Les réseaux sociaux, notamment le Twitter turc a été crédité d’être le premier à faire circuler les photos du corps d’Aylan Kurdi diffusées, accompagnées du hashtag en truc #KıyıyaVuranİnsanlık : ‘#l’humanité qui se noie’, le 2 septembre, le jour même de leur réalisation par Nilufer Dimer et de leur mise en ligne par l’agence turque DHA (Dogan News Agency).
« Bodrum’da » A Bodrum, DHA, Galerie photo. Capture d’écran nettoyée.
Il est important à noter que le 2 septembre, alors que le DHA met sur son site plusieurs clichés non-recadrés, l’agence turque met sur son compte Twitter une seule photo d’un réfugié, (celle d’Aylan Kurdi, dont l’identité n’est pas encore confirmée à la heure de la mise en ligne). Cette photo, titrée en blanc et rouge, en plus d’informer sur le lieu et le nombre de morts et de disparus, est accompagnée d’un commentaire : Günün en acı karesi ! ‘Le cadre le plus douloureux de la journée!’
« Günün en aci Karesi ! » ‘Le cadre le plus douloureux de la journée’, compte twitter-DHA, publié le 2 septembre, 2015.
Un des premiers tweets à circuler dans le twitter turc. Capture d’écran le 7/9/15.
Reuters, 2/9/15. Capture d’écran nettoyée
La diffusion de ces photographies se fait en boucle sur Twitter, comme l’affirme Reuters sur son site : « The hashtag ‘KiyiyaVuranInsanlik’ – ‘humanity washed ashore’ – became the top trending topic on Twitter. In the first few hours after the accident, the image had been retweeted thousands of times. »
Sur le site Reuters ces photographies recadrées déclenchent ensuite leur circulation à l’international.
Quand le compte Twitter de DHA légende les clichés avec « Le plus douloureux cadre de la journée » il fournit alors une grille de lecture de ces images. Les émotions de la triste douleur se répètent et amplifient à chaque republication de ces images auxquelles d’autres émotions collent.
Construction d’un symbole de deuil
Suite à la publication des variantes de ces images en Une de plusieurs journaux et médias européens le 3 septembre, des spécialistes français du photojournalisme et des médias confirment que cette image puise sa force dans sa signification symbolique. La figure de l’enfant mort noyé, et dans ce cas d’un enfant à visage demi-enfoncé dans le sable, suscite spontanément un mélange d’empathie et d’impuissance, qui favoriseraient son universalisation et sa lecture allégorique :
«…plus forte que les mots, l’image restera. Elle montre notre inhumanité.»
Mais comme le note André Gunthert dans son billet ‘L’atelier des icônes (1): mécanique du symbole’ et dans divers entretiens accordés à ce sujet, il s’agit d’abord, non seulement d’une seule image, mais des images, avec des degrés de violence et dont la publication témoigne d’un choix éditorial, qui assume privilégier la dimension émotionnelle de ces clichés.
En effet, le choix de la photographie au document audio-visuel, la focalisation d’abord sur les deux frères parmi les 11 morts et ensuite, uniquement sur Aylan, l’ajout des titres et des légendes émotifs sur des clichés destinées à faire circuler sur Twitter, toutes ces décisions prises par les agences filaires et les quotidiens occidentaux constituent le mécanique du symbole : la réduction de l’information en images à la seule dépouille d’Aylan.
Ces opérations médiatiques transforment ces photographies de choc en images de deuil. Un deuil qui se fait publiquement et à travers la diffusion d’un bouquet d’images, post-mortem et de son vivant, montées, racontées, publiées, et rediffusées par les dessinateurs professionnels et les internautes sur Twitter, Facebook et Instagram.
Instagram et l’échantillon #aylan
L’intérêt de constituer mon échantillon à partir des publications des internautes sur Instagram est double. D’un, les usages les plus courants d’Instagram constituent le partage des photos et des clips personnels et/ou professionnels. Or, le 4 septembre, juste 48 heures après la circulation des images d’Aylan, la requête par son prénom #aylan affichaient 6,574 publications (à 10hrs). Au jour d’aujourd’hui les publications associés au hashtag #aylan sont de 14,575 et à #aylankurdi 14,169 sur Instagram.
Le passage du prénom d’Aylan à un hashtag atteste sa transformation en symbole.
De deux, Instagram propose des fonctionnalités plutôt pour embellir les publications visuelles par l’usage des filtres photo. Le tout dernier application Layout, lancé cette année, permet une composition facile et créative de photo-collage. Appliquerait-on ces procédés dans une telle situation de deuil ?
Méthode
Entre le 3 et le 4 septembre (1200 et 2400 hrs) j’ai manuellement parcouru plus de 7000 publications sur le site web Instagram. Pendant le deuxième visionnage des publications associées à #aylan j’ai recueilli et codé thématiquement (souvent selon les motifs récurrents) 130 publications que j’ai organisé ensuite sous 6 catégories.
La constitution de cet échantillon propose seulement un aperçu de l’interaction des internautes à la réception des images de cette tragédie. Les analyses que j’avance repose sur une méthode qualitative par laquelle je veux décrire le comportement de deuil dans l’environnement numérique et cela dans le cadre précis d’un événement médiatique.
#aylan : un motif de deuil, répété en boucle
Cette première analyse, non exhaustive, suggère que ce deuil public et participatif s’appuie fortement sur une lecture symbolique des images de presse et des dessins professionnels, qui dès leur réception par les internautes les retravaillent et publient en boucle.
Une grande partie de ces images et de leurs variantes reprennent la dépouille d’Aylan en plan rapproché, qui seul fonctionne comme un motif. Les internautes reprennent ce motif, reconnaissable à partir de la couleur des vêtements et de la position du corps. Ils le juxtaposent aux portraits de son vivant ou encore le projettent dans un décor d’au-delà, où sa dépouille est pleurée par une figure religieuse.
Si les internautes ne font que relayer les images d’Aylan, déjà construites par leur diffusion médiatique, la créativité et l’investissement personnel des internautes dans ce deuil se mesurent par tout un bouquet de pratiques qu’ils mobilisent.
1. Les publications presses retravaillées : l’amplification du drame
Guidés par les commentaires de la presse et des médias, une majorité des publications sur Instagram reprennent la photo de la dépouille en plan rapproché, échouée sur la plage. Les appropriations sont réalisées par un jeu de composition graphique.
Des variantes simples en noir et blanc (fig.1) ou en sépia titrée d’un verset coranique (fig.2), ou bien la plage et les vagues passées au rouge pour signifier une mort violente (fig.3), ou bien la dépouille seule, transposée sur des rochers sous un temps orageux, titrée d’une exhortation morale (fig.4). Ce jeu sur le registre des couleurs et les effets graphiques réduisent l’information et confirment une lecture symbolique de ces photos.
Fig.1. Passage au noir et blanc. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.2. Passage au filtre sépia et ajout d’un verset coranique. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.3. “Once the sea was blue before it turned to blood”. Passage au rouge de la plage et des vagues. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.4. “Where is Humanity”. Assombrissement des nuages et transposition de la dépouille dans les rochers. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
D’autres montages proposent une lecture plus accusatrice de la politique gouvernementale (fig.5). Le recadrage des dessins professionnels (fig.6) ou bien leur montage avec un slogan, une citation prémonitoire (figs. 7 et 8) témoignent d’une forte volonté d’extérioriser la douleur par une personnalisation de ces clichés.
Fig.5. “From embrace of Syria to drowing in a sea of Turkey”. Montage. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.6. “Stop War”. recadrage d’un dessin professionnel. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.7. “The world must help Syrian refugees”. Ajout d’un slogan personnel sur un dessin professionnel. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.8 “Sleep well Aylan” Montage d’une citation de Richard Flanagan, d’un dessin professionnel et la citation du poème ‘Home’ de Warsan Shire. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
2. Le récit d’Aylan en photo-collages : un hommage narratif
Plusieurs publications affichent aussi des photo-collages réalisés avec l’application d’Instagram Layout. Ces compilations de 3 à 9 caricatures et dessins professionnels suggèrent la réception de plusieurs images médiatiques qui traite non seulement la mort des réfugiés mais aussi critique la politique européenne et mondiale concernant la guerre en Syrie (fig 9 à 11).
Consultez la note de bas de page pour la traduction en français1pour la fig.9.
Fig.9. Mosaïque en noir et blanc. Capture d’écran 4/9/15. Source Instagram
Fig.10. “Stop the war not the refugees”.Mosaïque en couleur des dessins de presse et citations. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.11. Mosaïque en couleur des dessins de presse. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram.
D’autres mosaïques, en noir et blanc ou en couleur, reprennent souvent les photos post-mortem d’Aylan, accompagnées de leur versions en dessins de presse et juxtaposés avec les portraits de son vivant. Ces photo-collages sont souvent aussi accompagnés d’une légende en forme de récit.
La lecture de ces récits retraçant le périple de la famille d’Aylan et celui des autres réfugiés présente un mélange d’histoire de sa fuite, les sentiments d’impuissance des internautes et leur colère qui se dirige contre les gouvernements. Souvent ces récits se termine par une prière.
Consultez la note de bas de page pour la traduction en français de la fig.142 et la fig.153.
Fig.12. Mosaïque des portraits d’Aylan et son frère. Noir et blanc. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.13. “#humanity washed ashore”. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram. Publication inaccessible sur le site.
Fig.14. “Αντίο μικρέ αγγελε” Adieu petites annonces. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.15. Mosaïque mixte, la famille Kurdi. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Ces collages, mélangeant les portraits de la famille Kurdi et leur histoire, attestent la volonté de mettre des visages sur les noms dans ce récit tragique.
D’autres variantes des récits courts titré « Il s’appelait Aylan » sont aussi diffusées mais en petit nombre (figs.16 &17).
Fig.16. “Il s’appelait..” Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.17. “Il s’appelait..” Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
3. Créations artistiques : dessins, croquis et montages
Un dessin, une peinture à la main et numérique, un croquis, des sculptures en mine de crayon de papier, une découpe de la dépouille d’Aylan recroquevillée, toutes ces créations partagées sur Instagram constituent l’acte de sa deuil.
Fig.18. “Stop War”. Photo d’une mise-en-scène des habits arrangés dans la disposition de la dépouille d’Aylan. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.19. Dessin numérique. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.20. “Bye bye..” peinture à la main. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.21. “Is death so miniature to the world ? RIP”. Photo d’une sculpture en mine de crayon de papier. Capture d’écran 4/9/15. Source:Instagram
Fig.22.“Meu Deus, que tristeza!”-Mon Dieu quelle tristesse. Photo d’une découpe de la dépouille d’Aylan. Filtre. Capture d’écran 4/9/15. Source:Instagram
Fig.23. Illustration, visage d’Aylan. Capture d’écran 4/9/15. Source:Instagram
Contrairement aux photo-montages, la plupart de ces illustrations reprennent le motif de la dépouille, sauf comme dans la fig.234.
L’absence de la famille Kurdi, du gendarme turc qui récupère le petit enfant, l’effacement de ces éléments est voulu pour mettre en lumière et en scène de la mort d’Aylan et de lui rendre hommage.
Parmi ces hommages en images se trouvent un nombre important de photos de croquis. L’ajout des éléments, comme une bougie pour signifier le deuil (fig.24), des stylos pour signifier un travail réalisé à la main (fig.25), tous ces témoignages amplifient la valuer symbolique du motif retenu et répété. Un motif qui vaut milles mots (fig.265).
Fig.24. Hommage, photo d’un croquis.Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.25. “RIP Aylan”. Photo d’un croquis. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.26. “Wenn ein Bild mehr als 1000 Worte sagt.” — Si une image vaut 1000 mots. Capture d’écran 4/9/15. Source:Instagram
4. Association aux icônes : légitimation d’un système médiatique
Certains usagers juxtaposent les images d’Aylan avec les précédentes icônes médiatiques. La photo de la vietnamienne brulée par le napalm (fig.27), un photo-collage associant le napalm girl, le Tank man, la fille au vautour et le face-à-face entre le gendarme turc et la dépouille d’Aylan (fig.28).
D’autres montages proposent une juxtaposition chronologiques avec l’ajout des dates pour chaque tragédie (figs.29 & 30).
Fig.27. “La force d’une photo”. Juxtaposition. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.28. Mosaïque. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.29. #Aylan. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.30. “L’humanité de ce bas monde”. capture d’écran. Source : Instagram
Cette association, comme le suggère le titre apposé à l’image (fig.27), atteste d’une part la légitimation du photojournalisme et son pouvoir à remuer les consciences. D’autre part ces associations amplifient la lecture symbolique des images d’Aylan comme la suggère la légende de la figure 30 :
Souvent, l’image qui choque est aussi celui qui nous fait réfléchir. L’histoire montre que !!! Combien de photos seront nécessaires afin que l’homme (ce qui est dit d’être rationnel) peut avoir de l’amour pour leurs semblables ?
5. Association au mouvement « Je suis Charlie » : reprise, détournement et dénonciation
Certaines publications empruntent le slogan, sans respecter à la lettre les codes graphiques ou typographiques (figs. 31 à 34).
Fig.31. Aylan. Capture d’écran 4/9/15
Fig.32. Aylan. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.33. “Je suis Aylan”. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.34. Je suis Aylan. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Le slogan ‘Je suis Aylan’ seul ou sur le fond noir est utilisé comme titre sur les images et dessin de la dépouille (figs. 35 à 36) ou d’un élément vestimentaires identificateur comme ses baskets (fig.37).
Fig.35.” Je suis Aylan”, capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.36.“Je suis Aylan”, capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.37. “Je suis Aylan”, capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Rares sont les publications qui transforment le « je » à « nous » (fig.38), ce qui signifierait un acte de deuil personnel.
Fig.38. « We are Aylan ». Capture d’écran 4/9/15
Toutefois, l’emprunt du slogan ne signifie pas l’association à l’esprit Charlie. Certaines publications le détournent. Les critiques portent sur la mauvaise gestion des réfugiés par la politique européenne (fig.39). Ainsi, l’image du cortège des personnalités politiques, réunies pour la marche de solidarité du 11 janvier est montée avec la dépouille d’Aylan (fig.40).
Fig.39. Détournement. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.40. “Bougez-vous!” Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
6. L’au-delà : le passage au paradis par la projection
L’iconographie religieux de deuil est très présente aussi bien dans les dessins professionnels que les montages réalisés par les internautes. La projection de la dépouille d’Aylan dans l’au-delà s’appuie sur les éléments visuels classiques qui font allusion au paradis monothéiste. Les rayons de soleil perçant les nuages et les colombes qui circulent la dépouille encore sur la plage (fig.41). Ou bien la dépouille pleurée par la vierge aux larmes de sang (fig.42).
Fig.41. Montage. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.42. “You are safe now”. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram. Publication inaccessible.
Cette projection s’appuie fortement sur une iconographie religieuse : chrétienne et chiite. Les figures du Jésus, protecteur des enfants (fig.43) ou bien celle d’Imam Hussein, martyr des chiites (fig.44) sont déployées pour se rassurer d’une justice divine pour Aylan.
Fig.43.”..dans les bras du Père maintenant”. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.44. Montage. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
D’autres publications transforment sa dépouille en ange, un ange échoué sur la plage(fig.45) ou bien un ange ressuscité en train de construire un château en sable (fig.46).
Fig.45. “Death of humanity”. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Fig.46.“Un autre ange innocent qui est allé au ciel”. Capture d’écran 4/9/15. Source : Instagram
Rares sont les publications visuelles en forme du carré noir, symbole de deuil classique et qui ont été fortement mobilisé lors des précédents mouvements solidaires sur les réseaux sociaux.
Cette première analyse des publications visuelles fixes (quelques hommages vidéos sont aussi partagés) montre qu’en plus du deuil d’Aylan, ces images dénoncent aussi la guerre en Syrie, l’occupation par Daesh et l’impitoyable gestion des réfugiés par l’Europe et les pays des Émirats Arabes.
Les publications en boucle par les internautes de ces images médiatiques, comme l’on peut déduire de cet échantillon, ne font qu’amplifier la dimension émotionnelle de ce drame.
Par Fatima Aziz
Source de l’article : Visual Transactions