Le 9 novembre dernier, Arundhati Roy a été invitée au CUNY Graduate Center de New-York. Elle y a fait une lecture d’extraits de ses derniers essais, parmi lesquels ’Ma marche avec les camarades’. Suite à cette conférence, elle a eu l’occasion de répondre aux questions du public. La retranscription (et donc la traduction) était un peu décousue, ce qui en rend parfois la lecture moins agréable, mais n’empêche pas la bonne compréhension du propos de l’auteur.
Source de l’article : Secours Rouge
RETRANSCRIPTION DU QUESTION/REPONSE D’ARUNDHATI ROY AU CUNY
GRADUATE CENTER — NEW-YORK — 9 NOVEMBRE 2011
Il y a quatorze ans, l’auteur indienne Arundhati Roy a fait ses débuts avec Le Dieu des petits riens, un roman qui a remporté le Booker Prize, et puis a été vendu à plus de six millions d’exemplaires à travers le monde. Mais le monde de la fiction fut rapidement abandonné lorsqu’elle s’est tournée
vers l’activisme à plein temps, produisant à la chaîne des essais politiques enflammés, et s’attirant généralement des ennuis avec le gouvernement indien et les intégristes religieux.
Plus récemment, elle a passé du temps avec les insurgés maoïstes indiens — sur leur invitation — dans la jungle depuis laquelle ils opèrent. L’essai qu’elle a ramené a été publié sous le titre ‘Ma marche avec les camarades’, duquel elle a lu quelques extraits à un événement accueilli au City University of New-York’s Graduate Center (en dépit des fonds encore radicalement réduits et rapidement diminués du centre). Ceci est une retranscription du question/réponse qui a suivi la lecture. Certaines redondances ont été supprimées et des titres sympathiques ont été ajoutés.
(L’amour rend notre combat féroce)
CUNY : Merci Arundhati pour cette incroyable lecture, et les pensée qu’elle m’a évoquée, et à nous tous, alors que vous décriviez cette guerre contre la population des forêts. Une des choses à laquelle j’ai beaucoup pensé, ayant lu certaines de vos oeuvres au fil des ans, et vous ayant écouté lire maintenant, c’est la quantité de beauté que vous glissez dans une histoire [?] et je pense tout le temps à la façon par laquelle vous aidez les gens à prendre en considération les pires choses qui se passent dans le monde afin que nous puissions y faire quelque chose. Et je me demande si vous parleriez, si vous seriez intéressée de parler un peu du genre de projet politique et de projet esthétique pour trouver toute la beauté dans des moments de profonde douleur[?].
ARUNDAHTI ROY : Et bien, je ne la cherche pas activement parce qu’elle est là. Si vous lisez le reste de l’essai duquel j’ai lu des extraits, à vrai dire, à l’intérieur [de la forêt] nous avons passé tellement de temps à rire simplement, parce que j’ai toujours le sentiment que quand on est à l’extérieur de la zone de résistance immédiate, il est beaucoup plus facile d’éprouver du désespoir parce qu’on a ce choix. On peut toujours dire, ‘Okay, ça ne fait rien, je ne vais pas étudier la politique, je vais faire l’architecture d’intérieur’, ou quelque chose comme ça, tandis que les gens qui sont là-bas, ils n’ont pas le choix vous savez. Même le désespoir n’est pas une alternative, parce que personne ne vous demande si vous êtes un pessimiste ou un optimiste. Il faut mener ce combat d’une façon ou d’une autre et il y a là une sorte de clarté. Et beaucoup de beauté et beaucoup d’espoir.
Je pense que pour moi, ma façon d’écrire n’est pas une stratégie. C’est juste ma façon d’écrire. Ou c’est juste ma façon de penser. Je veux dire qu’il y a dix, vingt, trente ans, lorsque j’ai commencé à écrire au sujet de ces choses, c’était au moment où l’élite de l’Inde était si optimiste concernant le projet d’économie de marché qu’elle disait ‘cette femme doit être envoyée pour se faire examiner la tête’, vous savez, ‘elle est folle’, et ainsi de suite. Que nous gagnions ou que ne perdions ou quoi que ce soit, c’est le camp dans lequel nous sommes. La vérité, c’est que si vous viviez en Inde, ou au Cachemire, vous sauriez qu’il y a tant à dire, qu’il y a tellement de régions sauvages, qu’il y a tant d’imagination qui n’a pas été encerclée et que c’est cela, je pense, qui rend notre combat si féroce ; parce qu’il y a tellement de choses que nous aimons. Ce n’est pas que nous devions le récupérer, nous l’avons. Et cela n’a pas encore été anéanti, bien que le projet soit en marche. Cela n’a pas encore été détruit. Et je pense que nous ne luttons que s’il y a quelque chose que nous aimons et que nous devons sauvegarder, sinon, à quoi bon ?
(Pas la voix des sans-voix ou n’importe quelles idioties de ce genre)
CUNY : Une des choses que nous faisons au centre, c’est que nous avons un séminaire qui dure toute l’année avec des membres de la faculté et des étudiants de troisième cycle, et aujourd’hui, par coïncidence, nous avons débattu de votre travail. Une des interrogations portait sur le public. Je pense que beaucoup d’entre nous ont été étonnés, en lisant cet ouvrage, que la situation soit si peu discutée à l’intérieur des conglomérats médiatiques transnationaux. Par conséquent, je me demande si vous considérez que, en quelque sorte, votre rôle principal est d’apporter ces histoires, ces reportages, au monde. Ou considérez-vous en fait le sommet principal de votre activisme à l’intérieur de ce qui existe encore dans l’état indien ?
ARUNDHATI ROY : Et bien, je ne passe pas beaucoup de temps à réfléchir à mon rôle dans ceci. Je pense que beaucoup de ce que je fais ne vise pas forcément à essayer de persuader les gens de mon point de vue ou quoi que ce soit. C’est plus… comment puis-je le dire ? Par exemple, il y a environ deux ou trois mois, j’ai reçu un message de la forêt. Il disait : ‘Didi, aap ke likhne ke baad, jungle mey khushi ki laher pheilithi’, ce qui signifie, ‘Après que vous ayez écrit, une vague de bonheur a traversé la forêt’. Et pour moi, c’est pour cela que j’écris, pour faire partie de la résistance parce que je ne vois pas forcément les médias transnationaux ni l’idée d’avoir à construire des ponts de solidarité — je l’ai fait, à un moment donné ; j’avais l’habitude de dire que la meilleure exportation de l’Inde est le dissentiment. Mais maintenant, je ressens de tout coeur que les gens doivent réellement livrer leurs propres batailles. Vous savez, nous ne pouvons pas consacrer toute notre énergie à tenter de bâtir des solidarités transnationales parce que celles-ci sont très précaires. Si elles se produisent, c’est super, mais je n’ai jamais… je veux dire… disons que lorsque j’ai écrit ‘Ma marche avec les camarades’, un texte de 20.000 mots, j’ignorais absolument qui voudrait bien le publier. Mais il fallait juste l’écrire. Je l’ai écrit, et puis il a été publié dans un grand magazine, et à certains égards, il a réellement changé la nature du discours, parce que autrement, ils n’étaient que des terroristes sans visage et ainsi de suite.
Mais je pense que je le considère toujours comme un acte de solidarité avec les gens dont je fais partie de la lutte. Vous savez, je ne me vois jamais comme la représentante de quelqu’un ou comme la voix des sans-voix ou n’importe quelle absurdité de ce genre. Je fais vraiment partie du tout. J’y fais juste ma part.
(La paradoxe de la Chine)
CUNY : A propos de solidarité, dans le passage que vous avez lu, vous avez fait mention de l’exportation de minerai vers la Chine. Cela doit être un des paradoxes de l’histoire, n’est-ce pas, que dans le cadre de l’opération contre les maoïstes en Inde, le minerai va aux maoïstes en Chine.
ARUNDHATI ROY : J’étais en Chine il y a déjà un certain temps, et lors d’un meeting, nous parlions de trois somptueux barrages, et j’ai dit, si vous élevez une objection contre un barrage ou un [?] projet en Chine, alors que faites-vous ? Ils ont dit, on écrit une lettre au département Lettres et Requêtes, après quoi on se fait arrêter. J’ai dit, ‘Et bien, vous avez clairement besoin de maoïstes indiens’.
Mais la Chine est intéressante n’est-ce pas ? Qu’à certains égards, elle commence à ressembler à une économie capitaliste administrée par un état communiste. Par conséquent, en Inde, ils pensent à la Chine avec beaucoup d’envie, pensant, ‘Pourquoi nous affaissons-nous avec cette démocratie, tout en lambeaux comme elle est?’; parce qu’on ne peut pas, en Inde, on ne peut véritablement pas faire accepter à la hâte ce projet d’économie de marché sans militarisation. Et pourtant, afin d’être la destination financière favorisée, il faut faire mine d’être une démocratie. Donc, tout ça se passe.
Mais juste, puisque vous avez mentionné la Chine, j’ai dernièrement lu le livre de Kissinger sur la Chine, et il comporte une partie charmante, où il parle de comment, après la place Tian’anmen, les Chinois n’avaient pas pu comprendre le refroidissement des relations avec les Etats-Unis. Ils n’avaient pas pu comprendre comment un pays pouvait mettre les droits de l’homme au centre de sa politique extérieure. [Rires] C’est l’opinion de Kissinger de la politique étrangère des Etats-Unis : les droits de l’homme au centre.
(Anna Hazare et la guerre de la classe moyenne contre les pauvres)
CUNY : Sur cette question de la façon dont cette situation apparaît dans la presse étrangère, dernièrement, quelqu’un comme Anna Hazare a occupé beaucoup plus de place dans la presse que la crise économique et politique dans le centre de l’Inde. Avez-vous une explication pour cela ?
ARUNDHATI ROY : Anna Hazare. [Rires] Je pense que la plus proche explication à ce mouvement est le Tea Party ici. Ce qui s’est passé en Inde est vraiment très intéressant. En fait, juste avant que ce mouvement ne, comme qui dirait, fasse surface, le gouvernement, les sociétés et les médias étaient ébranlés par un scandale, connu comme le 2G, qui était au fond, la vente de licences de téléphone mobile. Et fondamentalement, depuis les sociétés, les lobbyistes des médias, le ministre de l’information jusqu’au premier ministre, ces gens étaient impliqués dans la vente de ces licences pour des milliards de dollars à des sociétés privées à des tarifs très bon marché, et puis elles les ont revendues et ont fait d’énormes bénéfices ; tout un tas de conversations téléphoniques ont été écoutées ; et les journalistes des grands médias, les principales entreprises en Inde, tous ces gens étaient impliqués.
Tout à coup, pour la première fois, tout le lustre de ‘les sociétés sont honnêtes et efficaces’ s’est effondré ; il a volé en éclat. Et subitement, ce mouvement anti-corruption est né, soutenu — sournoisement soutenu — par l’extrême droite, par les fascistes, par la RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh ou Organisation Patriotique Nationale]; mais ne dévoilant pas leurs intentions. Mais ils ne parlaient pas de la corruption du gouvernement et leur mouvement était soutenu par les mass-médias, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Il n’y avait pas un, pas un seul petit slogan contre la moindre société. Il s’agissait juste… pas même simplement du gouvernement, mais simplement du parti au pouvoir, qui est le Congrès parce que vous savez, il y avait tellement de la droite derrière tout ça.
Et ce projet de loi en lui-même, qu’ils essayent de faire passer, peu de gens l’ont lu, mais je l’ai lu, et il est incroyable ; parce qu’en fait, ils suggèrent qu’il y ait un groupe de personnes pures et vertueuses choisies de manière plutôt compliquée et qui devrait gérer une espèce de super police dans laquelle 40.000 policiers surveilleraient la corruption ; comment ces 40.000 personnes ne seront pas elles-mêmes corrompues, on ne sait pas.
Et en fait, ce qui se passe en Inde, c’est que nous avons un pays où il n’est pas possible pour certaines personnes, d’être légales. Il y a des centaines de milliers, des millions de personnes qui vivent dans des bidonvilles, il y a des marchands au bord des routes, et tout ces gens sont juste continuellement attaqués par l’état parce qu’ils sont illégaux. Ce que je veux dire, c’est qu’ils vivent dans des endroits interdits, que ce sont des sans-abris. Et tout à coup, la classe moyenne s’attaque à eux en disant : ‘Ce sont les hommes politiques corrompus qui autorisent ces sales taudis là, et ces gens crasseux vendant des samosas sur des charrettes et il faudrait que tout le monde soit déplacé dans les centres commerciaux ou déplacés à l’extérieur des villes. N’importe quel mouvement anti-corruption doit être associé à une légalité admise, et cette légalité admise appartiendra à la classe moyenne, et c’est pour cette raison qu’il y a un énorme soutien de la classe moyenne pour ce mouvement anti-corruption.
Donc, c’est exactement le contraire de ‘Occupy Wall Street’. On a un énorme soutien de personnes de la classe moyenne qui disent que c’est la corruption qui nous empêche de devenir une superpuissance. Ce sont les pauvres qui bloquent le passage.
(Gandhi, prends ton fusil!)
CUNY : J’ai une question complémentaire à quelque chose chose que vous avez dit plus tôt. Cela se rapporte à une question que les gens ici dans l’assistance vous ont posée, à ce que vous avez dit plus tôt en réponse à ce que je vous ai demandé à propos du fait que vous étiez peut-être sceptique sur la construction de ponts de solidarité. Et pourtant, l’idée que ce qu’ils voulaient [?] toutes ces différentes qualités [?], donc d’une certaine manière, il va y avoir un combat de ces gens dans cette forêt-là. [?] Mais bien sûr, il y a un raid contre les plus énorme forces globales que l’on puisse imaginer. Et bien que je ne pense certainement pas que nous devrions mettre nos treillis verts et courir là-bas, puisqu’il y a toutes ces batailles à livrer ici, je suis simplement curieux en ce qui concerne la manière par laquelle vous espérez que les choses puissent tourner en fin de compte, si toutes ces batailles sont [?]. Par conséquent, laissez-moi poursuivre avec une question ici : ‘Chère Arundhati’, écrit un de vos admirateurs, ‘Il y a une partie dans ‘Ma marche avec les camarades’ où vous citez l’opinion de Gandhi sur l’intendance, qui est fondamentalement une justification de la propriété privée. Comment les Indiens doivent, ou devraient-ils régler les impératifs moraux de non-violence et de propriété alors qu’il y a tellement de violence et d’expropriation menées au nom même de la ‘sécurité’ et du ‘développement’? — notre auteur aime les guillemets.
ARUNDHATI ROY : A vrai dire, je me suis attirée pas mal d’ennuis et pas mal de discussions parce qu’il y a une partie dans l’essai où je parle du fait que, juste sur le plan de la consommation, l’armée de la guérilla est plus gandhienne que n’importe quel gandhien. Et qu’un jour, je devrais écrire une pièce intitulée ‘Gandhi, prends ton fusil!’ parce que comme vous pouvez l’imaginer, la non-violence, ou l’idée de non-violence, a été récupérée par l’élite d’une manière qui lui convient. Donc ma question est, aux gens qui — vous savez, si c’est Anna Hazare qui fait une grève de la faim soutenue par les mass-médias et la classe moyenne, d’accord ; mais la non-violence est une forme de théâtre politique qui peut être extrêmement efficace à condition d’avoir une audience compatissante ; mais si vous êtes loin dans la forêt, cerné par 1.000 policiers qui mettent le feu à votre village, vous ne pouvez guère faire une grève de la faim, n’est-ce pas ?
Et je demande : un affamé peut-il faire une grève de la faim ? Les gens qui n’ont pas d’argent peuvent-ils boycotter les marchandises alors qu’il n’ont pas de marchandises, ni d’argent du tout ?
Et Gandhi croyait à cette idée de curatelle selon laquelle les personnes riches devraient être autorisées à garder ce qu’ils ont et être convenables à ce sujet. Et visiblement, je ne crois pas à cela.
Pour en revenir à la question que vous posiez concernant la solidarité : vous voyez, ce que je voulais dire, c’est que…, je ne voulais pas dire qu’il ne devrait pas y avoir de solidarité, mais je pense que ces solidarités surviendront lorsque les gens comprendront ce que sont ces combats, quel est le rapport entre l’occupation de Wall Street et les gens qui se battent dans la jungle. En ce moment, c’est peut-être un peu confus, parce que, sommes-nous vraiment clairs au sujet de ce que nous demandons, de ce pour quoi nous luttons. Vous savez, même dans le dernier essai de ce livre, duquel je lirai une partie à haute voix à la fin (ce dernier essai s’appelle ‘La révolution dégoulinante’), je dis, oui, en ce moment, les maoïstes se battent contre le rachat d’entreprise, mais laisseront-ils le bauxite dans la montagne ? Ont-ils une façon différente de considérer le monde ?
Un modèle de développement différent ? Parce que vous savez que le monde occidental, et tout particulièrement les Etats-Unis, a trouvé le moyen de faire croire à tout le monde que ceci est le progrès, ceci est la civilisation, ceci est le paradis. Tandis que ce que je dis, ce que nous demandons réellement, ce dont il retourne de ce combat dans la forêt, c’est une idée différente du bonheur, une idée différente de l’épanouissement, une idée différente de la civilisation ; et nous ne devons pas avoir peur d’exprimer très clairement nos revendications, nos rêves, notre besoin de changement.
(Capsule-iste et couvercle-iste)
Il est vraiment temps pour cela. Et si on pense à une société dans laquelle 400 personnes possèdent plus de la moitié de tout ce que possèdent les Américains, il est évident qu’il ne faut pas être un philosophe ni un énorme intellectuel pour dire que ceci doit cesser. Et aujourd’hui, je pense que nous devons dire qu’aucun individu, aucune entreprise ne peut avoir des sommes illimitées d’argent. Il faut le couvrir d’une capsule, d’un couvercle ; donc nous pouvons nous dire capsule-istes et couvercle-iste, si vous voulez. Mais par exemple en Inde, il y a une société minière qui s’appelle Jindals, qui possède des aciéries, qui extrait du minerai de fer, elle se fait des millions de bénéfices. Et il y a une résistance à ses projets partout. Par conséquent, lorsqu’on extrait du minera de faire, on paye juste de petites royalties au gouvernement, et on se fait tous ces millions. Avec tous ces millions, toutes ces sociétés minières, elles peuvent acheter des juges, elles peuvent acheter des journalistes, elles peuvent acheter des stations de télévision, elles peuvent acheter tout. Le directeur général est un membre du parlement, il a obtenu le droit d’arborer le drapeau national sur sa maison avec le président de la Flag Foundation.
Elles ont des facultés de droit — comme ce magnifique campus au coeur d’une espèce de misère noire à l’extérieur de Delhi — où des professeurs viennent de partout dans le monde parce qu’ils sont si bien payés, et ils enseignent le droit environnemental et toutes sortes de gentillesses. Et récemment, ils ont même organisé un atelier de protestation, où sont venus des activistes, des poètes et des chanteurs pour parler de protestation et de musique. Donc, ces types possèdent tout. Ils possèdent les universités, ils possèdent les manifestations, ils financent les activistes, ils ont les mines, ils sont au parlement, ils ont le drapeau, ils ont tout. Les Tata [conglomérat multinational indien] ont des mines, ils ont des fondations, ils financent des cinéastes, ils font du sel, ils font des camions, ils font des câbles internet. On ne peut pas leur échapper, et ils ne sont pas redevables. Par conséquent, à part que nous sommes capsule-istes et couvercle-istes, nous exigeons qu’aucune société ne puisse avoir ce genre de propriété croisée. Si on a une mine, on s’en tient à la mine, on ne peut pas posséder une société de télévision, ni le drapeau, ni être au parlement, ni gérer les universités, on ne peut pas. Par conséquent, on a besoin de règlements comme ça, autrement, on fini par devenir comme l’Italie, où Berlusconi possède 99% des sorties télévisées.
QUELQU’UN DANS LE PUBLIC : A New-York, le maire Bloomberg.
ARUNDATHI ROY : Donc il y a certaines choses assez simple. Franchement, je crois également que les enfants ne devraient pas hériter des richesses de leurs parents. Il doit y avoir une façon de limiter ce que les gens peuvent avoir parce que nous ne pouvons pas compter sur la sainteté des gens [?] des gens gentils et manger des légumes bios. Cela ne fonctionne pas.
(Quand les animaux commencent à perdre la tête)
CUNY : Je vais essayer de donner suite à cela en combinant deux questions. Etant donné, encore une fois, la situation que vous avez juste décrite, est-il possible, pour cette insurrection, de l’emporter sans une certaine forme de transformation au niveau du gouvernement en Inde dans son ensemble ? En d’autres termes, peut-il en quelque sorte, y avoir un compromis, ou peuvent-ils seulement l’emporter avec un gouvernement différent ?
ARUNDATHI ROY : Non, tout d’abord, je pense qu’il serait imprudent de croire que quelqu’un peut vraiment remporter une victoire militaire contre l’armée indienne. En même temps, nous n’oublions pas qu’au Cachemire, 700.000 soldats ont été postés là-bas pour prendre des mesures concernant ce qu’ils [?] environs 300 milices. Une fois que une population toute entière est contre vous, vous ne pouvez pas la maintenir. Donc, si douze millions de personnes au Cachemire nécessitent 700.000 soldats, alors, combien en nécessitent 600 millions ?
Le chiffre ne fonctionne pas. En fait, personne ne peut gagner cela, et donc, il y a juste la dévastation. Je pense que ce n’est pas une question de transformation du gouvernement. Je pense que c’est la question d’autres mouvements et personnes en Inde qui se rendent compte que pour leur bien, ils feraient mieux de défendre ce combat ; parce que finalement, dans les termes d’économie de marché, même dans leurs propres termes, gagner des royalties de 5% et brader vos montagnes, vos rivières et vos forêts, vous payez vraiment pour les économies d’autres gens avec votre écologie ; ce n’est que quand les animaux commencent à perdre la tête qu’ils souillent leurs propres nids. Par conséquent, il n’y a aucune logique à dire que c’est bon pour le pays ; pas même la logique de l’économie de marché.
(Le commerce de chaque sentiment pour une pièce d’argent)
CUNY : Manifestement, une des questions à laquelle vous avez répondu de nombreuses fois est que ‘Le Dieu des petits riens’ s’est vendu à six millions d’exemplaires à travers le monde. Et puis, vous vous lancez dans une carrière de littérature non-romanesque en critiquant le gouvernement qui peut vous emprisonner. Donc au fond, la question — je sais que vous n’êtes pas dans ce genre de carriérisme qui dit que vous devez écrire pour l’argent — mais est-ce qu’il vous arrive de ressentir cette attraction, que vous pourriez de nouveau écrire un roman ? Ecrivez-vous un roman ?
ARUNDHATI ROY : D’abord, vous devez reformuler votre question, supprimer et séparer le propos sur l’argent du propos sur la littérature.
CUNY : Je suis professeur au CUNY, je dois.
ARUNDHATI ROY : Non, à vrai dire, vraiment, je… Je parle même pour moi lorsque je dis que les gens ne devraient pas avoir des sommes illimitées d’argent. J’ai si souvent dit que cela m’a pris quatre ans pour écrire ‘Le Dieu des petits riens’ et le temps que je termine de l’écrire, je n’avais aucune idée de e que j’avais fait ; vous savez, si cela aurait du sens pour quelqu’un ou quoi que ce soit. Et tout à coup, c’est devenu ce gros succès, et j’avais l’impression que chaque sentiment dans ‘Le dieu des petits riens’ avait été échangé pour une pièce d’argent. Vous savez, il y a quelque chose d’affreux dans le fait d’être récompensé de cette façon. Je veux dire qu’un peu, c’est ok, mais c’était vraiment beaucoup trop. Pour répondre à votre question au sujet du roman, oui, aujourd’hui, je pense réellement maintenant que j’ai dit, dans une certaine sensation d’urgence — il y avait un sentiment d’urgence au sujet de mes essais ; et il n’y a absolument aucune sensation d’urgence quand j’écris de la fiction. J’aime simplement vraiment d’y mettre le temps qu’il faut. Et j’estime que j’ai dit tout ce que j’avais besoin de dire directement. Et donc j’ai envie de retourner à cet autre endroit où je peux le raconter comme une histoire.
Mais, parce que je ne suis pas carriériste, que je ne suis pas particulièrement ambitieuse, et que je ne vais nulle part, j’ai du mal. En particulier quand on vit en Inde maintenant, il y a tant de choses épouvantables qui se passent tout le temps, et je ne cesse simplement de me faire en quelque sorte entraîner dedans ; et comme je l’ai dit auparavant, la fiction est une chose tellement délicate, une chose si équivoque, et pour faire cela, pour, comme qui dirait, construire une sorte de mur métallique autour d’une chose très ambigüe, c’est difficile. Mais j’espère que cela arrivera.
Plus d’infos : Arundhati Roy sur ’Occupy Wall Street’