Une révolution à ne pas oublier

par Jef Klak

À pré­sent que sont ter­mi­nées les com­mé­mo­ra­tions en grandes et funestes pompes pour le cen­te­naire de la bou­che­rie de 14 – 18, on lira ici un autre sou­ve­nir, plus enga­geant. Car à la toute fin de cette guerre des puis­sances euro­péennes com­mence une autre his­toire, celle de la Novem­ber­re­vo­lu­tion en Allemagne.

À pré­sent que sont ter­mi­nées les com­mé­mo­ra­tions en grandes et funestes pompes pour le cen­te­naire de la bou­che­rie de 14 – 18, on lira ici un autre sou­ve­nir, plus enga­geant. Car à la toute fin de cette guerre des puis­sances euro­péennes com­mence une autre his­toire, celle de la Novem­ber­re­vo­lu­tion en Alle­magne. Dès octobre 1918, les muti­ne­ries s’enchaînent, notam­ment chez les mate­lots qui refusent de conti­nuer les mas­sacres qu’on leur ordonne. Des sol­dats, paysan·nes et ouvrier·es se réunissent alors autour de struc­tures de déci­sion auto­nomes de tout pou­voir exté­rieur et s’auto-organisent en conseils – le tout en acti­vant la grève géné­rale. La monar­chie et la bour­geoi­sie sont atta­quées, la Répu­blique socia­liste de Bavière est pro­cla­mée… Mais lais­sons Paul Mat­tick Jr nous racon­ter cette his­toire : sans en tirer de leçons défi­ni­tives, et sans com­pa­rer l’incomparable, son éclai­rage donne un peu plus de prise et d’outils face aux crises poli­tiques que nous vivons aujourd’hui.

Tra­duc­tion de l’anglais (États-Unis) par Émi­lien Bernard
Texte ori­gi­nal : « A Revo­lu­tion to Remem­ber », Com­mune, no 1 – Automne 2018.

Com­mune est un site web et un maga­zine papier semes­triel qui vient de se créer, pour le plai­sir de tout·es nos lec­teurs et lec­trices anglo­phones. Longue vie !

Paul Mat­tick Jr est auteur d’essais et res­pon­sable de « Field Notes », pages poli­tiques du jour­nal The Brook­lyn Rail à New York.

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Dans le numé­ro d’août 2018 de la Lon­don Review of Books, Susan Peder­son lis­tait les cen­te­naires com­mé­mo­rés ces der­niers temps, « s’entassant comme des avions en attente d’atterrissage dans le ciel d’Heathrow : 1914, l’insurrection de Pâques en Irlande (1916), la bataille de la Somme, la décla­ra­tion Bal­four, la révo­lu­tion bol­che­vique… Mais aus­si l’Armistice, le Trai­té de Ver­sailles et l’épidémie de grippe espa­gnole qui conti­nue à pla­ner au-des­sus de nos têtes. » Un autre évé­ne­ment his­to­rique aux fortes réso­nances actuelles a mal­heu­reu­se­ment échap­pé à son atten­tion : la Révo­lu­tion alle­mande de novembre 1918.

Peder­son est loin d’être la seule à avoir délais­sé ce cen­te­naire, auquel on n’a même pas accor­dé l’évocation lugubre réser­vée à la Révo­lu­tion d’octobre russe en ces temps de foi décli­nante envers les prin­cipes léni­nistes. Il y eut de rares contre-exemples : l’inestimable numé­ri­sa­tion par la Biblio­thèque natio­nale alle­mande de leur col­lec­tion de publi­ca­tions révo­lu­tion­naires, ou bien cette confé­rence lon­do­nienne en octobre ayant pour thème « Living the Ger­man Revo­lu­tion, 1918 – 1919 ». Mais on reste encore loin du défer­le­ment de livres et d’articles qui aurait sem­blé appro­prié pour une telle occasion.

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L’une des rai­sons de ce silence est à n’en pas dou­ter la nature équi­voque de l’événement. Alors que ce fut indé­nia­ble­ment un sou­lè­ve­ment social majeur, la répu­blique qui en décou­la péri­cli­ta en une quin­zaine d’années jusqu’à la fon­da­tion du Troi­sième Reich. Du point de vue de la gauche, la révo­lu­tion elle-même a lais­sé un goût amer : ce fut le gou­ver­ne­ment social-démo­cra­tique ins­tal­lé par l’insurrection popu­laire qui pava la voie à Hit­ler en mas­sa­crant les révo­lu­tion­naires situés à sa gauche – celles et ceux qui s’étaient opposé·es à la guerre mon­diale (appuyée par le SPD), et avaient exi­gé l’exercice direct du pou­voir poli­tique et éco­no­mique par la classe ouvrière. Et cela ne se tra­dui­sit pas uni­que­ment par le meurtre de quelques lea­ders par les pro­to­fas­cistes en une alliance tac­tique avec les socia­listes. Non, il y eut une par­ti­ci­pa­tion indé­niable à l’assassinat de dizaines de mil­liers de tra­vailleurs et tra­vailleuses rebelles au cours des années de guerre civile. Rien de sur­pre­nant donc à ce que les « leçons » à tirer d’une telle période puissent sem­bler embrouillées.

Bien sûr, les leçons du pas­sé sont géné­ra­le­ment de peu d’utilité : les réa­li­tés évo­luent, si bien que les sché­mas du pas­sé se périment. Si le par­ti léni­niste est mort, inca­pable de four­nir la moindre pro­po­si­tion pra­tique pour aujourd’hui, ce n’est pas tant parce que les leçons du pas­sé ont été tirées que parce qu’a dis­pa­ru le contexte qui lui confé­rait une fonc­tion : l’impulsion his­to­rique trans­for­mant une popu­la­tion pré-indus­trielle en classe tra­vailleuse sala­riée dans des pays sous-déve­lop­pés man­quant d’une classe diri­geante capable de s’en char­ger. Si la démo­cra­tie sociale ne peut pas être ravi­vée de nos jours, même sous la forme appau­vrie qu’en pro­pose Ber­nie San­ders aux États-Unis, c’est parce que la stag­na­tion actuelle de l’économie glo­bale freine l’accumulation du capi­tal et la hausse des salaires réels qui don­naient à de tels mou­ve­ments une signi­fi­ca­tion dans le passé.

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D’un autre côté, il est des moments his­to­riques qui révèlent des véri­tés struc­tu­relles sur le sys­tème social et ont néan­moins une signi­fi­ca­tion durable, sans pour autant trans­mettre des « leçons » doc­tri­nales. La Com­mune de Paris se situe cer­tai­ne­ment par­mi les moins repro­duc­tibles des évé­ne­ments, façon­née qu’elle fut par l’histoire sin­gu­lière de la classe ouvrière fran­çaise au XIXe siècle. Marx le com­prit très bien, lui qui se foca­li­sa sur les spé­ci­fi­ci­tés his­to­riques des réa­li­tés sociales. Et les actions de la popu­la­tion pari­sienne en 1871 lui per­mirent cla­ri­fier l’idée fon­da­men­tale selon laquelle la des­truc­tion du capi­ta­lisme requiert à la fois l’abolition de « cette pro­prié­té de classe, qui fait du tra­vail du grand nombre la richesse de quelques-uns », et « la des­truc­tion du pou­voir éta­tique » par le biais de délégué·es ouvriers et ouvrières révo­cables, pour prendre en charge direc­te­ment les affaires sociales.

La révo­lu­tion alle­mande consti­tua un autre moment révé­la­teur. Avant même la Pre­mière Guerre mon­diale, il appa­rut évident aux révo­lu­tion­naires que la des­truc­tion du capi­ta­lisme pas­sait par la créa­tion d’organisations socia­listes. Pour certain·es, cela devait être de petits groupes affai­rés à conspi­rer. Pour d’autres, des par­tis de masse visant les élec­tions et des syn­di­cats. Pour d’autres, encore, des unions syn­di­cales qui pour­raient un jour se trans­for­mer en organes du pou­voir social. Avant que la guerre eut démon­tré l’impuissance des par­tis et syn­di­cats à empê­cher que les tra­vailleurs et tra­vailleuses européen·nes (et, sur la fin, américain·es) ne soient envoyé·es se mas­sa­crer les un·es les autres, les vagues de grèves de masse qui s’étaient déve­lop­pées dans divers nations euro­péennes au début des années 1900, indé­pen­dam­ment voire contre la volon­té des orga­ni­sa­tions de travailleur·ses, avaient sug­gé­ré l’idée que la classe ouvrière elle-même – et pas des orga­ni­sa­tions minu­tieu­se­ment façon­nées – pou­vait for­mer la base d’une lutte radicale.

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Cette idée trou­va un autre champ d’expression dans les mani­fes­ta­tions d’usine qui écla­tèrent en Alle­magne à par­tir de 1916, coor­don­nées par un réseau de « délégué·es d’atelier révo­lu­tion­naires » (revo­lu­tionäre Obleute), qui étaient plu­sieurs mil­liers à la fin de la guerre. En mai 1916, par exemple, les « délégué·es d’atelier » appe­lèrent à une mani­fes­ta­tion géné­rale à Ber­lin, afin de pro­tes­ter contre l’arrestation du spar­ta­kiste (socia­liste de gauche) Karl Liebk­necht. L’appel mobi­li­sa 55 000 ouvrier·es d’usine pen­dant deux jours. Une autre grève lan­cée un an plus tard, « ras­sem­bla entre 200 000 et 300 000 tra­vailleurs de cen­taines d’usines et ate­liers, avec des marches et des mani­fes­ta­tions dans toute la ville [Ber­lin] et sur les lieux de tra­vail. Les lea­ders syn­di­caux furent condam­nés au silence ou ignorés. »

De telles évo­lu­tions ser­virent d’exemple, offrant des struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles clan­des­tines, au sou­lè­ve­ment géné­ral qui se dérou­la en novembre 1918, quand les marins som­més d’attaquer la flotte bri­tan­nique dans un der­nier effort voué à l’échec choi­sirent de se muti­ner, arrê­tant leurs offi­ciers et dis­sé­mi­nant leur mou­ve­ment dans les villes des envi­rons. En quelques semaines, le pou­voir social, poli­tique et éco­no­mique fut pris en charge dans toute l’Allemagne par des conseils de tra­vailleurs et de tra­vailleuses et de sol­dats. Si beau­coup des per­sonnes com­po­sant ces conseils étaient d’anciens fonc­tion­naires du SPD et des lea­ders de syn­di­cats socia­listes espé­rant contrô­lant le mou­ve­ment, dans les grandes villes et les zones indus­trielles des conseils ouvriers firent élire des travailleur·ses en tant que représentant·es de leur lieu de tra­vail, sur le modèle des comi­tés de grève actifs pen­dant la guerre. Cela don­na davan­tage de consis­tance à ce qui jusqu’ici était une idée vague : « le pou­voir des tra­vailleurs et des travailleuses ».

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Fon­dé sur la posi­tion de la classe ouvrière comme pro­duc­trice de biens sociaux, ces conseils étaient struc­tu­rés par les rela­tions des tra­vailleurs et tra­vailleuses entre elles et eux. Ils pre­naient la suite de l’organisation capi­ta­liste de la pro­duc­tion ; pour leurs propres inté­rêts. L’essence de l’organisation sur le lieu de tra­vail fut ain­si résu­mée par l’un des prin­ci­paux revo­lu­tionäre Obleute, Ernst Däu­mig : « Dans l’usine, tous les pro­lé­taires, quelle soit leur affi­lia­tion par­ti­sane, tiennent une posi­tion com­mune. » Cela leur per­met­tait de col­lec­ti­ve­ment défi­nir leurs inté­rêts en tant que groupe. Comme pour la Com­mune de Paris, l’action orga­ni­sée et directe de la classe pro­duc­trice, à l’échelle d’une socié­té tout entière, sou­le­vait la pos­si­bi­li­té de l’abolition conjointe du sala­riat et de l’État.

Les prin­cipes essen­tiels de ces conseils étaient la révo­ca­bi­li­té des délégué·es et le fait qu’ils et elles devaient rem­pla­cer l’administration éta­tique de « l’administration des choses » (pour user de la ter­mi­no­lo­gie de Marx). Ne répon­dant pas à des impé­ra­tifs théo­riques, mais plu­tôt aux besoins pra­tiques de la lutte révo­lu­tion­naire, les formes spé­ci­fiques adop­tées par le conseil de tra­vail étaient déter­mi­nées par les condi­tions sous les­quelles il avait éclos. Ain­si que l’expliqua Däu­mig : « Sa for­ma­tion ne sui­vra jamais un ensemble de règles bureau­cra­tiques. Il accor­de­ra sa forme et ses tac­tiques aux besoins d’une situa­tion révo­lu­tion­naire particulière. »

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Pen­dant ce temps, les lea­ders du plus offi­ciel SPD s’étaient empa­rés du pou­voir d’État, le gou­ver­ne­ment de guerre s’étant désa­gré­gé et le Kai­ser ayant abdi­qué. Les membres du par­ti entre­prirent de res­tau­rer l’ordre social. Le nou­veau chan­cel­lier Frie­drich Ebert pas­sa un accord avec le chef de l’armée, le géné­ral Groe­ner : en échange de l’appui des mili­taires, le gou­ver­ne­ment socia­liste leur lais­sait carte blanche pour écra­ser les conseils ouvriers. Il était clair pour tout le monde que les deux pou­voirs rivaux, le sys­tème des conseils et la répu­blique nais­sante, ne pou­vaient plus coexis­ter. La situa­tion attei­gnit un point cri­tique quand le SPD appe­la à l’élection d’une assem­blée natio­nale, laquelle for­me­rait un gou­ver­ne­ment, pri­vant le réseau de conseil du pou­voir. Un congrès natio­nal des conseils ouvriers, domi­né par le SPD, vota en faveur de l’élection d’une assem­blée, signant son propre arrêt de mort. Début jan­vier 1919, alors que les socia­listes au pou­voir œuvraient à soli­di­fier le pou­voir d’État, des tra­vailleurs et tra­vailleuses de gauche ten­tèrent de défendre le sys­tème des conseils dans les rues et les usines. Ils et elles furent écrasé·es par les forces armées. Si le mou­ve­ment ne connut une véri­table fin d’arrêt qu’en 1923, avec la faillite de la der­nière insur­rec­tion, le sort des conseils était scel­lé dès le départ, la plu­part des tra­vailleurs et des tra­vailleuses ayant refu­sé d’endosser le prin­cipe de leur auto-détermination.

Avec le recul, cela n’a rien d’étonnant. Les gens n’avaient aucune envie de subir une guerre civile après les souf­frances du conflit mon­dial de 14 – 18. La fin de la guerre et la chute du gou­ver­ne­ment impé­rial sem­blaient déjà être de grands accom­plis­se­ments, les­quels avaient deman­dé beau­coup de sacri­fices. Et, après tout, la nou­velle répu­blique était aux mains des socia­listes – les lea­ders du par­ti que les tra­vailleurs et tra­vailleuses avaient atten­du pen­dant un demi-siècle, en pen­sant qu’il résou­drait tous leurs pro­blèmes, dans la vie comme au tra­vail. Mais le prix à payer pour avoir bais­sé la garde fut énorme : affer­mis­se­ment du capi­ta­lisme alle­mand, sur­gis­se­ment de nou­velles forces de la droite sociale et, en bout de course, une guerre qui coû­ta la vie à soixante-dix mil­lions de personnes.

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Quoi qu’il en soit, ain­si que le décla­ra plus tard un par­ti­ci­pant du mou­ve­ment : « La révo­lu­tion, qui était si long­temps res­tée une théo­rie loin­taine et un vague espoir, est appa­rue pen­dant un temps comme une pos­si­bi­li­té pra­tique. » Nous vivons en 2018 un contexte très dif­fé­rent de celui qui don­na nais­sance à la Révo­lu­tion alle­mande. Nous avons notam­ment éprou­vé la restruc­tu­ra­tion radi­cale des classes ouvrières désor­mais mon­dia­li­sées et la dis­pa­ri­tion d’idées et d’organisations asso­ciées à la gauche telles qu’elles exis­taient à la fin du XIXe et au début du XXe. Les évé­ne­ments de 1919 mon­trèrent que cette gauche-là fai­sait par­tie inté­grante du capi­ta­lisme en déve­lop­pe­ment, puisqu’elle orga­ni­sait le mar­ché du tra­vail et four­nis­sait une struc­ture pour conte­nir les rébel­lions de la classe ouvrière. La Révo­lu­tion alle­mande démon­tra éga­le­ment l’obsolescence des vieilles idées et orga­ni­sa­tions de la gauche, de même que l’ampleur des consé­quences à payer pour la classe labo­rieuse qui échoua à com­prendre le chan­ge­ment. Dans le même temps, l’exemple qu’elle four­nit de tra­vailleurs et tra­vailleuses repre­nant prise sur la posi­tion que le capi­ta­lisme leur avait don­née – une sou­mis­sion de fait, mais aus­si une puis­sance pos­sible – conti­nue à mettre en valeur l’idée d’une révo­lu­tion sociale comme une pos­si­bi­li­té pratique.

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Pour aller plus loin :

  • On pour­ra lire des ouvrages de Paul Mat­tick, père de Paul Mat­tick Jr, ouvrier, mili­tant et théo­ri­cien durant la Novem­ber­re­vo­lu­tion, puis au sein des Indus­trial Wor­kers of the World (IWW) aux États-Unis.
    Mar­xisme, der­nier refuge de la bour­geoi­sie ?, Entre­monde, 2011.
    La révo­lu­tion fut une belle aven­ture, des rues de Ber­lin en révolte aux mou­ve­ments radi­caux amé­ri­cains (1918 – 1934), L’échappée, 2013. Ain­si que la pré­face qu’il a écrite au livre d’Otto Rühle : La révo­lu­tion n’est pas une affaire de par­ti, Entre­monde, Genève, 2010.
  • De manière plus géné­rale sur les conseils ouvriers au XXe siècle : Ni par­le­ment, ni syn­di­cats : les Conseils ouvriers !, Denis Authier et Gilles Dauve, Les nuits rouges, 2003 ; Les Conseils ouvriers d’Anton Pan­ne­koek aux édi­tions Spar­ta­cus, ou les Œuvres com­plètes de Rosa Luxem­burg, aux édi­tions Smolny.

Source : JEF KLAK