Un parfum de lacrymogènes, d’amour et de révolution : la Tunisie, 7 ans après

EN LIEN :

L’image qui me reste de cette jour­née 7 ans après, c’est celle de mon père, émer­geant dans son long man­teau d’un nuage de lacry­mo­gènes, tel Super­man, pour nous sau­ver de la rage des flics. Je n’avais jamais vu une telle rage. Et ils ont conti­nué avec la même rage dans les mois qui ont sui­vi la fuite du dictateur.

Une prise de pouls

Lorsque j’ai atter­ri en Tuni­sie, en mai 2014, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Le pays était un lieu de vil­lé­gia­ture orien­tal pour de nom­breux Grecs, jusqu’avant la crise éco­no­mique. Mais, pour la majo­ri­té, elle est entrée pour de bon dans notre carte le 17 décembre 2010, le jour où le pauvre ven­deur de légumes, Moha­med Boua­zi­zi, s’immola par le feu, sur la place publique, à Sidi Bou­zid. Une ville oubliée où les gens vivaient oubliés, comme dans tout l’arrière-pays tuni­sien. Le jeune Moha­med, âge de 26 ans, décé­da le 4 jan­vier 2011 et fut le pre­mier mar­tyr du « Prin­temps arabe », comme les médias occi­den­taux s’empressèrent de bap­ti­ser ce qui, pour les Tuni­siens, sera tou­jours leur Révolution.

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Les rues ne s’étaient pas enflam­mées en une nuit. Trois ans plus tôt, en jan­vier 2008, des ouvriers des mines et des diplô­més au chô­mage se sou­le­vèrent à Gaf­sa, une « ville-enfer » : indus­trielle, pol­luée, où les ins­ti­tu­teurs ne vou­laient abso­lu­ment pas être mutés, car la cha­leur tor­ride et le chô­mage record (40%) y rendent les gens fous. C’était du pain, du tra­vail et de la digni­té que les gens récla­maient à Gaf­sa. Les mobi­li­sa­tions durèrent six mois entiers et sont consi­dé­rées comme les pré­misses de la révo­lu­tion de 2011. Trois morts, de dizaines de bles­sés et des cen­taines d’arrestations furent le bilan de la vio­lente répres­sion du régime de Ben Ali. « Mais, à l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux, ni Al Jazee­ra. Ain­si, vous n’avez jamais été infor­més de ce sou­lè­ve­ment » me dit un acti­viste tunisien.

 

La révo­lu­tion de 2011 libé­ra les esprits, les langues et les gens. Les Tuni­siens vécurent la force irré­pres­sible du sou­lè­ve­ment de masse. Les jour­na­listes et les blo­gueurs purent signer pour la pre­mière fois leurs textes ; des groupes sociaux, tels que les Tuni­siens noirs , com­men­cèrent à deve­nir visibles, de jeunes musi­ciens s’unirent pour chan­ter la démo­cra­tie, un cari­ca­tu­riste poli­tique, long­temps per­sé­cu­té, fit une expo­si­tion à côté du palais pré­si­den­tiel tan­dis que nais­sait le pre­mier média indé­pen­dant d’investigation et que des médias indé­pen­dants de jeunes jour­na­listes que l’ancien régime avait inter­dits retrou­vaient leur voix . Quel que soit le Tuni­sien auquel on pose la ques­tion, il vous dira que l’acquis le plus grand de la révo­lu­tion, c’est la liber­té d’expression, les bouches qui se sont libé­rées et ont acti­vé les muscles de la pensée.

Vous avez très pro­ba­ble­ment enten­du que la Tuni­sie est la suc­cess sto­ry du « Prin­temps arabe », mais pour les jeunes femmes et hommes qui vivent en son sein, elle res­semble sou­vent à une « pri­son ouverte » et il arrive bien sou­vent que le rêve soit très proche de la fuite. Le mot har­ga, qui signi­fie « brû­ler », est un mot constam­ment pro­non­cé par les Tuni­siens. Brû­ler les fron­tières, brû­ler ses docu­ments, quoi qu’il en soit, il parle du voyage sans docu­ments à des­ti­na­tion de l’ « Eldo­ra­do ». Nou­vel­le­ment arri­vée dans le pays, il m’était appa­ru étrange d’apprendre que la majo­ri­té de ceux qui quit­tèrent le pays sans docu­ments à des­ti­na­tion de l’Europe, furent enre­gis­trés dans les pre­miers jours après la chute du dic­ta­teur Ben Ali. Rien que pour l’année 2011-12, l’on estime que 1 500 Tuni­siens ont dis­pa­ru en mer . Le rêve et la liber­té étaient iden­ti­fiés à l’Europe. Les Tuni­siens ne se sen­taient pas citoyens dans leur propre pays et ce ne fut qu’après la révo­lu­tion qu’ils reven­di­quèrent avec force le droit à la citoyenneté.

 

Au cours des deux ans et demi que j’ai vécu dans le pays, j’ai ren­con­tré des Tuni­siens qui, n’ayant rien man­gé depuis plu­sieurs jours, avaient volé des melons dans les champs d’Evros ; j’ai enten­du la musique de Zor­ba le Grec jouée bien fort dans un kiosque dont le tenan­cier devait se marier avec une Grecque, mais elle l’a rou­lé ; Foued m’offrit le repas, lui qui avait aban­don­né le « cime­tière des rêves » pour un meilleur ave­nir et finit par deve­nir lui-même tra­fi­quant de migrants dans les mon­tagnes de Grèce du Nord.

De nom­breux Euro­péens vivent en Tuni­sie, sur­tout des Fran­çais et des Ita­liens. Ils viennent tra­vailler dans des ONG, apprendre l’arabe et effec­tuer des recherches pour leur thèse de doc­to­rat, puisque la Tuni­sie est doré­na­vant le sujet pré­fé­ré des sciences sociales et humaines. Si l’on voyage du Nord au Sud, les fron­tières sont ouvertes. Pour être plus pré­cis, pour 300 euros, on n’a même pas besoin de visa et, en quelques heures, on se retrouve d’Athènes à Tunis. Pour se rendre de Tuni­sie en Europe, les miles nau­tiques sont peu nom­breux mais, le pas­se­port vert –et non pas, le tant « dési­ré » pas­se­port euro­péen bor­deaux- rend la suite favo­rable à la demande de visa dif­fi­cile, voire impossible.

 

Des poli­tiques à la Ben Ali, sous embal­lage démocratique

C’est le 7 novembre 1987 que Ben Ali sai­sit les rênes de la Tuni­sie, tenues depuis 1956-par pré­sident Habib Bour­gui­ba, par un « coup d’État de velours » . Il chan­gea la Consti­tu­tion pour pro­lon­ger son man­dat, alors qu’il était élu, tan­tôt sans adver­saire, tan­tôt avec 90% des voix.

Le 14 jan­vier 2011, dix jours après la mort du petit mar­chand de légumes, les Tuni­siens pleu­raient de joie dans les rue en criant Dégage !. Ben Ali s’embarquait dans un avion et fuyait vers l’exil doré d’Arabie Saou­dite, après avoir pas­sé 23 ans au pouvoir.

Après la chute du dic­ta­teur, le gou­ver­ne­ment du pays est pas­sé au par­ti isla­miste Ennahd­ha — dont le chef était exi­lé à Londres depuis 1989. Mais, pour­quoi un par­ti isla­miste (proche du par­ti AKP d’Erdogan) rem­por­ta-t-il 37% des voix aux pre­mières élec­tions libres, après une révo­lu­tion qui deman­dait la liber­té ? Nous n’analyserons pas la chose dans le détail, dans cet article, mais la réponse pour­rait être recher­chée dans le fait que, depuis 1956 – année où la Tuni­sie obtint son indé­pen­dance de la France – le pays avait été gou­ver­né par des élites fran­co­phones sou­mises aux modèles occi­den­taux. Le pre­mier pré­sident, Habib Bour­gui­ba, contro­ver­sé (pour cer­tains, un dieu, pour d’autres, un dic­ta­teur) appa­rais­sait à la télé­vi­sion durant le Rama­dan, en siro­tant une oran­geade à l’heure du jeûne. Ensuite, pen­dant des décen­nies, le régime de Ben Ali a jeté en pri­son ou tor­tu­ré les isla­mistes. Les barbes et le voile étaient inter­dits. Et, tout ce qui était inter­dit, explo­sa géné­reu­se­ment après 2011. « Le voile est deve­nu à la mode », m’ont répé­té, pré­oc­cu­pées, de nom­breuses Tunisiennes.

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Jen­ny Tsiropoulou/ThePressProject

En octobre et novembre 2014, les Tuni­siens plon­gèrent à nou­veau le doigt dans l’encre bleue des élec­tions, dans une ambiance d’euphorie pour les pre­mières élec­tions par­le­men­taires et pré­si­den­tielles libres du pays, convain­cus que, doré­na­vant, ils devaient écar­ter les isla­mistes. Et ils y arri­vèrent. Les cen­tristes laïques de Nid­ha Tounes rem­por­tèrent les élec­tions par­le­men­taires, tan­dis que leur diri­geant, âgé de 87 ans, deve­nait pré­sident. Les grands médias occi­den­taux, fai­sant preuve d’une vue vrai­ment courte, écri­vaient : « La tran­si­tion de la Tuni­sie à la démo­cra­tie est désor­mais ache­vée ».

La fête dans les rues per­dit brus­que­ment son souffle. En effet, bien rapi­de­ment, le pay­sage rap­pe­lait l’ère Ben Ali et ceux qui osaient per­tur­ber le « ne trou­blez pas mon calme » du gou­ver­ne­ment, en dénon­çant les vio­lences de la police, de l’armée ou de fonc­tion­naires, se retrou­vaient en pri­son, en un clin d’œil. Il était, en outre, par­ti­cu­liè­re­ment habi­tuel que des acti­vistes connus se retrouvent accu­sés « par un coup de baguette magique » de déten­tion de mari­jua­na, délit dont la peine n’est pas conver­tible en amende pécu­niaire, en Tunisie.

Pour confor­ter les scep­tiques, en sep­tembre 2017, le gou­ver­ne­ment a adop­té une loi d’amnistie pour les oli­garques et les poli­ti­ciens de Ben Ali qui étaient accu­sés de cor­rup­tion, en échange du rapa­trie­ment de leur argent en Tuni­sie et d’ une cer­taine amende.

Un regard dans les mai­sons et les rues

2015 a été une année san­glante où l’histoire du pays a été écrite par trois atten­tats ter­ro­ristes, au Musée du Bar­do, sur la plage cos­mo­po­lite de Sousse dans le centre-est et dans un bus de la garde pré­si­den­tielle qui se trou­vait au centre de la capi­tale. Après les atten­tats, le gou­ver­ne­ment impo­sa un couvre-feu et l’on s’enfermait obli­ga­toi­re­ment à la mai­son, sou­vent dès 6 heures de l’après-midi jusqu’au len­de­main matin. En mars de la même année, l’État ins­tau­ra des « res­tric­tions arbi­traires » dénon­cées par des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales concer­nant les femmes et les hommes de moins de 35 ans, leur inter­di­sant de quit­ter le pays rien qu’à cause de leur âge. Ils sont tous consi­dé­rés comme ter­ro­ristes poten­tiels qui auraient très pro­ba­ble­ment cher­ché refuge en Libye, pour y suivre un entraî­ne­ment. Cette vio­la­tion du droit inter­na­tio­nal et du sen­ti­ment de jus­tice sociale fit explo­ser la colère des jeunes qui étaient recon­duits chez eux des fron­tières et des aéro­ports, même s’ils dis­po­saient du docu­ment néces­saire de consen­te­ment pater­nel, annu­lant ain­si même leurs études à l’étranger.

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Jen­ny Tsiropoulou/ThePressProject

Mais, les Tuni­siens n’ont pas lâché. « Nous ne devons pas leur faire cadeau de notre liber­té, car nous avons dure­ment lut­té pour l’obtenir. Nous sommes la vie » me disaient-ils, cou­verts de dra­peaux rouge-et-blanc.

En Tuni­sie, j’ai fait la connais­sance de jeunes gens qui orga­ni­saient des débats phi­lo­so­phiques dans les parcs, des artistes qui orga­ni­saient des fes­ti­vals de musique dans des fermes, de jeunes cinéastes qui ont rem­por­té des prix dans des fes­ti­vals comme celui d’Athènes, des gays qui lut­taient publi­que­ment, quelque fut le coût, pour dépé­na­li­ser l’homosexualité, des ouvrières qui se sont auto-orga­ni­sées pour arri­ver à main­te­nir ouverte une usine ayant fait faillite, des femmes impa­tientes de se marier avec leur petit ami non musul­man –droit conquis en 2017, à peine tan­dis que pour les hommes il n’y avait pas des res­tric­tion simi­laire – et j’ai vu des ado­les­cents amou­reux, se bala­der main dans la main, contre les mœurs de l’espace public. J’ai enten­du des his­toires dans des quar­tiers pauvres, racon­tées par des parents athées dont le fils est deve­nu dji­ha­diste à cause de la décep­tion, de la mar­gi­na­li­sa­tion éco­no­mique et sociale. « Nous vivions tou­jours libre­ment, nous étions comme un pays euro­péen. Com­ment en sommes-nous arri­vés là ? », se deman­dait Kha­li­fa. Pour une per­sonne qui a vécu en Tuni­sie avec les églises, les syna­gogues et leurs gens qui vous sou­haitent « Joyeux Noël » tout en vous offrant des dattes, indé­pen­dam­ment de leur confes­sion, et du cous­cous au pois­son, au Rama­dan, en pre­mière lec­ture, cela semble très para­doxal, que le pays soit le pre­mier en termes d’exportation de djihadistes .

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Jen­ny Tsiropoulou/[Magazine METRO
->https://jennytsiropoulou.files.wordpress.com/2015/02/tunisia_womens_cafe.pdf]

Dans ce pays médi­ter­ra­néen où dominent les oli­viers et les pal­me­raies, les gens sont polis, à l’esprit ouvert et accueillants. Ils vous ouvrent leur mai­son et mettent sur la table leur meilleur ser­vice pour l’étranger. Les jeunes filles et gar­çons s’amusent, boivent de la Cel­tia – la bière locale – en abon­dance et dansent dans les bars jusqu’aux petites heures. Les filles por­tant le voile boivent le thé et parlent fort avec des filles sans voile, tan­dis que les cafés, tra­di­tion­nel­le­ment occu­pés par les hommes, sont toute la jour­née bon­dés d’habitués qui débattent de poli­tique, comme pour rega­gner toutes ces années de silence.

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338 per­sonnes sont mortes et 2.147 furent bles­sées, en 2011, au nom de la révo­lu­tion et de la liber­té. 2 sur 3 furent assas­si­nées par balle et 8 sur 10 étaient âgées de moins de 40 ans. Les gens et les rues de Tuni­sie ne seront plus jamais comme avant.

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Témoi­gnages

« Le slo­gan écrit sur une palis­sade de l’avenue Bour­gui­ba — “La Tuni­sie, seule démo­cra­tie du monde arabe” — a dis­pa­ru depuis bien long­temps : à sa place s’élève le bâti­ment écra­sant d’une banque. Ce sym­bole dit tout. La Tuni­sie, comme la Grèce, est livrée à la loi des banks­ters »

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Rim Ben Fraj, 33 ans, jour­na­liste précaire

Ce ven­dre­di 14 jan­vier 2011, au milieu de la foule qui s’était mas­sée sur l’avenue Bour­gui­ba, devant le Minis­tère de l’Intérieur, j’ai retrou­vé ma prof d’arabe et mon prof de phi­lo­so­phie du lycée. Elle m’a dit :”Rappe­lez-vous bien ces moments, vous les racon­te­rez à vos enfants”. Je m’étais levée vers 9 heures, réveillée par le bruit des héli­co­ptères qui tour­naient au-des­sus du quar­tier. Nous habi­tions alors der­rière le minis­tère de l’Intérieur. Nous nous étions endor­mis la veille avec le bruit de fond des “mani­fes­tants” qui avaient défer­lé, mal­gré le couvre-feu, sur l’avenue Bour­gui­ba pour accla­mer Ben Ali, qui venait de faire son der­nier dis­cours télé­vi­sé, lan­çant le fameux “Je vous ai com­pris”.

Mon père a appe­lé vers 10 heures : “Les filles, je suis sur l’avenue Habib Bour­gui­ba, on mani­feste contre Ben Ali, rejoi­gnez-moi”. Nous nous pré­ci­pi­tons dans la rue, avec un mélange de peur et d’enthousiasme. Une tong bleu marine gît au milieu de la rue. Deux flics nous disent :” Inter­dit de pas­ser”. Je crie : “On va pas­ser, on va rejoindre notre père !” Notre père est devant l’Hô­tel Afri­ca, criant des slo­gans avec la foule. Al Jazee­ra filme. Je vois beau­coup d’amis et de connais­sances. Les heures qui suivent sont d’une confu­sion totale : on avance, on recule, on change de trot­toir, on se réfu­gie dans des bou­tiques, on s’enfuit par des rues per­pen­di­cu­laires à l’avenue, on y revient, le tout noyé dans des nuages de gaz lacry­mo­gènes. Fina­le­ment, dans l’après-midi, la nou­velle s’est répan­due dans tout le pays :”Il a pris l’avion, il s’est enfui”.

L’image qui me reste de cette jour­née 7 ans après, c’est celle de mon père, émer­geant dans son long man­teau d’un nuage de lacry­mo­gènes, tel Super­man, pour nous sau­ver de la rage des flics. Je n’avais jamais vu une telle rage. Et ils ont conti­nué avec la même rage dans les mois qui ont sui­vi la fuite du dictateur.

Où en sommes-nous, nous la géné­ra­tion qui a fait cette révolution ?

La majo­ri­té sont, comme moi, tou­jours pré­caires, ayant accu­mu­lé expé­riences et décep­tions. Une petite mino­ri­té s’est fait sa place dans la bureau­cra­tie des ONG sub­ven­tion­nées, une autre mino­ri­té a émigré.

Notre expé­rience nous fait pen­ser que les gens au pou­voir — qui sont à peu près les mêmes que ceux d’avant la révo­lu­tion, sim­ple­ment “upda­tés” — font pour nous dégoû­ter et nous pous­ser à prendre l’avion pour aller voir ailleurs. Le nombre d’étudiants tuni­siens ayant béné­fi­cié d’Erasmus a tri­plé, mais les visas Schen­gen res­tent tou­jours aus­si dif­fi­ciles à obtenir.

Le slo­gan écrit sur une palis­sade de l’ ave­nue Bour­gui­ba — “La Tuni­sie, seule démo­cra­tie du monde arabe” — a dis­pa­ru depuis bien long­temps : à sa place s’élève le bâti­ment écra­sant d’une banque. Ce sym­bole dit tout. La Tuni­sie, comme la Grèce, est livrée à la loi des banksters

Bien sûr, aujourd’hui on peut (presque) tout dire et (presque) tout écrire, mais l’attitude de la mafia au pou­voir se résume à :”Cause tou­jours, tu m’intéresses.

Des révoltes locales se suc­cèdent sans inter­rup­tion. Elles donnent rare­ment des résul­tats palpables.

Des mou­ve­ments tentent de blo­quer les ini­tia­tives les plus mons­trueuses du nou­veau régime — une étrange coa­li­tion d’anciens bena­listes, de “tech­no­crates”, de “démo­crates” et d’islamistes -: d’une part la loi de récon­ci­lia­tion finan­cière, visant à blan­chir les crimes éco­no­miques com­mis sous l’ancien régime, d’autre part le pro­jet de loi don­nant plus de pou­voir à la police. Deux col­lec­tifs se sont créés contre ces pro­jets. Le com­bat conti­nue, en Tuni­sie comme en Grèce, contre ceux qui appliquent le pro­verbe otto­man :”Baise la main que tu ne peux mordre”. Et à ceux qui ont la nos­tal­gie de l’ancien régime -”au moins il y avait de l’ordre” -, on ne peut que répondre une chose : Le désordre des mul­ti­tudes est tou­jours pré­fé­rable à l’ordre des casernes et des prisons.

« Des gens qui n’ont pas l’ha­bi­tude de la liber­té d’ex­pres­sion ni de la démo­cra­tie, ont la nos­tal­gie les périodes de Ben Ali et de Bour­gui­ba. Ils sont à la recherche du “père” pro­tec­teur ».

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Anis Mok­ni, 36 ans, ensei­gnant de langues étran­gères et traducteur

À la suite de la fuite du dic­ta­teur tuni­sien, les médias occi­den­taux et prin­ci­pa­le­ment les médias fran­çais, ont cher­ché à attri­buer un qua­li­fi­ca­tif à la révolution/changement/révolte tuni­sienne à l’ins­tar de celle des œillets (Por­tu­gal), des tulipes (Kir­ghi­zis­tan), des roses (Géor­gie) ou orange (Ukraine). Alors, ils n’ont rien trou­vé de mieux que le jas­min pour qua­li­fier notre révo­lu­tion, ce qui n’a pas plu à beau­coup de gens ayant cru for­te­ment au chan­ge­ment de régime et qui croient avoir sacri­fié plein de choses pour enfin voir ce jour, des sacri­fices qui ne peuvent pas être assi­mi­lés à la finesse du jas­min. Nous avons vu dans cette appel­la­tion, le reflet de la Tuni­sie-carte pos­tale qui la réduit à une des­ti­na­tion tou­ris­tique “mer-soleil” à 2 sous. Ces gens avaient besoin d’un qua­li­fi­ca­tif qui les pro­jette dans l’ère des révo­lu­tions où le sang cou­lait à flots et les peuples don­naient de leurs enfants pour connaitre un jour meilleur. D’autres ont trou­vé cette appel­la­tion plu­tôt “bour­geoise”.

En ce qui concerne l’ap­pel­la­tion de “prin­temps arabe”, là on est déjà dans un stade chro­no­lo­gique avan­cé des révolutions/révoltes qui sont sur­ve­nues dans ces pays dits “arabes”. Ici, déjà, même cer­tains de ceux qui ont sou­te­nu ou adhé­ré à la révo­lu­tion tuni­sienne, ont reje­té ce qua­li­fi­ca­tif et l’ont même rem­pla­cé par “prin­temps hébreu”. Que ce soit pour des rai­sons idéo­lo­giques (soli­da­ri­té des natio­na­listes arabes avec les régimes de Kad­da­fi et de Bachar al Asad, posi­tion anti-impé­ria­liste des gau­chistes après les attaques de l’O­TAN en Libye) ou par désen­chan­te­ment après l’ar­ri­vée des isla­mistes au pou­voir (Tuni­sie, Égypte) et la mon­tée de l’in­té­grisme islamiste.

Dans les pre­miers jours après la fuite de Ben Ali, il y avait pleins de sen­sa­tions inex­pli­cables que les gens ont du res­sen­tir pour la pre­mière fois. Il y avait un air d’a­mour, de confiance et de fier­té expri­mé sur les visages des gens. Les pre­miers jours, les gens sont des­cen­dus volon­tiers pour pro­té­ger leurs quar­tiers contre les menaces des ban­dits et cri­mi­nels qui ont vou­lu pro­fi­ter de la situa­tion d’ab­sence totale de sur­veillance. Je me rap­pelle que les gens et sur­tout les jeunes s’or­ga­ni­saient spon­ta­né­ment pour balayer les trot­toirs de l’a­ve­nue Habib Bour­gui­ba et tout le monde se ren­con­trait pour débattre. Dans ces pre­miers jours, le peuple a sen­ti qu’il pou­vait vrai­ment faire par­tie du monde démo­cra­tique, qu’il pou­vait par­ler libre­ment et avoir une vie poli­tique digne des pays occi­den­taux. Les gens res­pec­taient spon­ta­né­ment les pan­neaux de signa­li­sa­tion sur la route, les res­quilleurs payaient désor­mais leurs tickets dans les trans­ports publics, expri­mant ain­si leur “bonne citoyen­ne­té”, les jeunes et moins jeunes s’é­taient mis à orga­ni­ser des visites “de remer­cie­ment” dans les villes de l’in­té­rieur pour leur sacri­fices humains et leur lutte quo­ti­dienne dans les jours de la révo­lu­tion contre les agents et la police du régime. Suite à cela, les ran­don­nées vers les régions de l’in­té­rieur se mul­ti­pliaient chaque week-end pour visi­ter “son pays, sa patrie” orga­ni­sées par des jeunes assoif­fés de connaitre “l’autre” Tunisie.

Il y avait un élan patrio­tique qui a don­né beau­coup d’es­poir en une Tuni­sie meilleure, une volon­té pure et sin­cère d’améliorer les choses. Cepen­dant, l’im­ma­tu­ri­té poli­tique du peuple, la main­mise de “l’ar­rière-garde” et des hommes de l’ombre de l’an­cien régime sur les médias,” l’a­do­les­cence” poli­tique et l’é­goïsme des anciens oppo­sants qui sont deve­nus les nou­veaux acteurs de la scène poli­tique, étaient tous des fac­teurs de non-réa­li­sa­tion des attentes et par consé­quent d’une grande dés­illu­sion de beau­coup de jeunes. On voit de plus en plus de jeunes, diplô­més ou non, avec tra­vail ou chô­meurs, tous avec une seule envie : quit­ter le pays vers n’im­porte quelle destination.

Mon sen­ti­ment, c’est sur­tout un sen­ti­ment de décep­tion après le retour du même sys­tème, certes avec de nou­veaux visages mais uti­li­sant les mêmes pra­tiques telles que la pro­pa­gande média­tique, les men­songes, les fausses pro­messes et sur­tout le retour en force des pra­tiques “poli­cières” (vio­lence envers les citoyens, magouilles, impunité…).

La lutte contre la cor­rup­tion et la magouille (douane, police, com­mis de l’É­tat dans les minis­tères, absence de trans­pa­rence dans les contrats d’ex­ploi­ta­tion d’hy­dro­car­bures), la réduc­tion des dis­pa­ri­tés et des écarts entre les régions, l’in­fra­struc­ture faible. Tous ces dos­siers sont res­tés ouverts et sans un vrai trai­te­ment par les gou­ver­ne­ments. Le gou­ver­ne­ment actuel est venu au pou­voir grâce à une cam­pagne basée sur la peur popu­laire du ter­ro­risme et pas vrai­ment sur un pro­gramme élec­to­ral rai­son­nable (aucune pro­messe n’a été exécutée).

Un goût d’i­na­che­vé pour une révo­lu­tion si pro­met­teuse mais qui n’a atteint aucune de ses pro­messes, de ses ambi­tions. Il y a une amer­tume qu’on voit sur les visages, engen­drée pas uni­que­ment ou prin­ci­pa­le­ment par les dif­fi­cul­tés éco­no­miques mais sur­tout par le retour du même sys­tème (rou­tine admi­nis­tra­tive, bureau­cra­tie, clien­té­lisme, douane cor­rom­pue, absence d’un ter­rain favo­rable aux inves­tis­se­ments, loi de la récon­ci­lia­tion éco­no­mique et admi­nis­tra­tive qui encou­rage l’im­pu­ni­té et la cor­rup­tion, impos­si­bi­li­té de réa­li­ser des tran­sac­tions avec l’é­tran­ger comme le ser­vice pay­pal, ce qui ralen­tit et rend même impos­sible toute ini­tia­tive de com­merce exté­rieur etc.)

Moi per­son­nel­le­ment, je suis déçu par les Tuni­siens, ou du moins une bonne par­tie qui ont mon­tré un manque de matu­ri­té, une naï­ve­té et un égoïsme qui n’est pas digne d’un peuple qui se dit por­teur d’une civi­li­sa­tion et en avance sur ses voi­sins dans le domaine de l’é­du­ca­tion et de la culture. Sur­tout ceux qui ont vécu pen­dant la période des 2 pre­miers pré­si­dents, deux périodes de dic­ta­tures, des gens qui n’ont pas l’ha­bi­tude de la liber­té d’ex­pres­sion ni de la démo­cra­tie, chose qui les pousse à voir avec beau­coup de nos­tal­gie les périodes de Ben Ali et de Bour­gui­ba. Ils sont à la recherche du “père” pro­tec­teur.

« Com­ment s’enorgueillir d’être le seul pays où le « prin­temps arabe » a réus­si quand tout autour est en ruines ? »

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Abir Gas­mi, 31 ans, scénariste

Ma pre­mière réac­tion lorsqu’on m’a deman­dé de par­ler de la révo­lu­tion a été la sur­prise. J’ai l’impression qu’il y a long­temps que je n’ai pas enten­du ce mot, pas dans les médias, cer­tai­ne­ment pas dans la bouche des hommes poli­tiques, mais pas non plus dans la bouche des gens, dans la rue, ou même des amis qui sont sor­tis mani­fes­ter, comme je suis sor­tie mani­fes­ter, avant et après le départ de Ben Ali. Du coup ce mot a été ran­gé dans un lieu sombre de ma mémoire, lit­té­ra­le­ment oublié. Oublié parce que, si je veux être tota­le­ment hon­nête, il est désor­mais lié à un mélange d’amertume et de honte. Honte parce que les gens pauvres et per­sé­cu­tés de ce pays sont encore plus pauvres et per­sé­cu­tés qu’avant. Honte parce que la tranche du peuple que la dic­ta­ture de Ben Ali ne sem­blait pas déran­ger nous reproche d’avoir per­tur­bé leur tran­quilli­té et ren­du leurs vies dif­fi­ciles. Honte du com­por­te­ment de cer­tains conci­toyens, que seule la peur du dic­ta­teur tenait en laisse. Honte et colère face à une classe poli­tique bête, incom­pé­tente, cupide et qui n’a aucun sens de la patrie. Enfin honte et culpa­bi­li­té face à ce qui s’est pas­sé en Syrie, en Libye, au Yémen, en Égypte. Com­ment s’enorgueillir d’être le seul pays où le « prin­temps arabe » a réus­si quand tout autour est en ruines ? (« Prin­temps arabe », terme inven­té par l’Occident qui vient rem­pla­cer la révo­lu­tion de la liber­té et de la dignité…)

Pour­quoi j’ai du mal à admettre une cer­taine réus­site mal­gré tout ? Parce qu’au len­de­main de la fuite de Ben Ali, tout sem­blait pos­sible, TOUT. Une nou­velle Tuni­sie, celle dont nous, contes­ta­taires et idéa­listes, avions rêvé pen­dant des années et des années. Une Tuni­sie éga­li­taire, pion­nière, créa­tive et qui ose. Nous devions sor­tir du car­can, sau­ter dans le futur. Il y avait là une brèche, qui ne se repro­dui­rait jamais, et nous devions nous y engouf­frer, nous, les rêveurs, avec tout cet élan de vie et d’amour et d’espoir et…Et la brèche s’est refer­mée, trop vite, avant que nous repre­nions notre souffle des courses dans les rues du centre-ville de Tunis quand les poli­ciers nous cou­raient après…

Aujourd’hui, rien ne nous plaît, comme dit le poème de Mah­moud Dar­wich. Pour­tant aujourd’hui nous pou­vons le dire. Nous pou­vons dire beau­coup de choses, qua­si­ment tout. Nous pou­vons créer, sans contraintes, sans peur, en tout cas pas du pou­voir poli­tique. Nous pou­vons dis­cu­ter de beau­coup de choses, de choses inima­gi­nables dans d’autres pays de la région, au point qu’on nous en veuille. Nous menons des com­bats justes, nous per­dons par­fois, mais nous gagnons par­fois. Et plus que tout, nous sommes enfin chez nous, et nous ne cède­rons plus. Bien sûr, il y a de la vio­lence, des ten­sions, du ter­ro­risme même. Bien sûr, il y a une fuite de cer­veaux, et de l’émigration clan­des­tine à ne plus comp­ter les morts en Médi­ter­ra­née. Bien sûr il y a de la misère, de l’injustice, de l’inégalité. Bien sûr que ça fait mal, très mal, d’autant que dans notre Tuni­sie rêvée cela aurait pu être évi­té. Mais il y a aus­si une jeu­nesse flam­boyante, éton­nante, intel­li­gente, créa­tive, tenace, qui ne s’arrête pas face aux obs­tacles. De nou­velles ini­tia­tives sont créées tous les jours, et tous les jours on cherche des solu­tions, et tous les jours on gran­dit. Il y a une socié­té civile extrê­me­ment active et influente. Il y a des dis­cus­sions fon­da­men­tales, déli­cates et par­fois géné­ra­trices de conflits, mais essen­tielles et inédites pour un pays arabe. Il y a des lois qui passent, et qui sont des vic­toires incontestables.

Je finis, mal­gré l’amertume, par citer un ami qui cite le film Gladiateur :

« - Marc-Aurèle : Mais qu’est-ce que Rome, Maximus ?
 — Maxi­mus : J’ai vu beau­coup du reste du monde. Il est bru­tal, et cruel, et sombre. Rome est la lumière !
»

Car­thage est la lumière.

« Il vaut mieux vivre dans une socié­té libre confron­tée à des pro­blèmes éco­no­miques que pros­pé­rer sous un régime fas­ciste »

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Aymen Abde­rah­men, 29 ans , journaliste

Presque 7 ans après la révo­lu­tion tuni­sienne, les plaies demeurent béantes et les ques­tions res­tent sans réponse. Comme mili­tant asso­cia­tif ori­gi­naire de la ville où tout a com­men­cé (Sidi Bou­zid), j’ai vu tant de choses chan­ger, en moi et dans le pays tout entier, par­tout, sauf à Sidi Bou­zid, le ber­ceau du Prin­temps Arabe.

Ses habi­tants ont fait tout ce qui était en leur pou­voir, mais il semble que le gou­ver­ne­ment cen­tral de Tunis n’a pas appris sa leçon. Il per­siste à pri­vi­lé­gier l’in­ves­tis­se­ment dans des sec­teurs non ren­tables tel que le tou­risme bal­néaire, tout en négli­geant ce pilier cen­tral de notre éco­no­mie qu’est l’a­gri­cul­ture. Quand les gens du Sud pro­testent, on les traite de sau­vages, d’in­grats et d’ex­tré­mistes. Ces mesures ont conduit et condui­ront tou­jours au même résul­tat : l’ins­ta­bi­li­té et le marasme. Ce n’est guère sur­pre­nant quand on sait que le par­ti diri­geant n’est que la ver­sion “recy­clée” du régime contre lequel les Tuni­siens se sont révoltés.

Il y a quelques semaines j’ai remar­qué quelque chose de drôle mais de triste en regar­dant une pho­to de moi-même avec deux amis dans une mani­fes­ta­tion contre la cor­rup­tion en Tuni­sie. Aujourd’­hui nous vivons tous les trois à l’é­tran­ger sur 3 conti­nents dif­fé­rents. Tris­te­ment, mal­gré les sacri­fices consen­tis, la cor­rup­tion est tou­jours soli­de­ment ancrée en Tuni­sie, plu­sieurs années après la révolution,

Le gou­ver­ne­ment fait mine de cap­tu­rer « les gros pois­sons », mais après quelques mois de silence sur les médias, il les relâche en douce. D’a­près les son­dages et les enquêtes récem­ment réa­li­sées sur la Tuni­sie, les gens ont l’im­pres­sion que la cor­rup­tion est encore plus pré­sente aujourd’­hui qu’a­vant la révo­lu­tion. Ce qui est encore pire à pré­sent, c’est la fuite des cer­veaux des jeunes Tuni­siens ins­truits et socia­le­ment actifs. On ne leur laisse pas le choix.

Les poli­ti­ciens d’au­jourd’­hui sont les mêmes que ceux d’a­vant. Ils ont héri­té des mêmes pro­blèmes et sont tout aus­si inca­pables de com­prendre la situa­tion. L’a­ve­nir de la Tuni­sie repose sur sa socié­té civile, sur ses jeunes mili­tants poli­tiques, qu’ils se trouvent en Tuni­sie ou à l’é­tran­ger, et sur leurs efforts pour ouvrir de nou­veaux hori­zons et pour créer de nou­veaux par­te­na­riats pour le pays.

Être aux avant-postes de la révo­lu­tion impose de plus hautes exi­gences. J’ai le sen­ti­ment que la Tuni­sie n’a pas accom­pli grand-chose pour l’ins­tant, mais est-ce que je regrette ce qui s’est pas­sé ? Abso­lu­ment pas. Il vaut mieux vivre aujourd’­hui dans une socié­té libre confron­tée à des pro­blèmes éco­no­miques que pros­pé­rer sous un régime fasciste.

Jen­ny Tstiropoulou
tra­duit par Chris­tine Cooreman
édi­té par Faus­to Giudice
sources :
Tlax­ca­la
The­press­pro­ject