Par Paco
Après deux tomes consacrés aux années 1970 – 1973 passées entre Toulouse et Barcelone, il s’arrête à présent sur la courte saison des Groupes d’action révolutionnaire internationaliste (GARI). Retour à Toulouse en 1974 pour une nouvelle plongée dans la lutte antifranquiste. Chaud devant !
Le second tome de De mémoire nous amenait jusqu’en septembre 1973, le crépuscule du MIL (Mouvement Ibérique de Libération). Tombé dans un piège, le militant anarchiste Salvador Puig Antich fut gravement blessé pendant une fusillade avec la guardia civil espagnole dans les rues de Barcelone. Le 2 mars 1974, il sera le dernier supplicié à subir le garrot. Si ce drame marquait le « deuil de l’innocence », il annonçait aussi une nouvelle étape dans la radicalisation d’un réseau de jeunes militants, parmi lesquels Jean-Marc Rouillan, alias Sebas pour les amis ou Dominique Moran pour les flics.
Le dernier tome de la trilogie, écrit entre janvier et octobre 2010 au centre de détention de Muret, revient sur l’année 1974. Sebas avait alors moins de 22 ans, mais, fort de son expérience clandestine en Espagne, il était déjà un « ancien ». De vrais anciens, des Espagnols, prêtaient une vive attention à la relève. Teofilo, militant de la FAI, ancien de la colonne Durruti et membre de l’état major de la 26ème division. Maria, survivante de la révolution, de la Retirada et des camps de la mort nazis. Un ancien chef maquisard qui avait été pris en photo avec de Gaulle dans la cour du Capitole. L’appui des « terroristes espagnols » avait en effet été décisif pour libérer Toulouse en 1944… Toulouse que l’on nommait alors « la capitale de la seconde Espagne ». « On participait à une guerre qui commençait sur les barricades de juillet 1936 », note Rouillan qui avait eu pour arme un colt 45 de Quico Sabaté, combattant de la CNT-FAI qui a poursuivi la lutte armée antifranquiste jusqu’à son exécution sommaire en 1960.
« Dans le MIL, les positions radicales communistes de gauche et anarcho-communistes se conjuguaient sans sectarisme notable, même lors des crises organisationnelles inhérentes au fonctionnement d’une guérilla », se souvient Rouillan. Les militant-e‑s des GARI de Toulouse avaient gardé la même fibre unitaire. « Qu’on soit anarchiste ou communiste, on appartenait à la gauche asambleista. Une gauche reposant sur les comités de base et les groupes de résistance. » Dans ce tome 3, nous vivons de l’intérieur, les multiples péripéties (braquages, attentats, courses poursuites…) qui ont marqué des mois d’agitation orchestrés notamment par les anciens du groupe autonome libertaire Vive la Commune !, rejoints par des Espagnols, des Parisiens de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) et quelques autres, pour exiger la libération des prisonniers torturés dans les geôles de Franco.
Le slogan de ces ex-soixante-huitards incontrôlables pourrait être : L’imagination contre le pouvoir. « Tout ce qui touchait de près ou de loin à l’Espagne franquiste se convertit en cible. » Rouillan se concentre sur les opérations que le groupe toulousain a mené en France et au-delà. « Pour la première fois depuis la guerre d’Algérie, des militants révolutionnaires entraient dans la clandestinité les armes à la main. » Les pages sont pour le moins explosives. La gravité des événements n’excluait pas des moments de franches rigolades. Les lascars ont un humour détonnant en plus d’être des as de la réappropriation et du feu d’artifice.
A leur copieux palmarès, notons par exemple l’attentat contre un pylône en Andorre (le jour de la mort de Pauline Carton…) qui déclencha la mobilisation générale des forces armées. Un trio de gamins roulant en R8 attaqua la caravane du sacro saint Tour de France et mit en émoi tous les médias. Les petits chimistes étaient rarement à cours de poudre. Ils en fabriquaient des kilos en mélangeant les ingrédients dans de pleines baignoires. Les objectifs étaient nombreux et symboliques. Le but : rappeler sans cesse la réalité de l’Espagne franquiste et porter atteinte à l’économie espagnole nourrie par le tourisme. Tous les salauds allaient en vacances sur la Costa Brava, comme le disait un célèbre dessin de Cabu. « Les alertes se multipliaient. Dans les trains, les avions, contre les établissements bancaires, les représentations du gouvernement de Madrid, en France, mais bientôt dans l’Europe entière… », précise Rouillan.
Pour les GARI de Toulouse, le consulat espagnol était évidemment une cible centrale. « Gangrénant le cœur de la capitale des rouges, cette verrue dressait le drapeau des ennemis nacionalistas dans le ciel toulousain. Combien d’attentats manqués depuis la fin de la guerre ? Combien de camarades arrêtés avant de passer à l’action ? Le fief des fascistes narguait le petit peuple de la Retirada depuis trop longtemps. » Après plusieurs tentatives acrobatiques, la partie semblait perdue. Puis, « une explosion sourde, pareille au passage d’un avion à réaction, secoua l’atmosphère ». Quatre pompiers furent malheureusement blessés légèrement. Les GARI téléphonèrent à la caserne pour présenter leurs excuses… et donner l’emplacement d’une caisse de champagne que les flics démineurs firent exploser. Une autre caisse fut envoyée.
Les actions des GARI étaient applaudies par de nombreux vieux espagnols. « Un commandante nous prévint qu’il suffirait désormais de presque rien pour que le gouvernement de Madrid cède sur la libération des prisonniers ayant accompli les trois quarts de leur peine. Vous poubez sortir tous ces compagnons. Ne lâchez surtout pas maintenant ! » Sur les murs de Toulouse, un nouveau slogan était apparu : « J’aime les GARI et la saucisse ». Ce qui n’est pas rien dans le royaume du cassoulet. « Si on avait eu des structures adaptées, on aurait pu intégrer deux cents jeunes fils et filles de rouges en une journée », estime Rouillan. Même les gauchistes légaux qui n’estimaient pas trop les incontrolados étaient forcés de saluer certains exploits.
Après Barcelone, la « bande des Sten » s’est implantée à Toulouse. Pour financer la clandestinité, banques et agences postales étaient mises à contribution. « On repérait. On frappait. Jusqu’à plusieurs banques par semaine. » Tout se passait bien en général. Sebas, Ratapignade (fils de gendarme), Mario (fils d’une famille d’anarchistes catalans), Loulou et les autres connaissaient bien leur affaire. « La consigne absolue était de n’user d’aucune violence – même verbale — contre les clients et les employés. Cela exigeait des commandos plus de maîtrise et de contrôle de la situation. » Exception qui confirme la règle, un accroc survint dans un bureau de poste près de Toulouse. Une femme de ménage munie d’un simple manche à balai mit en déroute un trio de Pieds Nickelés surarmés.
Dans le genre burlesque, signalons encore une virée à Amsterdam dans le cadre d’actions prévues en Belgique pour appuyer l’enlèvement, à Paris, du PDG de la banque de Bilbao. Ne résistant pas à l’envie de goûter à un buvard imbibé de LSD représentant un « Mister Natural » de Crumb, Sebas, Ratapignade, Loulou et Tonton s’offrirent un décollage maousse. L’un d’eux était persuadé qu’ils avaient réussi à pénétrer dans la photo de la pochette d’Atom Heart Mother, le disque des Pink Floyd. Après douze heures de trip, six heures d’errances dans les polders et cinq heures de sommeil, les Freak Brothers retrouvèrent leurs esprits. Quoi qu’il en soit, au bout du compte, face à l’impressionnante vague d’attentats, le gouvernement de Franco annonça le rétablissement de la loi sur la libération des prisonniers politiques arrivés aux trois quarts de leur peine.
Les GARI ne mobilisaient pas que des hommes. Des femmes adhéraient aussi au mouvement. Parmi elles, Aurore, la compagne de Rouillan qui faisait parfois des exercices d’accouchement sans douleur pendant que des copains posaient des charges explosives dans la campagne. Bientôt, après la naissance de son fils à l’hôpital de Clamart, Rouillan ajoutera la pose de couches à l’éventail de ses tâches. Quelques années plus tard, un commissaire tenta de coincer Rouillan sur sa fibre familiale. Voici le deal proposé au téléphone : « Tu te livres au commissariat central et je libère ta femme et ton fils. » Depuis six heures du matin, Aurore, enceinte jusqu’aux yeux de sa fille, et son fils âgé déjà de quatre ans étaient dans une cellule de garde à vue. Réponse de Rouillan : « Eh patate, bien sûr que je vais venir au commissariat, on est vendredi, et je dois pointer à dix-sept heures ! » La maison poulaga avait encore engagé un fin limier…
Au fil des chapitres, avec un impressionnant sens du détail et de l’épique, Jann-Marc Rouillan revient également sur des actions avortées (comme l’attaque contre le navire école de la marine espagnole en escale à Brest), sur les dissensions politiques et stratégiques, sur la morale révolutionnaire, sur la ligne de partage entre les discours et les pratiques anti-autoritaires, sur les arrestations. Rouillan raconte la sienne, le 5 décembre 1974, pendant le déménagement d’une planque parisienne qui stockait des centaines de litres d’acide sulfurique, des archives et la malle ayant servi à l’enlèvement du banquier. « Nous avons eu la fâcheuse idée de passer par la place du Colonel-Fabien. Nous ne savions pas que ce soir-là, de passage à Paris, le « camarade » Brejnev donnait une soirée au siège du parti communiste. A peine étions nous entrés sur la place qu’une Simca de condés nous a bloqués le long du trottoir et en deux coups de cuillères à pot on était menottés et emballés. » Direction le 26, quai des Orfèvres avec tentative d’évasion et bonne avoinée à la clef.
La Cour de sûreté de l’Etat condamna Rouillan pour dix-neuf attentats et cinq attaques à main armée. La justice française ne prenait pas en compte les faits survenus à l’étranger. L’addition était tout de même salée. En vertu des articles du code militaire, la sanction encourue était la peine de mort. « Ne t’inquiète pas trop, lui souffla le commissaire Ottavioli. Avec ton dossier, la lutte contre Franco. Et puis il n’y a pas mort d’homme. Par contre, si tu avais tué deux ou trois collègues… » Rouillan avait déjà été condamné à mort. En Espagne. Et il était toujours vivant.
A la Santé, Rouillan se retrouva dans la cellule de Roger Bontemps, l’un des deux derniers condamnés exécutés dans la cour de la prison. Pour obtenir un statut de prisonniers politiques, les GARI (Mario et Ratapignade étaient coffrés aussi) entamèrent une grève de la faim. Comme voisins, ils eurent l’ex-ennemi public n°1 Jean-Charles Willoquet, Jubin et Segard, Jacques Mesrine, le poète Tristan Cabral, mais aussi des espions des pays de l’Est, des militants Bretons, Corses, Palestiniens, des comités de soldats, des maoïstes… Les Quartiers de Haute Sécurité (QHS) allaient faire parler d’eux. Rouillan était bien sûr au rendez-vous. « Au hasard de mes détentions, j’ai ainsi participé à la première lutte des prisonniers contre les QHS et à la dernière en mai 1981 quand une trentaine de QHS de Fresnes ont lancé le mouvement pour la fermeture immédiate des quartiers spéciaux. Une lutte qui allait aboutir quelques mois plus tard à leur fermeture effective. »
Les dernières pages du livre brossent rapidement ce qui suivra en 1975, chaude année pour la lutte armée en Europe de l’Ouest. En Allemagne avec la Fraction Armée Rouge (RAF) et le Mouvement du 2 Juin. En Italie avec les Brigades rouges. En France avec les NAPAP qui abattirent Tramoni, le vigile de Renault assassin du militant maoïste Pierre Overney. Les Brigades internationales descendirent encore un tortionnaire fasciste uruguayen qui réprimait les Tupamaros. Un commando Che Guevara liquida un général Bolivien impliqué dans la mort du commandante… En Espagne, Franco cassait enfin sa pipe, dans son lit, le 20 novembre. « Bien qu’on ne soit pas particulièrement pratiquants de ce genre de cérémonies militantes, on s’est lentement redressés et on a levé le poing serré. La tête basse. Sans un mot. Sans un chant. Une solennité simplement pour nous. Entre nous. Intime d’un même souffle. Au plus profond d’un cachot parisien à mille kilomètres de la frontière. » En 2011, Rouillan est toujours persona non grata en Espagne où il est toujours considéré comme terroriste.
Enrichis par les expériences de leurs grands devanciers (Makhno, Victor Serge, Pancho Villa, Durruti, Ascaso, Marighella ou même le « prêtre rouge » Camilo Torres) et par leurs premiers pas franco-espagnols, les jeunes enragés avaient conscience d’appartenir au mouvement qui optait pour une lutte armée anticapitaliste et anti-impérialiste en Europe. A peine libérés provisoires, surveillés par la DST, ils remirent le couvert. Paris, Barcelone, Milan, Gênes, Naples… Braquages, attentats, discussions avec des intellectuels (Negri, Deleuze, Gattari…). Une vie riche et risquée qui laissait place à la farce. Durant l’hiver 1977 – 78, Sebas, Mario, Ratapignade et un autonome ont dévalisé une agence d’intérim très proche du bureau des libertés surveillés. Présents aussitôt au commissariat pour pointer, ils croisèrent la brigade antigang qui dévalait l’escalier. « Qu’est-ce qu’ils foutent encore là, ceux-là ?, brailla un inspecteur. Vous avez signé, alors barrez-vous ! »
« Lorsqu’elle est vraiment vivante, la mémoire ne contemple pas l’histoire, mais elle incite à la faire. (…) La mémoire vivante n’est pas née pour servir d’ancre. Elle a plutôt vocation à être une catapulte. » Cette citation d’Eduardo Galeano, écrivain uruguayen, ouvre De Mémoire (3). Elle aide à comprendre quelques-uns des ressorts qui conduiront à la création d’Action Directe. Jann-Marc Rouillan, ce « rouge vif » qui, en 1977, aurait pu devenir permanent de la CNT en Espagne et qui milite à présent au NPA, nous livre une nouvelle fois un témoignage essentiel sur un pan d’histoire contemporaine bien malmené par les médias-flics et les discours officiels. Un glossaire et une chronologie donnent des repères utiles au lecteur. Un cahier de seize pages dévoile les trombines des principaux combattants toulousains des GARI et les affiches d’époque produites par l’Atelier 34.
En ces temps amorphes englués dans les résignations et les capitulations, cette ardente mémoire des vaincus apporte paradoxalement une belle cure d’adrénaline.
Jann-Marc Rouillan, De Mémoire (3) – La courte saison des GARI / Toulouse 1974. 352 pages, éditions Agone. 22 euros. Sortie en librairie le 14 octobre.
Pour en savoir plus :
Jean-Marc Rouillan, une mémoire révolutionnaire (1)
[
Jean-Marc Rouillan, une mémoire révolutionnaire (2)->http://www.lepost.fr/article/2009/09/09/1689384_jean-marc-rouillan-une-memoire-revolutionnaire‑2.html]
[
Jann-Marc Rouillan conjugue son histoire à l’infinitif présent->http://www.lepost.fr/article/2010/10/24/2279793_jann-marc-rouillan-conjugue-son-histoire-a-l-infinitif-present.html]
Jean-Marc Rouillan est un drôle de type