Venezuela, les répétitions font la vérité

par Tho­mas Michel

Quel est le trai­te­ment média­tique de la situa­tion véné­zué­lienne opé­ré dans les médias européens ?

C’est par de nom­breuses offen­sives, pla­ni­fiées, pré­cises et répé­tées que l’on gagne une guerre. C’est par la répé­ti­tion conti­nue d’un même type de mes­sages que l’on gagne une guerre média­tique. En ce qui concerne le Vene­zue­la, par­ler de « guerre de l’information » n’est pas un super­la­tif. Et comme dans les guerres mili­taires, ce sera le nombre d’offensives média­tiques qui per­met­tra à un des bel­li­gé­rants de s’imposer.

 

Réus­sir à faire croire au spec­ta­teur ce qu’il est obli­gé de pen­ser, tel est l’objectif du condi­tion­ne­ment sous-jacent. Comme l’écrivait Aldous Hux­ley en 1931 dans Le meilleur des mondes – roman dys­to­pique dans lequel les fœtus sont pro­gram­més durant leur som­meil à coup de répé­ti­tions audi­tives, « trois nuits par semaine, pen­dant quatre ans » pour qu’ils intègrent la condi­tion sociale qui leur a été choi­sie – « Soixante-deux mille-quatre-cent répé­ti­tions font une véri­té ». En effet, il n’y aurait de véri­té que celle qui fait taire toutes les autres. Autre­ment dit, n’importe quelle sou­mis­sion répé­tée à une opi­nion, à l’usure, – et on nous a tou­jours à l’usure… – se fait oublier comme opi­nion ; la récur­rence d’un même dis­cours devient le seul dis­cours pos­sible, et toute infor­ma­tion qui sor­ti­rait du cadre habi­tuel se heur­te­rait au scep­ti­cisme le plus farouche, voire à l’indifférence la plus totale… Concer­nant le Vene­zue­la donc, c’est dans un même bain d’acétaminophène que, régu­liè­re­ment, les « grands médias » nous plongent depuis (en gros) l’arrivée au pou­voir d’Hugo Chá­vez en 1998.

Il faut dire que la ques­tion de la par­tia­li­té des médias au Vene­zue­la n’est pas une ques­tion sub­si­diaire. Et pour cause… Avril 2002, Chá­vez au pou­voir, l’opposition véné­zué­lienne appelle à la grève géné­rale tan­dis que les cha­vistes se mobi­lisent mas­si­ve­ment en sou­tien à leur pré­sident. Dans les deux camps la mobi­li­sa­tion est forte. Le 11 avril, une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée par le syn­di­cat patro­nal Fedecà­ma­ras (de droite) est métho­di­que­ment détour­née de son par­cours éta­bli vers le palais pré­si­den­tiel, en vue d’un bras de fer avec le gou­ver­ne­ment. L’armée boli­va­rienne, entre les deux camps, tente, tant bien que mal, de cal­mer le jeu. Sans que per­sonne n’y com­prenne rien, sou­dai­ne­ment, des gens tombent (de chaque côté) sous les balles ano­nymes de francs-tireurs juchés dans les tours voi­sines. Sans attendre, quelques cha­vistes armés répli­que­ront en direc­tion des tours meurtrières…

Ces images, qui feront le tour du monde, assor­ties d’un com­men­taire men­son­ger, seront détour­nées, mani­pu­lées, mon­trant les cha­vistes tirant sur les mani­fes­tants de l’opposition ; der­rière l’écran, la popu­la­tion s’insurge : « Chá­vez, assas­sin ! ». 17 morts, plus de 200 bles­sés, l’armée s’empresse d’annoncer qu’elle n’obéira plus au pré­sident… Aus­si, dans la fou­lée, les moyens de com­mu­ni­ca­tions publics (VTV, la chaîne publique) ont été cou­pés ; le pré­sident se retrouve iso­lé, pri­vé de parole. Impos­sible de démen­tir les images mani­pu­lées. C’est fait, Hugo Chá­vez est ren­ver­sé. Le 12 avril, le com­man­dant géné­ral de l’armée, se féli­ci­tant du bon dérou­le­ment du coup d’État, avoue­ra l’avoir pré­pa­ré pen­dant 6 mois… En ce mois d’avril 2002, le Vene­zue­la inven­te­ra le pre­mier coup d’État de l’histoire basé sur le recours aux médias (pri­vés)… Pre­mier coup d’État dans le genre, la « guerre de l’information » se découvre un nou­veau cha­pitre d’étude.

 

Le coup d’État n’aura duré que 48 heures, le peuple cha­viste s’étant très mas­si­ve­ment mobi­li­sé (paci­fi­que­ment) pour un retour au pou­voir du pré­sident – ce qui rap­pelle que les médias pri­vés « tout-puis­sants », à l’initiative du coup d’État raté, ne sont pas tou­jours si « puis­sants ». Chá­vez, jusqu’à sa mort (en mars 2013), entre­pren­dra un tra­vail de fond sur la ques­tion du mono­pole média­tique. Comme pour le reste, ce sera à la popu­la­tion de créer ses propres médias, une infor­ma­tion citoyenne. Une par­tie de la rente pétro­lière ser­vi­ra au déve­lop­pe­ment de médias publics solides (comme ViVe, fon­dée en 2003, chaîne de télé­vi­sion publique à voca­tion cultu­relle, ou tele­SUR, lan­cée en juillet 2005, qui couvre les cinq conti­nents) et nombre de médias com­mu­nau­taires, de jour­naux, de radios, de webTVs – qui conti­nuent à dif­fu­ser aujourd’hui –, seront ain­si aidés finan­ciè­re­ment. Le déve­lop­pe­ment des médias citoyens conti­nue­ra avec Nico­las Maduro.

Cepen­dant, en 2017, les médias véné­zué­liens res­tent encore très majo­ri­tai­re­ment pri­vés. Sur 111 chaînes de télé­vi­sion, 61 sont pri­vées, 37 com­mu­nau­taires et seule­ment 13 sont publiques. Même domi­na­tion du pri­vé dans les jour­naux et à la radio. Et cela va sans dire, une majo­ri­té écra­sante des médias pri­vés véné­zué­liens (Vene­vi­sión, Tele­ven, Glo­bo­vi­sión…) sont acquis à l’opposition. Ce que les agences de presse fran­co­phones (AFP, Bel­ga…) omettent de men­tion­ner lorsqu’elles puisent leurs sources dans ces mêmes médias… Quand ce ne sont pas des infor­ma­tions récol­tées dans les médias conser­va­teurs éta­su­niens (CNN, CBS, NBC, FOX news…).

Ain­si, il ne fau­dra pas s’étonner de voir une sur­re­pré­sen­ta­ti­vi­té de la droite véné­zué­lienne dans nos médias domi­nants – pour ne pas dire une absence qua­si-totale de point de vue contras­tant (impos­sible ici l’idée de Bour­dieu selon laquelle il faut par­fois être « inégal » pour être égal ; c’est-à-dire réta­blir le temps de parole) – et ne pas être sur­pris de voir le rem­pla­ce­ment de l’analyse de la situa­tion par l’analyse des faits (sor­dides, s’il le faut) – pra­tique de fond (du panier) dans laquelle les grands médias nord-amé­ri­cains se montrent avant-gar­distes. Ain­si, les ana­lyses super­fi­cielles de la situa­tion poli­tique véné­zué­lienne, dif­fu­sées du côté nord-amé­ri­cain de l’Atlantique, voya­ge­ront sous l’océan à (qua­si) la vitesse de la lumière, et pour­ront sans attendre être réchauf­fés ici. De la sorte, en Europe, cou­rant les mois d’avril et mai 2017, on titre­ra en Une de cer­tains jour­naux « sérieux » : « Plus de PQ au Vene­zue­la ». Infor­ma­tion, somme toute utile, qui inci­te­ra peut-être – puisqu’en temps de pénu­rie, on est jamais sûr de rien – au rem­pla­ce­ment du papier toi­lette par le papier jour­nal ? Nombre d’informations inter­na­tio­nales étant cal­quées sur la vision éta­su­nienne du monde, on pré­fé­re­ra les lec­tures binaires et les expli­ca­tions rapides. En outre, l’unanimisme des médias occi­den­taux jus­ti­fie­ra la pau­vre­té du conte­nu des infor­ma­tions, ce que l’obligation du for­mat court (dans le style du jour­nal Le Monde « La crise au Vene­zue­la expli­quée en 4 minutes ») vien­dra enté­ri­ner, ne per­met­tant en aucun cas de creu­ser le sujet ; ou comme le disait Noam Chom­sky : « La conci­sion limite le pro­pos à des lieux com­muns ».

Les décen­nies passent, les pra­tiques média­tiques res­tent. En 1973, au Chi­li, les mêmes titres accro­cheurs « Plus de papier toi­lette » ; « Plus de pain au Chi­li » feront la Une des jour­naux étran­gers. D’ailleurs, les tech­niques de désta­bi­li­sa­tion mises en place contre l’Unité Popu­laire d’Allende sont fort com­pa­rables aux tech­niques uti­li­sées aujourd’hui contre le Vene­zue­la de Madu­ro : même sabo­tage de l’économie par le sec­teur pri­vé, même dis­cré­dit inter­na­tio­nal du gou­ver­ne­ment en place dans les grands médias, même revente des pro­duits man­quants dans les super­mar­chés sur le mar­ché noir… Seule dif­fé­rence, pas (encore) de coup d’État mili­taire au Venezuela.

Aujourd’hui, la voie de l’intervention « huma­ni­taire » est pri­vi­lé­giée… Si les docu­ments déclas­si­fiés de la CIA attes­tant d’une aide finan­cière directe au coup d’État de Pino­chet sont bien connus, depuis, on favo­rise les inter­mé­diaires… Quoi qu’il en soit, ce qui ne change pas, lorsqu’on sou­haite désta­bi­li­ser un pays, c’est la volon­té de Nixon : « Make the eco­no­my scream ! ». Il fau­dra tour­men­ter quo­ti­dien­ne­ment la popu­la­tion, cas­ser la base popu­laire, en vue d’un chan­ge­ment de régime, bien sûr « vou­lu par le peuple ». Ici aus­si, la répé­ti­tion fait recette, c’est tou­jours à l’usure qu’on nous a… Et puisqu’au Vene­zue­la, 80 % des biens de consom­ma­tion (ali­men­ta­tion, médi­ca­ments, pro­duits hygié­niques…) sont impor­tés de l’étranger – Colom­bie, Mexique, États-Unis… –, il y a de quoi faire. Ques­tion : sup­por­te­riez-vous devoir faire la file pen­dant trois ou quatre heures pour un paquet de farine, du lait, du riz, de l’huile, alors que des tonnes de ces mêmes ali­ments pour­rissent dans les han­gars (cachés) des grandes entre­prises de l’alimentation ? Sans par­ler de la revente de ces pro­duits par ces mêmes entre­prises sur les réseaux infor­mels, à dix, vingt, trente, cent fois le prix.

Pour­tant, nos grands médias ne voient pas le pro­blème des pénu­ries du même œil. Pour cer­tains, d’ailleurs, le sec­teur pri­vé n’y est pour rien. On voit la socié­té libé­rale avec les yeux com­pé­ti­tifs qu’elle nous a fait. Pas de guerre éco­no­mique orga­ni­sée donc… N’existe que la loi de l’offre et de la demande… et la ges­tion catas­tro­phique de l’économie par les gou­ver­ne­ments (de gauche de pré­fé­rence). Ces médias pré­fé­re­ront donc per­son­ni­fier la « tra­gé­die véné­zué­lienne » en la per­sonne de Nico­las Madu­ro, res­pon­sable devant l’éternel de la colère du peuple affa­mé. Loin de vou­loir défendre corps et âme les déci­sions poli­tiques prises par l’ancien syn­di­ca­liste deve­nu pré­sident (et son gou­ver­ne­ment), c’est une nou­velle fois l’absence de contexte – voir la décon­tex­tua­li­sa­tion – qui s’impose.

Alfred-Mau­rice de Zayas, expert indé­pen­dant de l’ONU, écrit dans un rap­port du 30 août 2018 sur la situa­tion véné­zué­lienne : « La situa­tion est due à la guerre éco­no­mique et au blo­cus finan­cier des [États-Unis et de l’Europe] contre le gou­ver­ne­ment ». En effet, pas de guerre éco­no­mique sans blo­cus finan­cier. Les avoirs du gou­ver­ne­ment véné­zué­lien sont gelés dans les banques nord-amé­ri­caines et les entre­prises euro­péennes ne com­mercent plus avec le Vene­zue­la… Peut-être avez-vous enten­du par­lé de l’extraterritorialité des lois éta­su­niennes ? Pour­tant, dans les « grands médias », essayer de com­prendre les causes de la crise (le sabo­tage de l’économie par le sec­teur pri­vé) sort du cadre inter­pré­ta­tif auto­ri­sé… Seuls les com­mu­ni­cants offi­ciels, appe­lés « experts », peuvent s’y ris­quer. Et ces soi-disant « experts » étant sou­vent les moins cri­tiques des fon­de­ments du sys­tème, en matière de crise éco­no­mique, c’est à nou­veau la répé­ti­tion qui gagne, ce qui se dit le plus revient à être ce qui est vrai, ou : La Libre Bel­gique (via l’AFP), le 21 août 2018, « les ana­lystes et éco­no­mistes jugent “sur­réa­liste” le pro­gramme du gou­ver­ne­ment véné­zué­lien » ; ou comme l’écrira le vice-pré­sident amé­ri­cain Mike Pence (en faveur d’un « iso­le­ment éco­no­mique » du Vene­zue­la) « les nou­velles mesures éco­no­miques ne vont faire que rendre plus dif­fi­cile la vie de tous les Véné­zué­liens », deman­dant de sur­croît à Madu­ro de lais­ser entrer l’aide multinationale…

 

Après la mort de Chá­vez, la droite véné­zué­lienne ten­te­ra par vagues pério­diques d’en finir de manière vio­lente avec le cha­visme. Réélu le 20 mai 2018, le pré­sident Madu­ro fait face, depuis ses pre­miers jours à la tête du pays, à une oppo­si­tion et à une « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » unies, et qui lui sont fon­ciè­re­ment hos­tiles. Bien que la Fon­da­tion Car­ter (fon­dée en 1982, par l’ancien pré­sident nord-amé­ri­cain Jim­my Car­ter), dont la mis­sion décla­rée est « l’observation des élec­tions par­tout dans le monde », juge le sys­tème élec­to­ral véné­zué­lien comme « l’un des plus sûr au monde », ou que la CEELA (Conseil d’Experts Élec­to­raux Lati­no-Amé­ri­cains), com­po­sé de cin­quante obser­va­teurs (20 ex-pré­si­dents, vice-pré­si­dents et magis­trats de divers pays) ait décla­ré le pro­ces­sus élec­to­ral du 20 mai der­nier « har­mo­nieux » et « reflé­tant la volon­té du peuple », les médias euro­péens dénon­ce­ront une vic­toire « illé­gi­time et enta­chée de fraudes »… La Libre Bel­gique, encore, dans un article du 22 mai : « Inter­na­tio­nal : Le Vene­zue­la reprend six ans de cha­visme. Après avoir muse­lé la plu­part de ses oppo­sants, le pré­sident socia­liste Nicolás Madu­ro est réélu avec 67% des suf­frages. Ses deux prin­ci­paux concur­rents crient à la fraude. […] Le suc­ces­seur de Hugo Chá­vez a été réélu jusqu’en 2025, lors d’un scru­tin cri­ti­qué par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale (États-Unis, Union euro­péenne, Orga­ni­sa­tion des États amé­ri­cains) pour son absence de garan­ties démo­cra­tiques ».

Ou comme en atteste le bouillon­nant édi­to­rial du « Monde », du 22 mai : « Depuis la chute des grands tota­li­ta­rismes du XXe siècle, les dic­ta­tures du XXIe siècle aiment se parer des atours du pas­sage par les urnes. Qu’ils soient fas­ci­sants, popu­listes, isla­mistes, post­com­mu­nistes, néo-révo­lu­tion­naires ou sim­ple­ment auto­cra­tiques, rares sont désor­mais les régimes poli­tiques – monar­chies abso­lues mises à part – qui ne tentent de s’offrir une façade démo­cra­tique. Réélu dimanche 20 mai à la pré­si­dence du Vene­zue­la à la faveur d’une « élec­tion » qui n’en a que l’apparence, Nico­las Madu­ro a ain­si beau jeu de se féli­ci­ter que son mou­ve­ment poli­tique, le cha­visme, ait rem­por­té 22 des 24 scru­tins orga­ni­sés depuis la prise de pou­voir du fon­da­teur de la « révo­lu­tion boli­va­rienne », Hugo Cha­vez, en 1999 »

Au Vene­zue­la, il y aura eu, durant ces vingt der­nières années, 25 scru­tins… C’est un record mon­dial. Certes, mal réélu (30 % de la popu­la­tion totale), mais réélu tout de même, le résul­tat de l’élection de Madu­ro appelle à com­pa­rai­son. En France, un an plus tôt, lors des der­nières élec­tions pré­si­den­tielles, 83% des fran­çais ins­crits n’auraient pas voté pour Emma­nuel Macron au pre­mier tour. Ce qui rela­ti­vise le score de 65,1 % du deuxième tour, si l’on prend en compte l’abstention record et le pour­cen­tage des votes blancs, et chif­fre­rait la vic­toire de Macron aux alen­tours d’une tren­taine de pourcent de la popu­la­tion totale… Recon­nais­sons ici que nombre de contre-études nébu­leuses existent sur le sujet, cer­taines bien sûr plus sérieuses que d’autres, et que des chiffres offi­ciels – et sûrs – manquent… Néan­moins, libre à cha­cun d’en conclure sur la légi­ti­mi­té du sys­tème élec­to­ral fran­çais… Pour­tant, Macron le désin­volte, au len­de­main des élec­tions pré­si­den­tielles véné­zué­liennes, contes­te­ra la réélec­tion, comme par auto­ma­tisme, esti­mant qu’il n’y a pas de « scru­tin juste et libre ». Plus tôt, en 2017, le pré­sident fran­çais avait dit du gou­ver­ne­ment véné­zué­lien : « Une dic­ta­ture tente de se sur­vivre au prix d’une détresse huma­ni­taire sans pré­cé­dent, de radi­ca­li­sa­tions idéo­lo­giques inquié­tantes, alors même que les res­sources de ce pays res­tent consi­dé­rables ». Ici, la ques­tion de l’opposition entre démo­cra­tie repré­sen­ta­tive et démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive est posée : démo­cra­tie for­melle ou démo­cra­tie réelle ? La ques­tion pour­rait-elle deve­nir gênante aux oreilles de nos diri­geants si elle en venait à trou­ver un large écho ?

D’autant que la figure de Nico­las Madu­ro est un for­mi­dable élé­ment de poli­tique inté­rieure (ou épou­van­tail) en Europe, et plus par­ti­cu­liè­re­ment en France, pour empê­cher l’accès au pou­voir d’une éven­tuelle gauche « cas­tro-com­mu­niste ». « Le régime de Madu­ro est une dic­ta­ture » Emma­nuel Macron, lors d’un dis­cours sur la poli­tique étran­gère de la France, le 29 août 2017.
), c’est dit, répé­té, avé­ré et incon­tes­table. La dia­bo­li­sa­tion des lea­ders de gauche lati­no-amé­ri­cains (Chá­vez et Cas­tro en tête) est uti­li­sée depuis long­temps pour affai­blir et décré­di­bi­li­ser les par­tis poli­tiques aux volon­tés socia­listes, voir – excu­sez-moi du terme – com­mu­nistes. Et en matière de conser­va­tion du sta­tu-quo, nos grands médias savent y faire. Pas de place pour les contes­ta­tions étu­diante et ouvrière, les action­naires n’aiment pas ça. D’ailleurs, pas de place pour les révoltes popu­laires en géné­ral, la « lutte des classes », c’est du pas­sé, le monde a chan­gé et le concept est péri­mé. On par­le­ra plu­tôt de la pluie et du beau temps, de l’innovation inno­vante, des amours du pré­sident. D’une cer­taine manière, cela fait pen­ser à la dif­fu­sion de « tele­no­ve­las » sur les prin­ci­pales chaînes de télé­vi­sion (pri­vées) au Vene­zue­la, le matin du 11 avril 2002, durant le coup d’État. Une chance pour les fans de ces feuille­tons qui ne man­que­raient un épi­sode pour rien au monde…

En Bel­gique : quel(s) intérêt(s) la famille Le Hodey (La Libre Bel­gique), la famille Hur­bain (Le Soir), la famille De Nolf (Le Vif/L’Express), la famille Baert (Metro)… auraient, en tant que grands pro­prié­taires et grands gagnants du sys­tème néo­li­bé­ral capi­ta­liste dans lequel nous vivons à média­ti­ser ce qui conteste, s’oppose à leur exis­tence ? En France : pour­quoi média­ti­ser l’idée (pour­tant équi­voque) d’un « socia­lisme du 21ème siècle » (comme l’appelait Chá­vez) alors que les for­tunes res­pec­tives de Xavier Niel (Le Monde), de Patrick Dra­hi (Libé­ra­tion), de la famille Das­sault (Le Figa­ro), de la famille Bouygues (TF1), pour ne citer que les plus gros, reposent sur un modèle aux anti­podes du par­tage ? D’apparence neutre, l’information « prag­ma­tique » des grands médias cache des inté­rêts bien réels. Se tar­guant d’objectivité, pré­sen­tée comme la plus grande des ver­tus jour­na­lis­tique, le point de vue soi-disant dépo­li­ti­sé est en réa­li­té le point de vue des chefs d’entreprises (et des action­naires) qui pos­sèdent ces médias. Le bilan média­tique de Serge Hali­mi (l’actuel direc­teur du Monde Diplo­ma­tique) dans son livre datant de 2005 Les nou­veaux chiens de garde, est on ne peut plus clair : « Des médias de plus en plus concen­trés, des jour­na­listes de plus en plus dociles, une infor­ma­tion de plus en plus médiocre. Long­temps, le désir de trans­for­ma­tion sociale conti­nue­ra de buter sur cet obs­tacle ».

 

Quoi que l’on pense du gou­ver­ne­ment véné­zué­lien, ou de Nico­las Madu­ro, les infor­ma­tions (ou dés­in­for­ma­tions) déver­sées ici sur la situa­tion poli­tique au Vene­zue­la – accen­tuant la souf­france de la popu­la­tion – sont bien trop sou­vent par­ti­sanes et super­fi­cielles. Pour ceux, ne dou­tant pas déjà, qui com­men­ce­rait à hési­ter, le tra­vail de « re-contex­tua­li­sa­tion » sera long et par­fois hasar­deux, la doxa étant robuste. En 2017, l’Union euro­péenne a remis le Prix Sakha­rov (ou 50.000 euros) à l’« oppo­si­tion démo­cra­tique véné­zué­lienne », c’est-à-dire à « l’Assemblée natio­nale des­ti­tuée et aux pri­son­niers poli­tiques » – autre­ment dit, la droite véné­zué­lienne –, pour son com­bat pour la « démo­cra­tie contre la dic­ta­ture ». Les vio­lences com­mises par l’opposition (dans ce cas pré­cis) auront été jugées démo­cra­tiques… Aus­si, le pho­to­graphe de l’AFP, Ronal­do Sche­midt, rem­porte le pres­ti­gieux prix de la pho­to de l’an­née 2018 lors des « World press pho­to » à Amster­dam. Il a pris son cli­ché lors des gua­rim­bas (vio­lences de rue) d’avril-mai 2017 à Cara­cas. La pho­to du mani­fes­tant anti-Madu­ro de 28 ans, Vic­tor Sala­zar, en feu à cause d’un retour de flamme, après avoir fait explo­ser le réser­voir d’es­sence d’une des motos de la Garde Natio­nale Boli­va­rienne, a pro­vo­qué selon les membres du jury « une émo­tion ins­tan­ta­née ». Pas de com­men­taire, par contre, sur l’acte insur­rec­tion­nel en lui-même…

Le 28 sep­tembre 2018

Par Tho­mas Michel

Co-réa­li­sa­teur du film Vene­zue­la, en temps de guerre et membre de ZIN TV