Arundhati Roy suite à ‘Ma marche avec les camarades’

Invitée à New-York, Roy y a fait une lecture d’extraits de son dernier essais, elle a eu l’occasion de répondre aux questions du public.

Le 9 novembre der­nier, Arund­ha­ti Roy a été invi­tée au CUNY Gra­duate Cen­ter de New-York. Elle y a fait une lec­ture d’extraits de ses der­niers essais, par­mi les­quels ’Ma marche avec les cama­rades’. Suite à cette confé­rence, elle a eu l’occasion de répondre aux ques­tions du public. La retrans­crip­tion (et donc la tra­duc­tion) était un peu décou­sue, ce qui en rend par­fois la lec­ture moins agréable, mais n’empêche pas la bonne com­pré­hen­sion du pro­pos de l’auteur.

Source de l’ar­ticle : Secours Rouge

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RETRANSCRIPTION DU QUESTION/REPONSE D’ARUNDHATI ROY AU CUNY
GRADUATE CENTER — NEW-YORK — 9 NOVEMBRE 2011

Il y a qua­torze ans, l’auteur indienne Arund­ha­ti Roy a fait ses débuts avec Le Dieu des petits riens, un roman qui a rem­por­té le Boo­ker Prize, et puis a été ven­du à plus de six mil­lions d’exemplaires à tra­vers le monde. Mais le monde de la fic­tion fut rapi­de­ment aban­don­né lorsqu’elle s’est tournée
vers l’activisme à plein temps, pro­dui­sant à la chaîne des essais poli­tiques enflam­més, et s’attirant géné­ra­le­ment des ennuis avec le gou­ver­ne­ment indien et les inté­gristes religieux. 

Plus récem­ment, elle a pas­sé du temps avec les insur­gés maoïstes indiens — sur leur invi­ta­tion — dans la jungle depuis laquelle ils opèrent. L’essai qu’elle a rame­né a été publié sous le titre ‘Ma marche avec les cama­rades’, duquel elle a lu quelques extraits à un évé­ne­ment accueilli au City Uni­ver­si­ty of New-York’s Gra­duate Cen­ter (en dépit des fonds encore radi­ca­le­ment réduits et rapi­de­ment dimi­nués du centre). Ceci est une retrans­crip­tion du question/réponse qui a sui­vi la lec­ture. Cer­taines redon­dances ont été sup­pri­mées et des titres sym­pa­thiques ont été ajoutés. 

(L’amour rend notre com­bat féroce) 

CUNY : Mer­ci Arund­ha­ti pour cette incroyable lec­ture, et les pen­sée qu’elle m’a évo­quée, et à nous tous, alors que vous décri­viez cette guerre contre la popu­la­tion des forêts. Une des choses à laquelle j’ai beau­coup pen­sé, ayant lu cer­taines de vos oeuvres au fil des ans, et vous ayant écou­té lire main­te­nant, c’est la quan­ti­té de beau­té que vous glis­sez dans une his­toire [?] et je pense tout le temps à la façon par laquelle vous aidez les gens à prendre en consi­dé­ra­tion les pires choses qui se passent dans le monde afin que nous puis­sions y faire quelque chose. Et je me demande si vous par­le­riez, si vous seriez inté­res­sée de par­ler un peu du genre de pro­jet poli­tique et de pro­jet esthé­tique pour trou­ver toute la beau­té dans des moments de pro­fonde douleur[?]. 

ARUNDAHTI ROY : Et bien, je ne la cherche pas acti­ve­ment parce qu’elle est là. Si vous lisez le reste de l’essai duquel j’ai lu des extraits, à vrai dire, à l’intérieur [de la forêt] nous avons pas­sé tel­le­ment de temps à rire sim­ple­ment, parce que j’ai tou­jours le sen­ti­ment que quand on est à l’extérieur de la zone de résis­tance immé­diate, il est beau­coup plus facile d’éprouver du déses­poir parce qu’on a ce choix. On peut tou­jours dire, ‘Okay, ça ne fait rien, je ne vais pas étu­dier la poli­tique, je vais faire l’architecture d’intérieur’, ou quelque chose comme ça, tan­dis que les gens qui sont là-bas, ils n’ont pas le choix vous savez. Même le déses­poir n’est pas une alter­na­tive, parce que per­sonne ne vous demande si vous êtes un pes­si­miste ou un opti­miste. Il faut mener ce com­bat d’une façon ou d’une autre et il y a là une sorte de clar­té. Et beau­coup de beau­té et beau­coup d’espoir.

Je pense que pour moi, ma façon d’écrire n’est pas une stra­té­gie. C’est juste ma façon d’écrire. Ou c’est juste ma façon de pen­ser. Je veux dire qu’il y a dix, vingt, trente ans, lorsque j’ai com­men­cé à écrire au sujet de ces choses, c’était au moment où l’élite de l’Inde était si opti­miste concer­nant le pro­jet d’économie de mar­ché qu’elle disait ‘cette femme doit être envoyée pour se faire exa­mi­ner la tête’, vous savez, ‘elle est folle’, et ain­si de suite. Que nous gagnions ou que ne per­dions ou quoi que ce soit, c’est le camp dans lequel nous sommes. La véri­té, c’est que si vous viviez en Inde, ou au Cache­mire, vous sau­riez qu’il y a tant à dire, qu’il y a tel­le­ment de régions sau­vages, qu’il y a tant d’imagination qui n’a pas été encer­clée et que c’est cela, je pense, qui rend notre com­bat si féroce ; parce qu’il y a tel­le­ment de choses que nous aimons. Ce n’est pas que nous devions le récu­pé­rer, nous l’avons. Et cela n’a pas encore été anéan­ti, bien que le pro­jet soit en marche. Cela n’a pas encore été détruit. Et je pense que nous ne lut­tons que s’il y a quelque chose que nous aimons et que nous devons sau­ve­gar­der, sinon, à quoi bon ? 

(Pas la voix des sans-voix ou n’importe quelles idio­ties de ce genre) 

CUNY : Une des choses que nous fai­sons au centre, c’est que nous avons un sémi­naire qui dure toute l’année avec des membres de la facul­té et des étu­diants de troi­sième cycle, et aujourd’hui, par coïn­ci­dence, nous avons débat­tu de votre tra­vail. Une des inter­ro­ga­tions por­tait sur le public. Je pense que beau­coup d’entre nous ont été éton­nés, en lisant cet ouvrage, que la situa­tion soit si peu dis­cu­tée à l’intérieur des conglo­mé­rats média­tiques trans­na­tio­naux. Par consé­quent, je me demande si vous consi­dé­rez que, en quelque sorte, votre rôle prin­ci­pal est d’apporter ces his­toires, ces repor­tages, au monde. Ou consi­dé­rez-vous en fait le som­met prin­ci­pal de votre acti­visme à l’intérieur de ce qui existe encore dans l’état indien ? 

ARUNDHATI ROY : Et bien, je ne passe pas beau­coup de temps à réflé­chir à mon rôle dans ceci. Je pense que beau­coup de ce que je fais ne vise pas for­cé­ment à essayer de per­sua­der les gens de mon point de vue ou quoi que ce soit. C’est plus… com­ment puis-je le dire ? Par exemple, il y a envi­ron deux ou trois mois, j’ai reçu un mes­sage de la forêt. Il disait : ‘Didi, aap ke likhne ke baad, jungle mey khu­shi ki laher phei­li­thi’, ce qui signi­fie, ‘Après que vous ayez écrit, une vague de bon­heur a tra­ver­sé la forêt’. Et pour moi, c’est pour cela que j’écris, pour faire par­tie de la résis­tance parce que je ne vois pas for­cé­ment les médias trans­na­tio­naux ni l’idée d’avoir à construire des ponts de soli­da­ri­té — je l’ai fait, à un moment don­né ; j’avais l’habitude de dire que la meilleure expor­ta­tion de l’Inde est le dis­sen­ti­ment. Mais main­te­nant, je res­sens de tout coeur que les gens doivent réel­le­ment livrer leurs propres batailles. Vous savez, nous ne pou­vons pas consa­crer toute notre éner­gie à ten­ter de bâtir des soli­da­ri­tés trans­na­tio­nales parce que celles-ci sont très pré­caires. Si elles se pro­duisent, c’est super, mais je n’ai jamais… je veux dire… disons que lorsque j’ai écrit ‘Ma marche avec les cama­rades’, un texte de 20.000 mots, j’ignorais abso­lu­ment qui vou­drait bien le publier. Mais il fal­lait juste l’écrire. Je l’ai écrit, et puis il a été publié dans un grand maga­zine, et à cer­tains égards, il a réel­le­ment chan­gé la nature du dis­cours, parce que autre­ment, ils n’étaient que des ter­ro­ristes sans visage et ain­si de suite.
Mais je pense que je le consi­dère tou­jours comme un acte de soli­da­ri­té avec les gens dont je fais par­tie de la lutte. Vous savez, je ne me vois jamais comme la repré­sen­tante de quelqu’un ou comme la voix des sans-voix ou n’importe quelle absur­di­té de ce genre. Je fais vrai­ment par­tie du tout. J’y fais juste ma part. 

(La para­doxe de la Chine) 

CUNY : A pro­pos de soli­da­ri­té, dans le pas­sage que vous avez lu, vous avez fait men­tion de l’exportation de mine­rai vers la Chine. Cela doit être un des para­doxes de l’histoire, n’est-ce pas, que dans le cadre de l’opération contre les maoïstes en Inde, le mine­rai va aux maoïstes en Chine. 

ARUNDHATI ROY : J’étais en Chine il y a déjà un cer­tain temps, et lors d’un mee­ting, nous par­lions de trois somp­tueux bar­rages, et j’ai dit, si vous éle­vez une objec­tion contre un bar­rage ou un [?] pro­jet en Chine, alors que faites-vous ? Ils ont dit, on écrit une lettre au dépar­te­ment Lettres et Requêtes, après quoi on se fait arrê­ter. J’ai dit, ‘Et bien, vous avez clai­re­ment besoin de maoïstes indiens’.
Mais la Chine est inté­res­sante n’est-ce pas ? Qu’à cer­tains égards, elle com­mence à res­sem­bler à une éco­no­mie capi­ta­liste admi­nis­trée par un état com­mu­niste. Par consé­quent, en Inde, ils pensent à la Chine avec beau­coup d’envie, pen­sant, ‘Pour­quoi nous affais­sons-nous avec cette démo­cra­tie, tout en lam­beaux comme elle est?’; parce qu’on ne peut pas, en Inde, on ne peut véri­ta­ble­ment pas faire accep­ter à la hâte ce pro­jet d’économie de mar­ché sans mili­ta­ri­sa­tion. Et pour­tant, afin d’être la des­ti­na­tion finan­cière favo­ri­sée, il faut faire mine d’être une démo­cra­tie. Donc, tout ça se passe.
Mais juste, puisque vous avez men­tion­né la Chine, j’ai der­niè­re­ment lu le livre de Kis­sin­ger sur la Chine, et il com­porte une par­tie char­mante, où il parle de com­ment, après la place Tian’anmen, les Chi­nois n’avaient pas pu com­prendre le refroi­dis­se­ment des rela­tions avec les Etats-Unis. Ils n’avaient pas pu com­prendre com­ment un pays pou­vait mettre les droits de l’homme au centre de sa poli­tique exté­rieure. [Rires] C’est l’opinion de Kis­sin­ger de la poli­tique étran­gère des Etats-Unis : les droits de l’homme au centre. 

(Anna Hazare et la guerre de la classe moyenne contre les pauvres) 

CUNY : Sur cette ques­tion de la façon dont cette situa­tion appa­raît dans la presse étran­gère, der­niè­re­ment, quelqu’un comme Anna Hazare a occu­pé beau­coup plus de place dans la presse que la crise éco­no­mique et poli­tique dans le centre de l’Inde. Avez-vous une expli­ca­tion pour cela ? 

ARUNDHATI ROY : Anna Hazare. [Rires] Je pense que la plus proche expli­ca­tion à ce mou­ve­ment est le Tea Par­ty ici. Ce qui s’est pas­sé en Inde est vrai­ment très inté­res­sant. En fait, juste avant que ce mou­ve­ment ne, comme qui dirait, fasse sur­face, le gou­ver­ne­ment, les socié­tés et les médias étaient ébran­lés par un scan­dale, connu comme le 2G, qui était au fond, la vente de licences de télé­phone mobile. Et fon­da­men­ta­le­ment, depuis les socié­tés, les lob­byistes des médias, le ministre de l’information jusqu’au pre­mier ministre, ces gens étaient impli­qués dans la vente de ces licences pour des mil­liards de dol­lars à des socié­tés pri­vées à des tarifs très bon mar­ché, et puis elles les ont reven­dues et ont fait d’énormes béné­fices ; tout un tas de conver­sa­tions télé­pho­niques ont été écou­tées ; et les jour­na­listes des grands médias, les prin­ci­pales entre­prises en Inde, tous ces gens étaient impliqués. 

Tout à coup, pour la pre­mière fois, tout le lustre de ‘les socié­tés sont hon­nêtes et effi­caces’ s’est effon­dré ; il a volé en éclat. Et subi­te­ment, ce mou­ve­ment anti-cor­rup­tion est né, sou­te­nu — sour­noi­se­ment sou­te­nu — par l’extrême droite, par les fas­cistes, par la RSS [Rash­triya Swayam­se­vak Sangh ou Orga­ni­sa­tion Patrio­tique Natio­nale]; mais ne dévoi­lant pas leurs inten­tions. Mais ils ne par­laient pas de la cor­rup­tion du gou­ver­ne­ment et leur mou­ve­ment était sou­te­nu par les mass-médias, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Il n’y avait pas un, pas un seul petit slo­gan contre la moindre socié­té. Il s’agissait juste… pas même sim­ple­ment du gou­ver­ne­ment, mais sim­ple­ment du par­ti au pou­voir, qui est le Congrès parce que vous savez, il y avait tel­le­ment de la droite der­rière tout ça.
Et ce pro­jet de loi en lui-même, qu’ils essayent de faire pas­ser, peu de gens l’ont lu, mais je l’ai lu, et il est incroyable ; parce qu’en fait, ils sug­gèrent qu’il y ait un groupe de per­sonnes pures et ver­tueuses choi­sies de manière plu­tôt com­pli­quée et qui devrait gérer une espèce de super police dans laquelle 40.000 poli­ciers sur­veille­raient la cor­rup­tion ; com­ment ces 40.000 per­sonnes ne seront pas elles-mêmes cor­rom­pues, on ne sait pas.
Et en fait, ce qui se passe en Inde, c’est que nous avons un pays où il n’est pas pos­sible pour cer­taines per­sonnes, d’être légales. Il y a des cen­taines de mil­liers, des mil­lions de per­sonnes qui vivent dans des bidon­villes, il y a des mar­chands au bord des routes, et tout ces gens sont juste conti­nuel­le­ment atta­qués par l’état parce qu’ils sont illé­gaux. Ce que je veux dire, c’est qu’ils vivent dans des endroits inter­dits, que ce sont des sans-abris. Et tout à coup, la classe moyenne s’attaque à eux en disant : ‘Ce sont les hommes poli­tiques cor­rom­pus qui auto­risent ces sales tau­dis là, et ces gens cras­seux ven­dant des samo­sas sur des char­rettes et il fau­drait que tout le monde soit dépla­cé dans les centres com­mer­ciaux ou dépla­cés à l’extérieur des villes. N’importe quel mou­ve­ment anti-cor­rup­tion doit être asso­cié à une léga­li­té admise, et cette léga­li­té admise appar­tien­dra à la classe moyenne, et c’est pour cette rai­son qu’il y a un énorme sou­tien de la classe moyenne pour ce mou­ve­ment anti-corruption.
Donc, c’est exac­te­ment le contraire de ‘Occu­py Wall Street’. On a un énorme sou­tien de per­sonnes de la classe moyenne qui disent que c’est la cor­rup­tion qui nous empêche de deve­nir une super­puis­sance. Ce sont les pauvres qui bloquent le passage. 

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(Gand­hi, prends ton fusil!) 

CUNY : J’ai une ques­tion com­plé­men­taire à quelque chose chose que vous avez dit plus tôt. Cela se rap­porte à une ques­tion que les gens ici dans l’assistance vous ont posée, à ce que vous avez dit plus tôt en réponse à ce que je vous ai deman­dé à pro­pos du fait que vous étiez peut-être scep­tique sur la construc­tion de ponts de soli­da­ri­té. Et pour­tant, l’idée que ce qu’ils vou­laient [?] toutes ces dif­fé­rentes qua­li­tés [?], donc d’une cer­taine manière, il va y avoir un com­bat de ces gens dans cette forêt-là. [?] Mais bien sûr, il y a un raid contre les plus énorme forces glo­bales que l’on puisse ima­gi­ner. Et bien que je ne pense cer­tai­ne­ment pas que nous devrions mettre nos treillis verts et cou­rir là-bas, puisqu’il y a toutes ces batailles à livrer ici, je suis sim­ple­ment curieux en ce qui concerne la manière par laquelle vous espé­rez que les choses puissent tour­ner en fin de compte, si toutes ces batailles sont [?]. Par consé­quent, lais­sez-moi pour­suivre avec une ques­tion ici : ‘Chère Arund­ha­ti’, écrit un de vos admi­ra­teurs, ‘Il y a une par­tie dans ‘Ma marche avec les cama­rades’ où vous citez l’opinion de Gand­hi sur l’intendance, qui est fon­da­men­ta­le­ment une jus­ti­fi­ca­tion de la pro­prié­té pri­vée. Com­ment les Indiens doivent, ou devraient-ils régler les impé­ra­tifs moraux de non-vio­lence et de pro­prié­té alors qu’il y a tel­le­ment de vio­lence et d’expropriation menées au nom même de la ‘sécu­ri­té’ et du ‘déve­lop­pe­ment’? — notre auteur aime les guillemets. 

ARUNDHATI ROY : A vrai dire, je me suis atti­rée pas mal d’ennuis et pas mal de dis­cus­sions parce qu’il y a une par­tie dans l’essai où je parle du fait que, juste sur le plan de la consom­ma­tion, l’armée de la gué­rilla est plus gand­hienne que n’importe quel gand­hien. Et qu’un jour, je devrais écrire une pièce inti­tu­lée ‘Gand­hi, prends ton fusil!’ parce que comme vous pou­vez l’imaginer, la non-vio­lence, ou l’idée de non-vio­lence, a été récu­pé­rée par l’élite d’une manière qui lui convient. Donc ma ques­tion est, aux gens qui — vous savez, si c’est Anna Hazare qui fait une grève de la faim sou­te­nue par les mass-médias et la classe moyenne, d’accord ; mais la non-vio­lence est une forme de théâtre poli­tique qui peut être extrê­me­ment effi­cace à condi­tion d’avoir une audience com­pa­tis­sante ; mais si vous êtes loin dans la forêt, cer­né par 1.000 poli­ciers qui mettent le feu à votre vil­lage, vous ne pou­vez guère faire une grève de la faim, n’est-ce pas ?
Et je demande : un affa­mé peut-il faire une grève de la faim ? Les gens qui n’ont pas d’argent peuvent-ils boy­cot­ter les mar­chan­dises alors qu’il n’ont pas de mar­chan­dises, ni d’argent du tout ?
Et Gand­hi croyait à cette idée de cura­telle selon laquelle les per­sonnes riches devraient être auto­ri­sées à gar­der ce qu’ils ont et être conve­nables à ce sujet. Et visi­ble­ment, je ne crois pas à cela. 

Pour en reve­nir à la ques­tion que vous posiez concer­nant la soli­da­ri­té : vous voyez, ce que je vou­lais dire, c’est que…, je ne vou­lais pas dire qu’il ne devrait pas y avoir de soli­da­ri­té, mais je pense que ces soli­da­ri­tés sur­vien­dront lorsque les gens com­pren­dront ce que sont ces com­bats, quel est le rap­port entre l’occupation de Wall Street et les gens qui se battent dans la jungle. En ce moment, c’est peut-être un peu confus, parce que, sommes-nous vrai­ment clairs au sujet de ce que nous deman­dons, de ce pour quoi nous lut­tons. Vous savez, même dans le der­nier essai de ce livre, duquel je lirai une par­tie à haute voix à la fin (ce der­nier essai s’appelle ‘La révo­lu­tion dégou­li­nante’), je dis, oui, en ce moment, les maoïstes se battent contre le rachat d’entreprise, mais lais­se­ront-ils le bauxite dans la mon­tagne ? Ont-ils une façon dif­fé­rente de consi­dé­rer le monde ?
Un modèle de déve­lop­pe­ment dif­fé­rent ? Parce que vous savez que le monde occi­den­tal, et tout par­ti­cu­liè­re­ment les Etats-Unis, a trou­vé le moyen de faire croire à tout le monde que ceci est le pro­grès, ceci est la civi­li­sa­tion, ceci est le para­dis. Tan­dis que ce que je dis, ce que nous deman­dons réel­le­ment, ce dont il retourne de ce com­bat dans la forêt, c’est une idée dif­fé­rente du bon­heur, une idée dif­fé­rente de l’épanouissement, une idée dif­fé­rente de la civi­li­sa­tion ; et nous ne devons pas avoir peur d’exprimer très clai­re­ment nos reven­di­ca­tions, nos rêves, notre besoin de changement. 

(Cap­sule-iste et couvercle-iste) 

Il est vrai­ment temps pour cela. Et si on pense à une socié­té dans laquelle 400 per­sonnes pos­sèdent plus de la moi­tié de tout ce que pos­sèdent les Amé­ri­cains, il est évident qu’il ne faut pas être un phi­lo­sophe ni un énorme intel­lec­tuel pour dire que ceci doit ces­ser. Et aujourd’hui, je pense que nous devons dire qu’aucun indi­vi­du, aucune entre­prise ne peut avoir des sommes illi­mi­tées d’argent. Il faut le cou­vrir d’une cap­sule, d’un cou­vercle ; donc nous pou­vons nous dire cap­sule-istes et cou­vercle-iste, si vous vou­lez. Mais par exemple en Inde, il y a une socié­té minière qui s’appelle Jin­dals, qui pos­sède des acié­ries, qui extrait du mine­rai de fer, elle se fait des mil­lions de béné­fices. Et il y a une résis­tance à ses pro­jets par­tout. Par consé­quent, lorsqu’on extrait du mine­ra de faire, on paye juste de petites royal­ties au gou­ver­ne­ment, et on se fait tous ces mil­lions. Avec tous ces mil­lions, toutes ces socié­tés minières, elles peuvent ache­ter des juges, elles peuvent ache­ter des jour­na­listes, elles peuvent ache­ter des sta­tions de télé­vi­sion, elles peuvent ache­ter tout. Le direc­teur géné­ral est un membre du par­le­ment, il a obte­nu le droit d’arborer le dra­peau natio­nal sur sa mai­son avec le pré­sident de la Flag Foundation. 

Elles ont des facul­tés de droit — comme ce magni­fique cam­pus au coeur d’une espèce de misère noire à l’extérieur de Del­hi — où des pro­fes­seurs viennent de par­tout dans le monde parce qu’ils sont si bien payés, et ils enseignent le droit envi­ron­ne­men­tal et toutes sortes de gen­tillesses. Et récem­ment, ils ont même orga­ni­sé un ate­lier de pro­tes­ta­tion, où sont venus des acti­vistes, des poètes et des chan­teurs pour par­ler de pro­tes­ta­tion et de musique. Donc, ces types pos­sèdent tout. Ils pos­sèdent les uni­ver­si­tés, ils pos­sèdent les mani­fes­ta­tions, ils financent les acti­vistes, ils ont les mines, ils sont au par­le­ment, ils ont le dra­peau, ils ont tout. Les Tata [conglo­mé­rat mul­ti­na­tio­nal indien] ont des mines, ils ont des fon­da­tions, ils financent des cinéastes, ils font du sel, ils font des camions, ils font des câbles inter­net. On ne peut pas leur échap­per, et ils ne sont pas rede­vables. Par consé­quent, à part que nous sommes cap­sule-istes et cou­vercle-istes, nous exi­geons qu’aucune socié­té ne puisse avoir ce genre de pro­prié­té croi­sée. Si on a une mine, on s’en tient à la mine, on ne peut pas pos­sé­der une socié­té de télé­vi­sion, ni le dra­peau, ni être au par­le­ment, ni gérer les uni­ver­si­tés, on ne peut pas. Par consé­quent, on a besoin de règle­ments comme ça, autre­ment, on fini par deve­nir comme l’Italie, où Ber­lus­co­ni pos­sède 99% des sor­ties télévisées. 

QUELQU’UN DANS LE PUBLIC : A New-York, le maire Bloomberg. 

ARUNDATHI ROY : Donc il y a cer­taines choses assez simple. Fran­che­ment, je crois éga­le­ment que les enfants ne devraient pas héri­ter des richesses de leurs parents. Il doit y avoir une façon de limi­ter ce que les gens peuvent avoir parce que nous ne pou­vons pas comp­ter sur la sain­te­té des gens [?] des gens gen­tils et man­ger des légumes bios. Cela ne fonc­tionne pas. 

(Quand les ani­maux com­mencent à perdre la tête)

CUNY : Je vais essayer de don­ner suite à cela en com­bi­nant deux ques­tions. Etant don­né, encore une fois, la situa­tion que vous avez juste décrite, est-il pos­sible, pour cette insur­rec­tion, de l’emporter sans une cer­taine forme de trans­for­ma­tion au niveau du gou­ver­ne­ment en Inde dans son ensemble ? En d’autres termes, peut-il en quelque sorte, y avoir un com­pro­mis, ou peuvent-ils seule­ment l’emporter avec un gou­ver­ne­ment différent ? 

ARUNDATHI ROY : Non, tout d’abord, je pense qu’il serait impru­dent de croire que quelqu’un peut vrai­ment rem­por­ter une vic­toire mili­taire contre l’armée indienne. En même temps, nous n’oublions pas qu’au Cache­mire, 700.000 sol­dats ont été pos­tés là-bas pour prendre des mesures concer­nant ce qu’ils [?] envi­rons 300 milices. Une fois que une popu­la­tion toute entière est contre vous, vous ne pou­vez pas la main­te­nir. Donc, si douze mil­lions de per­sonnes au Cache­mire néces­sitent 700.000 sol­dats, alors, com­bien en néces­sitent 600 millions ? 

Le chiffre ne fonc­tionne pas. En fait, per­sonne ne peut gagner cela, et donc, il y a juste la dévas­ta­tion. Je pense que ce n’est pas une ques­tion de trans­for­ma­tion du gou­ver­ne­ment. Je pense que c’est la ques­tion d’autres mou­ve­ments et per­sonnes en Inde qui se rendent compte que pour leur bien, ils feraient mieux de défendre ce com­bat ; parce que fina­le­ment, dans les termes d’économie de mar­ché, même dans leurs propres termes, gagner des royal­ties de 5% et bra­der vos mon­tagnes, vos rivières et vos forêts, vous payez vrai­ment pour les éco­no­mies d’autres gens avec votre éco­lo­gie ; ce n’est que quand les ani­maux com­mencent à perdre la tête qu’ils souillent leurs propres nids. Par consé­quent, il n’y a aucune logique à dire que c’est bon pour le pays ; pas même la logique de l’économie de marché. 

(Le com­merce de chaque sen­ti­ment pour une pièce d’argent)

CUNY : Mani­fes­te­ment, une des ques­tions à laquelle vous avez répon­du de nom­breuses fois est que ‘Le Dieu des petits riens’ s’est ven­du à six mil­lions d’exemplaires à tra­vers le monde. Et puis, vous vous lan­cez dans une car­rière de lit­té­ra­ture non-roma­nesque en cri­ti­quant le gou­ver­ne­ment qui peut vous empri­son­ner. Donc au fond, la ques­tion — je sais que vous n’êtes pas dans ce genre de car­rié­risme qui dit que vous devez écrire pour l’argent — mais est-ce qu’il vous arrive de res­sen­tir cette attrac­tion, que vous pour­riez de nou­veau écrire un roman ? Ecri­vez-vous un roman ? 

ARUNDHATI ROY : D’abord, vous devez refor­mu­ler votre ques­tion, sup­pri­mer et sépa­rer le pro­pos sur l’argent du pro­pos sur la littérature. 

CUNY : Je suis pro­fes­seur au CUNY, je dois. 

ARUNDHATI ROY : Non, à vrai dire, vrai­ment, je… Je parle même pour moi lorsque je dis que les gens ne devraient pas avoir des sommes illi­mi­tées d’argent. J’ai si sou­vent dit que cela m’a pris quatre ans pour écrire ‘Le Dieu des petits riens’ et le temps que je ter­mine de l’écrire, je n’avais aucune idée de e que j’avais fait ; vous savez, si cela aurait du sens pour quelqu’un ou quoi que ce soit. Et tout à coup, c’est deve­nu ce gros suc­cès, et j’avais l’impression que chaque sen­ti­ment dans ‘Le dieu des petits riens’ avait été échan­gé pour une pièce d’argent. Vous savez, il y a quelque chose d’affreux dans le fait d’être récom­pen­sé de cette façon. Je veux dire qu’un peu, c’est ok, mais c’était vrai­ment beau­coup trop. Pour répondre à votre ques­tion au sujet du roman, oui, aujourd’hui, je pense réel­le­ment main­te­nant que j’ai dit, dans une cer­taine sen­sa­tion d’urgence — il y avait un sen­ti­ment d’urgence au sujet de mes essais ; et il n’y a abso­lu­ment aucune sen­sa­tion d’urgence quand j’écris de la fic­tion. J’aime sim­ple­ment vrai­ment d’y mettre le temps qu’il faut. Et j’estime que j’ai dit tout ce que j’avais besoin de dire direc­te­ment. Et donc j’ai envie de retour­ner à cet autre endroit où je peux le racon­ter comme une histoire. 

Mais, parce que je ne suis pas car­rié­riste, que je ne suis pas par­ti­cu­liè­re­ment ambi­tieuse, et que je ne vais nulle part, j’ai du mal. En par­ti­cu­lier quand on vit en Inde main­te­nant, il y a tant de choses épou­van­tables qui se passent tout le temps, et je ne cesse sim­ple­ment de me faire en quelque sorte entraî­ner dedans ; et comme je l’ai dit aupa­ra­vant, la fic­tion est une chose tel­le­ment déli­cate, une chose si équi­voque, et pour faire cela, pour, comme qui dirait, construire une sorte de mur métal­lique autour d’une chose très ambigüe, c’est dif­fi­cile. Mais j’espère que cela arrivera.

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Plus d’in­fos : Arund­ha­ti Roy sur ’Occu­py Wall Street’