Tous ces morts… Non, ce n’est pas normal !

par Pie­dad Córdoba

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Tra­duc­tion : ZIN TV

Les meurtres sys­té­ma­tiques n’ont pas com­men­cé avec la coupe du monde de foot­ball, cela fait des années qu’on les ins­crit dans des périodes et on les lie aux événements.

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Lors de la coupe du monde de foot­ball, le monde entier retient son souffle durant le match Colom­bie-Angle­terre, tous les yeux se foca­lisent sur l’écran qui trans­met en direct depuis la Rus­sie, les rues se vident… C’est le scé­na­rio opti­mal pour que des sicaires puissent opé­rer sans témoins et sans obs­tacles. C’est ain­si que le 3 juillet 2018, Luis Bar­rios Macha­do a été assas­si­né dans son domi­cile à Pal­mar de Vare­la, une muni­ci­pa­li­té située dans le dépar­te­ment d’Atlán­ti­co, en Colom­bie. Il était le pré­sident d’une asso­cia­tion citoyenne avec laquelle il dénon­çait régu­liè­re­ment la cor­rup­tion et le tra­fic de drogue. Se sachant mena­cé il a intro­duit, le 27 juin, une demande offi­cielle de pro­tec­tion auprès de l’Union Natio­nale de Pro­tec­tion. Il ne fut mal­heu­reu­se­ment pas le seul mili­tant social à se faire éli­mi­ner durant le mon­dial, der­niè­re­ment 7 pay­sans d’un vil­lage du Cau­ca qui a voté mas­si­ve­ment pour la paix se sont fait mas­sa­crer, Ana María Cor­tez, à Antio­quia était la coor­di­na­trice de la cam­pagne pour le can­di­dat de la gauche… Entre le 1 juin et le 4 juillet 2018, ce sont plus de vingt lea­ders sociaux assas­si­nés par le para-mili­ta­risme. Ils viennent se rajou­ter aux 315 lea­ders assas­si­nés depuis la signa­ture des accords de « paix ».

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Tous ces morts… Non, ce n’est pas normal !

Il n’est pas nor­mal qu’en moins d’un mois (entre le 1 juin et le 3 juillet) 19 diri­geants sociaux aient été assas­si­nés en Colom­bie et il n’est pas non plus nor­mal que des mil­lions de Colom­biens conti­nuent leur train de vie comme si de rien n’était ou sont sur­pris d’ap­prendre les nou­velles. C’est la faute à qui ? Qui poin­tons-nous du doigt pour ces meurtres et qui condam­nons-nous pour ce silence ? Les usa­gers des réseaux sociaux indi­gnés n’ar­rêtent pas de pos­ter des images san­glantes des assas­si­nés que le foot­ball nous a occul­té. D’autres ont célé­bré les buts en Rus­sie et l’é­li­mi­na­tion de l’é­quipe natio­nale, à leurs états d’âmes se rajoute la dou­leur des lea­ders assassinés.

Les meurtres sys­té­ma­tiques n’ont pas com­men­cé avec la coupe du monde de foot­ball, cela fait des années qu’on les ins­crit dans des périodes et on les lie aux évé­ne­ments. Mais para­doxa­le­ment ce qui pré­cède à ce triste mois est la signa­ture des Accords de “paix”, un pacte entre la plus vieille gué­rilla du conti­nent et le gou­ver­ne­ment de San­tos. Depuis 2016 nous ne ces­sons de comp­ter les morts désor­mais quo­ti­diens, d’a­ler­ter par mille manières le gou­ver­ne­ment natio­nal et les ins­ti­tu­tions, que s’ils ne démontrent pas de volon­té pour évi­ter plus de morts de lea­ders sociaux, ce fléau va s’aiguiser. Aujourd’hui (4 juillet), plus de 300 ont été assassinés.

Après avoir révi­sé en détail la cou­ver­ture média­tique et jour­na­lière des médias sur les meurtres sélec­tifs, il est indignent et triste le peu de minutes et la manières comme les jour­na­listes traitent la nou­velle. On ne voit pas les gri­maces, la rage et l’im­puis­sance qu’ils expriment lors­qu’ils par­laient de la dic­ta­ture au Vene­zue­la. Ils n’a­lertent pas la masse d’au­to­mates qui les écoutent et qui croient tout ce qu’on leur dit. La Colom­bie tue ses pay­sans, ses jeunes et ses femmes, ain­si que ceux qui défendent paci­fi­que­ment leurs terres et leurs droits. Encore pire, en Colom­bie on menace et on assas­sine celui qui par­ti­cipe à une cam­pagne élec­to­rale dif­fé­rente du can­di­dat gagnant.

On couvre ce qui convient aux médias, ils déplacent des équipes jour­na­lis­tiques, font des inter­views, font des appels télé­pho­niques aux vic­times directes, dès le matin, le midi et soir, ils mar­tèlent les cer­veaux avec des faits, pré­sentent des his­toires et des per­son­nages mor­bides pour “sen­si­bi­li­ser” les télé­spec­ta­teurs et audi­teurs. Ils rem­plissent la Une des jour­naux avec des images-choc, semant la peur, et les cli­chés comme l’idéologie de genre ou nous allons deve­nir comme le Vene­zue­la. Alors c’est là où je ne com­prends pas : pour­quoi ne traitent-ils pas de la même manière des sujets aus­si graves que les meurtres sélec­tifs de lea­ders sociaux ? Ce qui se passe dans le pays et la gra­vi­té de la recon­fi­gu­ra­tion de la guerre… Et je dis cela non pas pour géné­rer une haine chez les Colom­biens mais plu­tôt une soli­da­ri­té, un appel à la jus­tice, à nos gou­ver­nants ou qu’au moins on puisse leur faire des requêtes, comme elles ont été faites à Péker­man ou à n’im­porte quel joueur de football.

Pas un seul un média a par­lé de qui était Feli­cin­da San­ta­maría, les équipes de jour­na­listes ne se sont jamais dépla­cés pour avoir un entre­tien avec ses voi­sins ou ses parents, la radio ne s’est pas mani­fes­té non plus et ne s’est jamais inté­res­sé sur son tra­vail de ter­rain dans le quar­tier Vir­gen del Car­men del Chocó, aucun média natio­nal n’a docu­men­té un seul des lea­ders assas­si­nés. Que des chiffres, pas une seule his­toire de vie, ou quelque chose que j’ai reven­di­qué, rien, rien non plus sur ce que ces hommes et ces femmes réa­li­saient ; des lea­ders com­mu­naux, indi­gènes, pay­sans qui aidaient ses com­mu­nau­tés et les siens… et main­te­nant au milieu de la mort, seule reste la déso­la­tion et l’indifférence.

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Mes plaintes ne concernent pas le foot­ball, mais bien le gou­ver­ne­ment natio­nal (celui qui part et celui qui vient) et aux médias, car ils « éduquent » pitoya­ble­ment, plus que l’é­cole. Ils ont gagné, leur triomphe est la nor­ma­li­sa­tion de la mort, le retour de la guerre, de la haine à celui qui pense dif­fé­rem­ment, aux femmes et aux jeunes, aux gays, etc. L’his­toire que ces médias racontent quo­ti­dien­ne­ment n’est jamais la nôtre, ce récit unique nous ramène au pas­sé et la Colom­bie ouvre à nou­veau le cha­pitre du conflit interne Colom­bie ver­sus Colom­bie.

Les pul­sions qui m’a­mènent à écrire cela est faite de rage, mais aus­si d’une tris­tesse pro­fonde cau­sé par la mort, aus­si par le natu­rel avec lequel nous les Colom­biens nous assu­mons ces morts. Je me demande vrai­ment si cela n’in­té­resse per­sonne, ou si les médias ont impo­sé une matrice d’o­pi­nion pour que tout le monde s’en foute et conti­nuent la vie comme si nous n’avions subi qu’un échec au foot­ball, alors que ce à quoi nous assis­tons est à l’é­chec de la vie et de l’espérance.

Pie­dad Cór­do­ba, 4 juillet 2018
Avo­cate et membre du Par­ti libé­ral colom­bien. Elle fût dépu­tée (1992 et 1994) et séna­trice (1994 et 2010). Elle est aujourd’­hui frap­pée d’in­ter­dic­tion d’exer­cice d’un man­dat poli­tique pour avoir sup­po­sé­ment eu des rela­tions d’amitiés avec des gué­rille­ros des FARC.

Tra­duc­tion : ZIN TV

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