Projection film “La destruction” un film de Jean-Robert Vialet dans le cadre du Festival d’ATTAC 2012
14h Botanique, Rue Royale 236 — 1210 Bxl
Débat avec Laurent Vogel, directeur du département Conditions de Travail, Santé et Sécurité de l’Institut Syndical Européen (ETUI). Chargé de cours à l’ULB dans le cadre de la formation pour les conseillers en prévention et protection de la santé au travail
“La destruction” (64 minutes) 2009
Dans un monde où l’économie n’est plus au service de l’homme mais l’homme au service de l’économie, les objectifs de productivité et les méthodes de management poussent les salariés jusqu’au bout de leurs limites. Jamais maladies, accidents du travail, souffrances physiques et psychologiques n’ont atteint un tel niveau. Des histoires d’hommes et de femmes chez les psychologues ou les médecins du travail, à l’Inspection du Travail ou au conseil de prud’hommes qui nous révèlent combien il est urgent de repenser l’organisation du travail.
Tarif adulte : 5 €
Tarif étudiant & senior : 4 €
Tarif sans emploi : 3€
La mise à mort du travail
Après deux ans et demi d’enquête, Jean-Robert Viallet nous fait pénétrer dans un monde où les caméras ne sont jamais les bienvenues : celui de l’entreprise.
Avec trois thèmes majeurs qui sont “La destruction”, “L’aliénation” et “La dépossession”, cette série exceptionnelle met à nu les nouvelles organisations du travail, les relations de manipulation et de pouvoir et les souffrances qui en découlent. Un résultat inédit et édifiant.
INTERVIEW DU REALISATEUR JEAN-ROBERT VIALLET
Lorsque Christophe Nick m’a proposé le sujet de La Mise à mort du travail, il s’agissait de reprendre le principe qui avait été celui des Chroniques de la violence ordinaire et d’Ecole(s) en France : circonscrire l’enquête à un lieu unique ou à un petit nombre de lieux particuliers et s’y installer dans la durée avec l’ambition d’élargir peu à peu le point de vue à une question sociale plus générale. En l’occurrence , ici, la “crise du travail” que connaissent aujourd’hui tous les pays développés. L’idée n’était pas de faire un énième film sur la souffrance au travail, ni de révéler les malversations de telle ou telle entreprise, encore moins d’accuser X ou Y de terroriser ses employés. Que l’entreprise soit un lieu de souffrance pour des millions de gens, il suffit de regarder les chiffres — maladies du travail, dépressions, suicides, harcèlement — pour s’en convaincre. Mais il fallait abandonner cette approche biaisée en termes de victimes et de bourreaux, de patrons voyous…, si l’on voulait avoir une chance de comprendre en quoi cette crise est l’expression de quelque chose de beaucoup plus profond, au même titre que la crise financière, en quoi c’est le travail lui-même et notre civilisation toute entière qui sont malades. Il fallait donc, au contraire, tenter de porter un regard le plus sociologique possible sur l’univers du salariat, d’embrasser toute la question à travers le prisme d’un petit groupe d’entreprises banales. En dehors du fait que cet exercice était nouveau pour moi, ce qui me séduisait, c’était son caractère inédit.
Des caméras sont entrées dans les tribunaux, les prisons, les hôpitaux psychiatriques…, des documentaires ont parlé du travail. Mais le monde de l’entreprise — surtout à son niveau le plus commun, celui des Castorama, des Saint-Maclou, des Halles aux chaussures, etc., qui peuplent les alentours de nos villes — est très rarement traité. D’abord bien sûr parce que l’entreprise privée est l’un des espaces les plus fermés de notre société et qu’il est extrêmement difficile d’y pénétrer. Mais aussi, plus fondamentalement, parce qu’elle n’offre généralement aucun intérêt à qui cherche l’exceptionnel. Par conséquent, on ne sait pas la regarder et on se donne rarement les moyens et le temps d’apprendre à le faire.
En quoi — et de quoi — les entreprises que vous avez observées sont-elles représentatives ?
Ce sont des entreprises “normales”, anodines : pas d’histoires, pas de polémiques, pas d’affaires sulfureuses, elles sont banales, à l’image de celles où travaillent des millions de salariés, de celles qui produisent des biens ou des services achetés par des millions de consommateurs. Banales mais importantes, mondialisées, standardisées. Carglass appartient à Belron, leader mondial de la réparation de pare-brise. Fenwick est la branche française du groupe allemand Kion, 20 000 salariés, géant du matériel de manutention. L’horizon du salariat est aujourd’hui l’entreprise globalisée, c’est-à-dire engagée dans la concurrence mondiale et souvent filiale d’un groupe international. Les filiales sont grosso modo organisées de la même façon. Il n’y a pas trente-six manières de gérer une entreprise, en matière d’organisation du travail, quelques grands modèles font la loi depuis les années 80. Par conséquent, des Etats-Unis à la Tchéquie, en passant par l’Allemagne ou l’Italie, à quelques différences de législation et de culture près, on retrouve les mêmes tendances. En sorte que parler de l’entreprise en France, c’est parler du monde du travail disons en Occident.
Pourquoi avoir tourné à La Défense ?
La Défense-Nanterre-Courbevoie, on a là l’un des principaux bassins d’emplois de services en Europe et la plus grande concentration de sièges d’entreprises en France, mais aussi le deuxième conseil de prud’hommes après Paris et l’hôpital (Nanterre) où ont été initiées les consultations sur la souffrance au travail. Aucun autre lieu n’offrait un tel point de vue et la possibilité d’embrasser d’un seul regard à la fois un système à l’oeuvre et ses effets concrets.
Vous parliez de l’entreprise comme d’un bastion imprenable. Comment y pénètre-t-on ?
Je dois ici rendre hommage à Alice Odiot, qui a mené durant des mois un très gros travail d’enquête et de démarchage en allant frapper à la porte de dizaines d’entreprises. Avec toujours la même question : seriez-vous d’accord pour que l’on parle de la possibilité de filmer chez vous ? Notre condition était évidemment claire : aucun droit de regard sur le résultat final. Et la réponse non moins claire : c’était invariablement non. Les entreprises dépensent chaque année des millions en marketing. Pourquoi leurs dirigeants iraient-ils prendre le risque de tout flanquer par terre en laissant entrer une équipe de tournage ? A force de refus, nous avons fini par adapter notre discours au leur et à retourner leurs arguments : “Depuis des années, vous ne cessez de parler de transparence, d’ouverture… Les gens — à commencer par vos propres salariés — en rigolent, ils n’y croient plus. Vous avez l’occasion de prouver que ce sont pas de vains mots et de montrer que vous gérez cette entreprise de la meilleure façon”. Du coup, c’était les mettre en situation d’avoir quelque chose à gagner à notre présence. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés autorisés à filmer dans une dizaine d’entreprises sans avoir signé la moindre clause restrictive. Pour autant, nous ne leur avons pas menti : oui, bien sûr, nous nous réservions le droit de porter un regard critique. Mais nous n’étions pas là pour stigmatiser des “salauds de patrons”, et encore moins pour développer un discours contre le travail : bosser, c’est l’enfer, l’aliénation, etc. Le travail est par nature ambivalent. Il peut être pénible, harassant, tuant…, mais il est aussi ce qui donne une identité, ce qui permet, comme le dit très bien le psychiatre Christophe Dejours, de se mettre à l’épreuve de soi et des autres, de se réaliser, de s’émanciper, ce qui crée du collectif, du lien, du social. Parler de “mise à mort du travail”, ce n’est pas dire que les conditions de travail d’un employé de Fenwick sont pires aujourd’hui que celle d’un ouvrier à la chaîne il y a cinquante ans, ni prophétiser la “fin du travail”, c’est dire qu’on est en train de vider le travail de sa substance, de ce qui lui permet de donner du sens à nos vies.
Vos films sont effectivement tout sauf manichéens. Ce qui est troublant, c’est qu’à aucun moment les dirigeants d’entreprises auxquels vous donnez la parole ne donnent l’impression d’être en position de défense, de se justifier de quoi que ce soit, malgré un contexte actuel qui suscite de plus en plus d’interrogations sur l’organisation du travail.
Dans leur discours, il n’est pas toujours facile de faire la part entre la volonté compréhensible de convaincre (que leur entreprise est la meilleure, que leur management est le bon…) et l’aveuglement pur et simple. Car l’entreprise est un univers qui se vit sous le régime de l’évidence, du pragmatisme, de la pensée positive : “On n’a pas le choix”, “Il faut se dépasser sans cesse”, “Quel magnifique challenge”, etc. Or, c’est évidemment aussi le lieu d’une idéologie très puissante qui prend sa source chez quelques penseurs, qui a été mise en oeuvre par des ingénieurs et a été popularisée par une poignée de livres. Une idéologie qui utilise un certain nombre de techniques de manipulation et de soumission pour imposer à tous une course illimitée à la rentabilité et au profit, quel qu’en soit le coût humain. On baigne tellement là-dedans qu’on ne s’en rend même plus compte. Au fond, je ne suis pas certain que ces managers connaissent très bien les critiques qui sont formulées au sujet de leurs méthodes, et encore moins ce qu’ont pu écrire les chercheurs sur cette question. De toute façon, dans l’entreprise, on pense rarement contre soi-même. Pour conserver son poste, il faut au moins faire semblant d’y croire. Mais, pour tenir le coup, il faut y croire vraiment. Ou alors c’est la dépression. Y croire au moins pendant les heures de travail. Après, avec la famille, les copains, les masques tombent, l’esprit critique reprend ses droits. Puis, le lendemain, rebelote…
Une fois autorisé à entrer dans une entreprise, concrètement, que filme-t-on ?
Le tournage en immersion est un exercice empirique : cela signifie qu’on apprend en faisant. Au début, on prend les choses comme elles viennent : il y a une réunion ? très bien, allons‑y…, on filme des cadres qui vont d’un bureau à l’autre, des conversations banales ou incompréhensibles. On a parfois l’impression de ramener des images sans intérêt, emmerdantes. Et puis, peu à peu, le regard s’affine, parce qu’on se nourrit de la littérature sur le sujet et surtout parce qu’on comprend que la véritable scène est ailleurs, que tout se joue en coulisses, à demi-mots, dans les têtes… Tout l’enjeu devient alors de révéler cette face cachée, de s’éloigner de l’interprétation pour entrer dans la démonstration implacable. Plus concrètement, tourner dans une entreprise, c’est être là du matin au soir et se faire un réseau de relations. Il y a un premier cercle, essentiellement des managers vers lesquels nous oriente la direction. On passe les voir régulièrement : “Au recrutement, vous avez quelque chose d’important, en ce moment ?” “Et du côté des call-centers ?” Ils ont leurs limites, ils sont là pour mettre en avant l’image de la boîte, mais ils permettent d’accéder à un deuxième réseau, d’employés celui-là. Eux, il faut un moment pour les convaincre qu’on n’est pas à la solde de la direction , mais ils ont un autre discours sur la réalité de l’entreprise. Un discours qui n’est pas sans ambiguïtés, d’ailleurs, pour des raisons évidentes. Enfin, au fil des mois, on se constitue un troisième réseau, plus personnel, plus souterrain, déconnecté de la direction. Ce sont par exemple les employés du call-center de Carglass, qui témoignent anonymement, ou Pascal, ce responsable d’agence qui finit par jeter l’éponge, ou encore les deux cadres harcelés dans le film La Destruction. C’est toute cette masse de situations et de rencontres qui permet de tirer des fils et de prendre le temps de voir où ils mènent. Au bout d’un an de tournage, quelques histoires se dégageaient, qui permettaient de traiter tous les thèmes que nous voulions aborder et d’imbriquer les niveaux d’analyse — l’entreprise, les individus, l’économie. Il a alors fallu, parfois à regret, abandonner certaines entreprises pour resserrer notre regard sur un petit nombre d’entre elles.
Les syndicats sont relativement absents de ces films. Quand ils sont présents, c’est surtout sous la forme de syndicalistes harcelés…
Mais c’est la réalité. Si nous avions tourné dans de grandes entreprises publiques, cela aurait été très différent mais, aujourd’hui, dans le privé, en matière syndicale, c’est au mieux la baisse de puissance, au pire la déshérence. Et, de toute façon, la haine paranoïaque de la part des directions. J’espère ne pas être injuste à leur égard, mais j’ai l’impression que, si les syndicats sont encore très pointus sur les questions liées au droit du travail et aux salaires, ils sont dépassés par ces nouvelles organisations du travail. Et, d’une certaine façon, c’est un peu fait pour ça — ou alors ça tombe bien. Le fonctionnement des entreprises a changé : on a aujourd’hui des montages complexes de filiales, des sociétés bicéphales distinguant nettement les pôles service et industrie, le siège est ici, les centres de production ailleurs, etc. Entre ces différents univers, les syndicats ont du mal à se parler, à garder des connexions. Par ailleurs, ils sont aussi un peu déboussolés par le démontage pointilleux de ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps la lutte des classes, par les nouvelles terminologies professionnelles (les “experts techniques” ont remplacé les ouvriers, les “chargés d’assistance” les standardistes) et par l’invention de la notion de “client”, qui réorganise les relations à l’intérieur même des entreprises. Autant dire que, si dans l’industrie il leur reste encore des forces et des moyens de pression, dans le tertiaire, le monde du service, ils ont bien du mal à exister. Alors que nous avons plus que jamais besoin de contre-pouvoir.
CHIFFRES CLES
Les maladies professionnelles (43 800), les accidents du travail (720 000) ou les accidents sur le trajet pour s’y rendre (85 000) touchent chaque année près d’un million de personnes en France.
Chaque pays de l’Union européenne leur consacre entre 3 et 4 % de son PIB. Le total représente 270 milliards d’euros, soit deux fois les dépenses d’armement de tous les Etats de l’Union.
Selon l’Institut national de veille sanitaire (INVS), un quart des hommes (24 %) et un tiers des femmes (37 %) souffrent en France de détresse psychique liée à leur travail. Les maladies psychologiques représentent 20 % des maladies du travail répertoriées en Europe : 8 % des salariés prennent des psychotropes, les femmes systématiquement plus fréquemment (12 %) que les hommes (5 %). En outre, 9,6 % des hommes (et 2,2 % des femmes) présentent une dépendance alcoolique.
Les troubles musculo-squelettiques (TMS) touchent en France un salarié sur huit. C’est un mal qui représente 7 millions de journées de travail perdues chaque année et coûte plus de 710 millions d’euros à la Sécurité sociale. Les TMS sont devenus les premières ‚“maladies professionnelles” en Europe et aux Etats-Unis. Les médecins du travail disent qu’elles sont largement sous-estimées et peu reconnues.
Une étude réalisée en Basse-Normandie auprès de médecins du travail conclut que, rapporté à l’échelle nationale, chaque jour, un salarié met fin à ses jours, chez lui ou au travail, pour une souffrance directement causée par l’exercice de son métier, ce qui représente 300 à 400 morts par an.
Il y a un policier pour 600 habitants en France ; il n’y a qu’un inspecteur du travail pour 10 000 salariés.
Selon une enquête de l’INVS, seul un salarié sur cinq juge avoir les moyens de réaliser un “bon travail”. 12 % des salariés déclarent avoir été contraints de travailler (au moins une fois) d’une façon qui heurtait leur conscience, au cours des douze derniers mois.
LISTE TECHNIQUE
Une série documentaire de Jean-Robert Viallet
Sur une idée originale de Christophe Nick
Ecrite par Jean-Robert Viallet avec la collaboration de Mathieu Verboud
Enquête : Alice Odiot & Jean-Robert Viallet
Conseillère scientifique : Marie-Anne Dujarier
Images : Audrey Gallet, Octavio Henrique Salvador Esperito Santo, _
Jean-Robert Viallet & Tal Zana
Montage : Tal Zana & Christophe Bouquet
Documentalistes : Anne Connan, Emmanuelle Yacoubi
Avec la voix d’Emmanuelle Yacoubi
Musique originale : Bud & Frank Williams