain­si la fonc­tion de ministre de l’Essor fami­lial et de la Soli­da­ri­té. Jusqu’au coup d’État du 15 octobre 1987, elle mit la défense des droits des femmes au cœur de son action. La révo­lu­tion, ne cesse de rap­pe­ler San­ka­ra dans cette inter­view, est un pro­ces­sus de longue haleine et en constante transformation.

Dans cette pre­mière par­tie, il est ques­tion des femmes donc, mais aus­si de l’impérialisme cultu­rel et de la puis­sance des médias. En voi­ci le ver­ba­tim fidèle, que vous pou­vez éga­le­ment écou­ter dans le pod­cast ci-dessus…

Tho­mas San­ka­ra : Vous voyez, chez nous, les femmes sont plus nom­breuses que les hommes. Comme disait un autre pen­seur, « les femmes portent la moi­tié du ciel ». Ces femmes ne peuvent pas être tenues à l’écart de notre révo­lu­tion, et tout ce que nous fai­sons aujourd’hui vise à les libé­rer. Mais c’est très dif­fi­cile, car les femmes sont domi­nées par des hommes eux-mêmes domi­nés. Elles sont dou­ble­ment domi­nées. Nous-mêmes, nous n’avons pas fini de nous libé­rer, nous ne pou­vons pas libé­rer les femmes, nous ne savons pas com­ment faire, et les femmes ne savent même pas pour­quoi, tel­le­ment elles ont été condi­tion­nées à accep­ter la domi­na­tion de l’homme.

Si vous allez dans mon vil­lage et dites à une femme : « tu as le droit de parole, de don­ner ton point de vue dans le débat qui se déroule », devant les hommes, elle vous dirait : « quel scan­dale ! ». Elle pré­fère être dans la posi­tion de sou­mise. C’est comme ça : sa mère, sa grand-mère ont connu la socié­té de cette façon-là, c’est tout un ver­tige ! Elle ne sau­rait où aller si demain on lui disait : « toi aus­si tu as la pos­si­bi­li­té… » Ima­gi­nez quelqu’un qui a été main­te­nu en pri­son pen­dant très long­temps, dans l’obscurité de la pri­son, qui a fini par se défaire de la claus­tro­pho­bie, et brus­que­ment on lui ouvre la porte et on lui dit : « tu es libre, vas‑y ». Il sera frap­pé par la lumière crue, la lumière natu­relle, ses pre­miers pas seront des pas très gauches parce qu’il pré­fère l’intimité du milieu car­cé­ral qu’il connaît, avec lequel il a com­po­sé depuis plu­sieurs années. Il sait où retrou­ver ceci ou cela. Il a son train de vie. Nos femmes sont dans cette situa­tion-là. Elles ont peur de la liber­té. Que devien­drait le monde avec des femmes libres ?

« La petite bourgeoisie sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire »

Nous aus­si nous avons peur de cette liber­té, même si théo­ri­que­ment nous l’acceptons. Car une des réa­li­tés de la petite bour­geoi­sie est qu’elle sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire. Nous, nous savons que la femme doit être libre, mais nous avons peur de ça. Et beau­coup d’hommes disent ici de manière très amu­sante : « oui, nous sommes pour la liber­té de la femme, la liber­té de la femme du voi­sin, pas la liber­té de ma femme ». C’est un com­bat qui s’instaure même dans les foyers. Je dois avouer que ce n’est pas très agréable pour tous. Je dois avouer que cha­cun de nous res­sort de ce com­bat en se disant : « mais quand va s’arrêter cette folie ? San­ka­ra ne pour­rait-il pas pro­non­cer un dis­cours contraire ? » D’ailleurs, ils n’ont jamais deman­dé à San­ka­ra s’il n’est pas du bord de ceux qui estiment que ça com­mence à bien faire !

Mais c’est cela la véri­té : il faut que les femmes soient libres, il faut qu’elles soient libé­rées pro­gres­si­ve­ment. Mais que ce ne soit pas le folk­lore, les femmes ras­sem­blées pour accla­mer en uni­forme, « vive ceci ou vive cela »… Non, ça c’est une autre forme de libé­ra­tion qui res­semble beau­coup plus à de la domi­na­tion et à une orga­ni­sa­tion mas­sive et à une capo­ra­li­sa­tion de la femme pour autre chose.

Augus­ta Conchi­glia : Pour­riez-vous don­ner une défi­ni­tion concrète de cette liber­té qui a été défor­mée et mys­ti­fiée même en Europe ?

Tho­mas San­ka­ra : Cette liber­té est le droit pour la femme à par­ti­ci­per, à défi­nir la vie col­lec­tive avec l’homme, c’est a dire que la femme ne doit pas être conçue comme un com­plé­ment, c’est-à-dire, quand l’homme a fini, on laisse la femme prendre la parole pour les ques­tions sub­si­diaires. Il ne s’agit pas de cela. La femme est l’égal de l’homme. Je sais que c’est dif­fi­cile à accep­ter, mais la femme est réel­le­ment l’égal de l’homme et peut faire tout ce que fait l’homme, même si elle a des pos­si­bi­li­tés et des sen­si­bi­li­tés que l’homme n’a pas, et qu’en retour l’homme a des pos­si­bi­li­tés et des sen­si­bi­li­tés que la femme n’a pas. C’est très simple : nous disons que phy­si­que­ment, la femme peut faire ce que l’homme fait ; intel­lec­tuel­le­ment les femmes, à l’école, dans les uni­ver­si­tés, elles peuvent faire ce que nos hommes ont fait. Elles l’ont fait, elles ont les mêmes diplômes, etc.

La femme vol­taïque se lève à 4h30 du matin, sa jour­née com­mence à 4 heures, 4h30, et sa jour­née finit vers les 23 heures, minuit. À cher­cher du bois, de l’eau, à faire la cui­sine, à laver les enfants, à net­toyer et balayer la mai­son… Alors ? L’homme pen­dant ce temps se repose. Quand la femme va au champ avec l’homme, elle cultive le même champ que l’homme. En fait, l’homme c’est le contre­maître, dans le champ, qui regarde ses femmes, c’est-à-dire ses ouvrières, tra­vailler. Et à la fin du tra­vail qui est dû au maître, la femme va encore dans son propre champ à elle, puisqu’elle est sou­vent coépouse, et il lui faut un petit reve­nu pour pou­voir mieux nour­rir ses propres enfants. Si la femme phy­si­que­ment peut le faire, et si l’homme éprouve le besoin d’aller se repo­ser à l’ombre des arbres, c’est que la femme phy­si­que­ment a les capa­ci­tés. Nous pen­sons qu’en hal­té­ro­phi­lie nous pou­vons trou­ver des femmes qui sou­lèvent les mêmes quin­taux que les hommes. Il suf­fit de les entraî­ner dès le départ, et sur­tout de ne pas lui dire dès l’enfance qu’elle est infé­rieure à son frère. Toute la men­ta­li­té chez nous, en Vol­ta, est faite de telle sorte que, parce que vous êtes un gar­çon, même si vous êtes le der­nier des gar­çons, vous êtes au moins le pre­mier par­mi les femmes.

« On n’a jamais vu de ceinture de chasteté pour les hommes »

Et cela va jusqu’à des marques phy­siques afin que la femme porte sur elle l’empreinte de son infé­rio­ri­té per­ma­nente. L’excision c’est quoi ? C’est la tra­duc­tion aus­si d’une cer­taine volon­té de mar­quer son infé­rio­ri­té, et la femme est infé­rieure à l’homme, on lui rap­pel­le­ra qu’elle n’a pas le droit d’avoir le plai­sir qu’elle veut, c’est la cein­ture de chas­te­té que d’autres employaient en d’autres temps. On n’a jamais vu de cein­tures de chas­te­té pour les hommes, pour­quoi ? Voi­là, déjà, les rap­ports sociaux entre nous, vol­taïques, qui doivent être trans­for­més. Ce n’est que si ces rap­ports sociaux étaient trans­for­més que nous pour­rions faire par­ti­ci­per la femme à la lutte contre l’impérialisme, qui est un autre pro­blème, mais nous ne le vou­lons pas et ce n’est pas facile d’accepter de dire : « la femme est l’égal de l’homme ».

Dans notre gou­ver­ne­ment nous n’avons qu’une femme. Mais nous savons que plus tard nous aurons plu­sieurs femmes. Parce que, ce n’est pas parce qu’il y a eu le 4 août, que les femmes sont deve­nues ins­tan­ta­né­ment libres, et consciem­ment libres. Elles sont pour l’instant uto­pi­que­ment et eupho­ri­que­ment libres, mais pas de manière consciente. La preuve : comme vous appe­lez une femme et que vous lui dites : « cama­rade, vous êtes res­pon­sable de ceci ou cela, à par­tir d’aujourd’hui vous êtes nom­mée res­pon­sable de tel ser­vice », elle fait un beau dis­cours, elle prend les dos­siers, elle file voir son mari : « qu’est-ce que je fais ? ». Ou bien, il y a encore des expres­sions qui tra­hissent l’inféodation des femmes. Lorsque je réunis des femmes et que je leur demande de choi­sir une de leurs cama­rades pour sié­ger à telle ou telle ins­tance, elles réflé­chissent, elles reviennent : « nous vous pro­po­sons une­telle », « vous pen­sez qu’elle fera l’affaire ? », « Oh oui ! Elle parle comme un homme ! » Autant aller cher­cher un homme, puisque vous avez trou­vé en vous celle qui se rap­proche le plus d’un homme… Alors ! Cama­rade ! Ça ne va pas !

René Vau­tier : Sur le plan des médias, est-ce que vous vous êtes ren­du compte aus­si que l’Occident tenait encore en main tous les moyens d’expressions, y com­pris pour les pré­si­dents afri­cains ?

Tho­mas San­ka­ra : Et oui, je ne connais­sais pas jusqu’à ce point-là la puis­sance des médias en géné­ral. Depuis le 4 août, je me suis aper­çu com­ment il est pos­sible de fabri­quer de toute pièce des hommes, des images posi­tives et néga­tives. Et quand on sait aus­si que les fai­seurs d’opinion, les fai­seurs d’image de marque et les défai­seurs d’image de marque, sont eux-mêmes tenus en laisse par ceux qui ont les finan­ce­ments, nous voyons que le com­bat que nous menons revient encore à un com­bat anti-impé­ria­liste. Il faut libé­rer l’information et per­mettre à l’information de dire ce qu’il y a à dire, à dire la véri­té cri­tique et construc­tive. Nous ne deman­dons pas que les jour­na­listes se trans­forment en thu­ri­fé­raires ou que les micros deviennent des espèces d’encensoirs. Non, nous ne deman­dons pas cela. Mais nous deman­dons que les efforts que nous fai­sons soient présentés.

Il y a un pays afri­cain qui a depuis trois ou quatre mois déci­dé d’ouvrir des caisses à contri­bu­tion volon­taire pour venir en aide à ceux qui ont été vic­times de la séche­resse. Cela a été célé­bré dans les jour­naux, par cer­taines radios, grandes radios, nous avons vu la par­tia­li­té mani­feste. Parce que nous, plu­sieurs mois avant, de manière plus avan­cée, nous avons mis en place le même sys­tème, notre caisse de soli­da­ri­té révo­lu­tion­naire, à laquelle contri­buent des Vol­taïques et des non-Vol­taïques, qui nous a per­mis de refu­ser de décla­rer la Haute-Vol­ta sinis­trée. On nous a même rédi­gé les textes pour que la Haute-Vol­ta soit décla­rée sinis­trée, sim­ple­ment, il n’y avait plus qu’à signer. Nous ne l’avons jamais fait. Esti­mant que nous avions les res­sources à notre niveau, et que les Vol­taïques apprennent à vivre en Vol­taïque et à subir les affres de la famine et à cher­cher des solu­tions à ces pro­blèmes qui pour­raient reve­nir, car ils reviennent de manière cyclique.

« Il n’y a pas d’information neutre »

C’est dire que l’information doit être au ser­vice de la libé­ra­tion des peuples. Il n’y a pas d’information neutre, il n’y a pas de ciné­ma neutre. Par consé­quent, les hommes des médias doivent se deman­der à quel ser­vice ils ont pla­cé leur talent. Au ser­vice des peuples ou au ser­vice des enne­mis des peuples ? C’est pour­quoi nous sou­hai­tons que ces camé­ras qui tournent disent 24 fois par seconde, la véri­té, rien que la vérité.

René Vau­tier : Quand vous étiez plus jeune, vous avez tou­jours eu beau­coup d’activités cultu­relles. Vous vous inté­res­siez au ciné­ma, vous jouiez de la musique. Est-ce que vous avez encore le temps main­te­nant de vous y consa­crer ? Et d’autre part, est-ce que ces pré­oc­cu­pa­tions-là ne vous semblent pas encore, dans les rap­ports entre le Sud et le Nord, des rap­ports enta­chés d’un colo­nia­lisme ? Ne res­sen­tez-vous pas le rap­port par exemple des œuvres vol­taïques avec les médias d’Occident, comme enta­chés d’un colo­nia­lisme qui devrait être com­plè­te­ment dépas­sé ? Est ce que la culture vous semble main­te­nant, entre l’Occident et l’Afrique, éga­li­taire ?

Tho­mas San­ka­ra : Non, elle ne l’est pas encore. Il n’y a pas ces rap­ports éga­li­taires entre ces cultures qui, au fond, peuvent se com­plé­ter har­mo­nieu­se­ment si on veut faire l’effort. Parce qu’il y a eu des rap­ports inégaux dès le départ qui étaient lar­ge­ment en faveur de la culture du colo­ni­sa­teur. Nous pen­sons dans la men­ta­li­té du colo­ni­sa­teur pour tra­duire notre pen­sée dans les langues de notre pays. C’est d’abord là un pro­blème très impor­tant. Allez tra­duire la révo­lu­tion dans nos langues, allez tra­duire la démo­cra­tie dans nos langues, ce sont des péri­phrases à n’en plus finir, cela est très signi­fi­ca­tif. Ce qui fait que tout ce que nous fai­sons, qui a eu la chance d’avoir été écrit, d’avoir été dit dans la langue du colo­ni­sa­teur — par exemple la révo­lu­tion fran­çaise de 1789 -, donne l’impression — et c’est un pro­lon­ge­ment de la domi­na­tion — que même la révo­lu­tion, même ce que nous vou­lons faire aujourd’hui, doit être pen­sé, défi­ni chez le colonisateur.

C’est-à-dire que les canons de la révo­lu­tion doivent nous être dic­tés par ceux que nous vou­lons com­battre du point de vue « démarche colo­nia­liste ». C’est pour­quoi ils se per­mettent de dire : « c’est une héré­sie de faire des TPR [NDLR : Tri­bu­naux popu­laires de la révo­lu­tion], des tri­bu­naux popu­laires, parce que c’est nous qui vous avons appris le droit, c’est nous qui avons for­mé vos magis­trats, c’est nous qui vous dirons encore com­ment vous devez les trans­for­mer. Non, votre évo­lu­tion n’est pas cor­recte parce que votre réforme agraire n’est pas venue de telle ou telle façon, parce que c’est nous qui vous avons appris ce que c’est que la réforme agraire. C’est encore nous qui vous avons appris ceci, c’est encore dans nos livres que vous avez lu qu’en 1789 nous avons pro­cla­mé… » Aujourd’hui encore, nous avons beau dire : « com­bat­tons la domi­na­tion cultu­relle que nous impose le néo­co­lo­nia­lisme, et sur­tout l’impérialisme », nous avons beau le dire, nous nous com­por­tons comme tel. Sur le plan éco­no­mique, nous sommes vic­times de ça. C’est l’un des domaines qui va nous prendre le plus tra­vail, parce que cela demande une trans­for­ma­tion totale des mentalités.

Chez nous, nous esti­mons par exemple qu’un film signé « Vau­tier » a plus de mérite qu’un film signé « Gas­ton Kabo­ré », même si son film dit les réa­li­tés terre à terre que connaissent les Vol­taïques. Encore que vous n’êtes pas le bon exemple dans ce domaine parce que vous n’avez pas atta­qué notre culture, au contraire vous l’avez magni­fiée très cou­ra­geu­se­ment en d’autres temps. Mais il y a des grands cinéastes dont je tais les noms volon­tai­re­ment, pour ne pas oublier d’autres qui sont tout aus­si cri­mi­nels, qui nous ont impo­sé leur culture. Le « ciné­ma spa­ghet­ti » nous l’avons consom­mé ici et nous le consom­mons. Notre peuple est condi­tion­né ain­si. Quand vous affi­chez [Jim­my] Wang Yu fait ceci, Wang Yu fait cela, en kara­té, tout le monde est là. Par contre, lorsque vous vou­lez poser un débat, comme la libé­ra­tion de la femme, sous forme de film, c’est aride, ça n’attire pas. Et comme en plus nous fai­sons notre ciné­ma dans un bal­bu­tie­ment tech­no­lo­gique qui ne nous a pas encore per­mis de maî­tri­ser le lan­gage ciné­ma­to­gra­phique, c’est vrai, le film passe à côté.

« Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres »

La musique, c’est pareil. Chez les Sénou­fos, au sud-ouest, ils ont une gamme musi­cale qui n’a pas cer­taines notes du sol­fège tel qu’on le connaît en Occi­dent. Il y a des bémols qui manquent par-ci, par-là. Nous autres euro­péa­ni­sés, quand nous écou­tons on se dit : « arrê­tez ce mas­sacre ! » parce que nos oreilles ont été tel­le­ment habi­tuées à ce que, après le « do » vient le «  », que lorsqu’il n’y a pas ça, nous sommes cho­qués. Nous vou­lons construire une idée cultu­relle vol­taïque à par­tir — c’est une contra­dic­tion — d’une culture qui n’est pas vol­taïque. Moi je vais voir les pay­sans vol­taïques leur dire : « ne faites plus ceci, ne faites plus cela », et me voi­là repré­sen­tant la culture occi­den­tale, c’est une contra­dic­tion. Alors que eux aspirent comme moi, et que moi-même j’aspire à vivre comme la rive gauche et la rive droite de la Seine. Mais heu­reu­se­ment nous trou­vons par­fois des voix qui nous com­prennent, qui savent que le droit pour les Vol­taïques de se défi­nir comme tel, n’est pas un droit agres­sif contre d’autres cultures. C’est un droit posi­tif et construc­tif pour d’autres cultures. Une culture qui vient en com­plé­ment et en har­mo­nie d’une autre culture. Il y a beau­coup à prendre, ici et chez les autres. Nous trou­vons de plus en plus d’échos favo­rables. Nous sou­hai­tons que ce soit de tels échos qui se développent.

Je crois aus­si que nous devons uti­li­ser la musique, la culture en géné­ral, pour expri­mer le lan­gage de la révo­lu­tion. C’est pour­quoi nous sommes en train de mon­ter un orchestre de jeunes enfants, tout petits. Ces enfants s’appelleront les « Petits Chan­teurs au poing levé »… Là encore vous voyez ma démarche de néo-colo­ni­sé qui tente d’imiter, de reco­pier, les « Petits Chan­teurs à la croix de bois ». Tout cela, c’est pour dire à ces petits chan­teurs à la croix de bois, qui sont deve­nus des grands adultes : nous pou­vons ensemble faire quelque chose. Tout comme nous sommes en train de mon­ter un orchestre exclu­si­ve­ment fémi­nin. Parce que pour nous la femme occupe un rôle très impor­tant qui n’est pas assez sou­li­gné. Alors nous vou­lons que la femme prenne la gui­tare, les saxo­phones, trom­pettes, cla­ri­nettes, et autres tam­bours pour chan­ter la musique, et elles vont chan­ter la révo­lu­tion. On va cho­quer au départ, « com­ment ? vous appe­lez les femmes pour ceci, pour cela ! », mais il n’y a que de cette façon que nous allons sor­tir les femmes de leur ghet­to. Un ghet­to dans lequel elles s’enferment sans savoir trop comment.

René Vau­tier : Tra­di­tion­nel­le­ment, il n’y a pas d’orchestres fémi­nins, ou de femmes qui par­ti­cipent à la vie ins­tru­men­tale, à la vie musi­cale, en Haute Vol­ta ?

Il y en a, très peu, notam­ment chez les Mos­sis. Mais l’orchestre moderne est venu ici, c’est l’affaire des hommes, ce sont les hommes qui prennent les gui­tares élec­triques. Et nous vou­lons que l’orchestre moderne soit aus­si l’affaire des femmes, si elles le veulent, et nous les pous­sons à cela.

À suivre…

La semaine pro­chaine, Afrique XXI dévoi­le­ra la seconde par­tie de cet entre­tien, consa­crée aux rela­tions inter­na­tio­nales — et notam­ment aux voi­sins du Bur­ki­na : le Mali, le Gha­na, la Côte d’Ivoire… — et à l’idée que se fai­sait San­ka­ra de la révo­lu­tion burkinabé.