Ali Zaoua de Nabil Ayouch
France — Belgique — Maroc — 2000
Ali, Kwita, Omar et Boubker sont des enfants des rues d’une douzaine d’années. Des Chemkaras, comme on a l’habitude de dire. Leur quotidien est fait de violence, de mendicité, de prostitution et d’indifférence.
Depuis qu’ils ont quitté Dib et sa bande, ils habitent sur le port, car Ali veut partir ; il veut devenir marin et faire le tour du monde à la recherche de « l’île aux deux soleils ».
Une amitié indéfectible lie ces quatre enfants. Mais, lors d’un affrontement avec la bande de Dib, Ali est tué accidentellement. Après avoir ramené son corps sur le port, les trois enfants décident de l’enterrer comme il le mérite, … comme un prince, parce que comme le dit Boubker, « Il a peut-être vécu comme une merde, mais il ne sera pas enterré comme une merde. » Pour ce faire, Kwita, Omar et Boubker doivent trouver de l’argent, des vêtements convenables et prévenir la famille d’Ali. Autant de jalons d’un parcours qui va emmener ces trois enfants à reconstruire le rêve d’Ali : trouver « l’île aux deux soleils ».
source : Africultures
Votre film semble être un projet très construit avec une volonté scénaristique très forte. Je sais que vous avez travaillé avec des associations d’enfants des rues. Comment avez-vous procédé au niveau de l’écriture, comment s’est passé l’élaboration du scénario ?
J’ai travaillé avec des associations, non pas pour l’écriture, mais pour cette phase d’apnée qui a précédé le tournage qui a duré deux ou trois ans et pendant laquelle je suis allé à la rencontre de ces enfants dans la rue par le biais de cette association. Des éducateurs m’ont permis de pénétrer ce monde un peu parallèle qu’est la rue. Parallèlement, l’écriture du scénario s’est faite avec une co-scénariste française, Nathalie Saugeon. De ces deux travaux, l’un a influencé l’autre. L’expérience rue nous a permis d’avoir un regard différent sur ce qu’on imaginait être la vie de ces enfants ; et à côté de cela, on avait une histoire, un fil conducteur qui nous tenait à cœur dès le départ. Cela nous a d’ailleurs permis de nous protéger de ce que l’on voyait dans la rue et avant tout de privilégier le récit, en se disant que l’authenticité viendrait par les enfants au moment du tournage. On n’a pas essayé de faire de l’anthropologie pour pouvoir s’en nourrir et le recoucher sur papier.
Le dialogue est assez littéraire. Les enfants s’expriment d’une façon que j’ai du mal à imaginer dans leur quotidien. A quoi est-ce dû ?
Cela vient du sous-titrage en français. La langue qu’utilisent les enfants dans le film est du marocain dialectal des rues. Cela nous a valu d’ailleurs pas mal de remarques au Maroc, car le film a été considéré comme assez vulgaire, en tout cas par une certaine catégorie de la population. Et la vulgarité dans la langue arabe n’est pas admise de la même manière que dans la langue française. Au Maroc, beaucoup de gens ont été choqués des dialogues, c’est assez rare que dans un film ; les personnages puissent s’autoriser de tels écarts de langage.
Maintenant, c’est vrai que dans le sous-titrage ce n’est pas tellement évident de pouvoir retranscrire ce parlé et qu’il ait pu apparaître un peu littéraire. En tout cas ce n’est pas la langue qu’ils parlent dans le film. C’est toujours un peu compliqué, quand on double ou qu’on sous-titre, de préserver l’esprit de ce que disent les comédiens, de rester dans la tonalité. Le sous-titrage est quand même une science. J’ai beaucoup travaillé dessus pour mon premier film, un peu moins pour celui-ci. C’est très complexe et en même temps, il faut faire des concessions. Je ne sais pas comment le sous-titrage du film a pu être perçu. Ce n’est pas simple car même si ce n’est pas l’enjeu du film, c’est quand même un des moteurs d’appréhension pour ceux qui ne parlent pas la langue.
Les enfants sont très naturels dans le film, à l’aise dans leur rôle. Comment s’est passé le travail avec eux ?
D’abord des rencontres. Ensuite une espèce de distance que j’ai essayé de créer entre eux et le projet. L’essentiel du travail a consisté à leur dire que ce film ne serait qu’une étape dans leur vie, qu’il ne fallait pas qu’ils le prennent comme quelque chose d’important – car il y a des choses bien plus importantes que le cinéma, et en l’occurrence leur avenir – et très vite, à pouvoir parler de leur avenir, de ce que serait leur projet après le film. En ça, l’association nous a aidé car il y avait le discours d’éducateurs qui arrivait à percevoir qu’elles étaient les envies réelles des enfants. Cela nous a aidé à préparer le terrain pour l’atterrissage. Pendant longtemps je me suis demandé si j’avais le droit de faire ce film avec de vrai enfants des rues ou s’il fallait que je les préserve de cela. Et en même temps, à l’issue de cette expérience, je me suis rapidement aperçu qu’après tout ce qu’ils m’avaient donné, après cette générosité qu’ils avaient eu pendant ces deux trois ans, je ne pouvais leur dire que j’allais faire ce film avec de jeunes comédiens professionnels. Quelque part c’est une suite logique à cette aventure de faire ce film avec eux. Mais il y avait aussi cette hantise de ce qui se passerait après. Tout le travail a été de créer cette distance par rapport à ça, mais aussi par rapport à tout le projet en lui-même. A savoir qu’on se rendait tout à fait compte que d’un monde de liberté totale, ils allaient passer à un monde géré par la contrainte, qu’est le cinéma. Il fallait faire en sorte que cette contrainte ne soit pas suffisamment difficile à admettre pour leur faire perdre leur naturel, leur authenticité. Au fur et à mesure que le tournage avançait – c’était assez compliqué pour eux – ils se sont raccrochés à la contrainte comme quelque chose de salvateur, comme une bouée de sauvetage qui pouvait les aider à aller au bout d’une aventure à laquelle ils ne pensaient absolument pas au départ pouvoir arriver. Car leur vie est faite de ruptures. Pour la première fois de leur vie, ils se retrouvent face à un truc énorme et avec un objectif, d’aller au bout.
Certains passages du film font intervenir des scène de groupes avec gros caïds. Quelle volonté suit ce genre de plans ?
Pas de volonté particulière. C’est vrai que d’un côté la bande de D… symbolisait l’échec de la rue, l’impasse, et de l’autre côté Ali et ses copains avaient ce rêve et cette ouverture vers un ailleurs, qui au fur et à mesure du film devient une sorte d’antithèse.
Mektoub avait aussi un côté thriller. Est-ce un type de cinéma que vous avez envie de privilégier, assez construit autour de la mise en scène pour parler de problèmes actuels ?
Je l’ai fait dans mes deux premiers films. Ce sera pas forcément le cas dans le film que je prépare actuellement. Est-ce la thématique qui s’y prête ou est-ce les envies du moment, c’est en tout cas un cinéma dont je me suis nourri. Probablement parce que je suis né en France et que j’y ai quasiment passé toute ma vie ; cela fait peu de temps finalement que je suis installé au Maroc, même si j’y ai été la moitié de mon temps pendant très longtemps. C’est vrai que mes influences cinématographiques viennent plus de l’Occident que de l’Afrique. Maintenant, pour prendre l’exemple précis d’Ali Zaoua, quand vous choisissez cette thématique là, vous savez qu’il y a tellement de films qui ont été faits sur les enfants des rues, la plupart étant des docus ou des docus fictions, pour certains magistraux, qu’est-ce que vous pouvez apporter de plus à cette thématique, pas grand chose à priori.
C’est vrai qu’avec ma co-scénariste, l’idée de faire ce film était au départ celle de trois enfants qui enterrent leur meilleur ami. L’envie profonde aussi de faire un film sur ce sujet était là depuis très longtemps, latente et puis elle a mûrie. L’histoire ne devait pas être cannibalisée, vampirisée par la thématique, d’autant plus que filmer la vie de ces enfants de façon brute, ça avait été fait. Voilà ce qui a motivé le choix du traitement.
Vous ne vous inscrivez pas en continuité avec les formes traditionnelles du cinéma marocain ?
Elles n’ont jamais constituées une vraie référence pour moi. C’est difficile quand vous n’êtes pas vraiment ancré dans un référent. Tout ça ressort inconsciemment, c’est tamisé vingt fois et puis au bout d’un moment ça ressurgit. Je fais partie des gens qui ont tendance à croire que tout ce qu’on a ingurgité avant 18 – 20 ans, c’est l’essentiel de ce qui va se retraduire après. Et c’est vrai que ce que j’ai ingurgité pendant cette période là c’était plus West Side Story et Mean Streets et des films de Chaplin, de Welles, puis de Kusturica…
Mektoub et Ali Zaoua témoignent d’une volonté d’accrocher un thème fort dans la société, d’opérer une certaine critique. Vous continuez dans cette dynamique là ?
Par pour les prochains.
Il faut savoir qu’on vit dans un pays qui a une telle richesse au niveau de son histoire ancienne et contemporaine, qu’il y a cette réalité sociale qui est omniprésente et qu’elle est autant omniprésente et incontournable que pas traitée ou peu traitée, jusqu’à présent en tout cas. Et quand elle est traitée, elle l’est au premier degré sur un mode social.
Pour reprendre l’histoire de Mektoub, elle part d’un fait divers qui a complètement secoué l’opinion publique il y a quelque temps. C’était un commissaire de police, qui a violé quelque 200 femmes, qui faisait chanter les hommes, qui a tissé un réseau, qui a pris un pouvoir politique énorme… Il a été arrêté, il y a eu un procès fleuve, c’était un scandale politico-financier énorme. Il a été jugé, condamné à la peine de mort, qui a été rétablie pour lui. Ensuite, plus rien, comme si cette histoire n’avait jamais existé, alors que ça avait alimenté toute les conversions pendant un an.
Les enfants des rues, c’est pareil, cela fait partie de la réalité sociale du Maroc de manière indéniable. Peut-être est-ce le fait de vivre à l’étranger qui fait que quand on n’est pas au nœud du problème, on a une forme d’objectivité par rapport à ce qui se passe à l’intérieur, qu’on a l’impression ou la naïveté de croire qu’on peut déplacer des montagnes, en tout cas de ne pas avoir à se poser des questions par rapport à la censure ; car l’auto-censure est quelque chose de terrible dans nos pays, bien plus que la censure. Je me suis laissé guider dans les deux cas par la réalité sociale car cala me semblait très important que dans ces pays-là on puisse parler de ce genre de choses. Et que ça pouvait peut-être faire avancer les choses du point de vue de la société civile, car l’art s’inscrit dans la société civile. La société civile marocaine est en mouvement depuis quelques années, et c’est vrai que le parcours du cinéma restait un peu à la traîne par rapport à ce genre de choses.
La genèse d’Ali Zaoua c’est un peu de mettre le doigt sur un problème social qui n’est pas pris en charge pour encourager à ce que les choses changent à ce niveau là ?
C’est de se dire qu’on vit dans les mêmes lieux que ces enfants, qu’on les croise en permanence. Ce phénomène est probablement plus connu en Europe, parce que vous êtes à des milliers de kilomètres, que chez nous. Ici, on les voit constamment mais il y a une espèce de glace incassable, infranchissable. On a l’impression en tout cas que rien ne peut rapprocher ces deux mondes, ces deux populations. Avant de faire cette plongée sous-marine, d’essayer de comprendre, d’aller vivre avec eux, j’avais l’impression de les considérer comme un élément du décor urbain.
J’avais cette envie du conte et je ne savais pas à quel point en allant dans la rue, mon univers allait rencontrer leur univers et leurs réalités. La rue a un pouvoir d’attraction très fort, elle a aussi une forme de poésie et d’onirisme presque tragico-lyrique qu’on a beaucoup de mal à imaginer quand on y est pas et qu’on y vit pas. Leur vie est faite de délires, de fantasmes à partir de rien. Ils s’emparent de n’importe quoi, ils ont cette poésie en eux qui est très forte et qui est un pilier de leur existence et qui les aide à tenir De voir à quel point ces deux univers se rencontraient, ça m’a encore plus conforté dans cette envie de traiter le film sous cet angle.
Et mettre en avant tous ces sentiments qu’on a en commun avec eux qui sont des sentiments universels, l’amour, la joie, la fraternité, l’humour. Quelque part de les rendre plus humains au yeux de la population, et c’est ce qui s’est passé à la sortie du film au Maroc. Beaucoup de gens ont pris une énorme claque : “on savait pas que c’était ça”. Forcément, dorénavant, leur regard ne sera pas le même. D’ailleurs, il y a eu un débat, une polémique qui s’est engagée à la suite du film qui a montré que le film a été le début d’une prise de conscience.
Est-ce deux mondes séparés avec celui du travail des enfants ?
Ce n’est pas la même chose. Le problème est le même qu’avec celui des petites bonnes au Maroc. C’est terrible quand on voit ça avec des yeux distanciés. Faire travailler son fils à l’âge de douze ans ou avoir une petite bonne est quelque chose de culturel au Maroc. Bien sûr, ce n’est pas bien, mais c’est culturel. Expliquer cela à quelqu’un sous un angle culturel, c’est-à-dire celui des traditions, n’est pas du tout la même chose que de l’expliquer sous un angle légal.
Le personnage du vieux pêcheur, personnage un peu emblématique du père spirituel, est-ce une référence à d’autres films ?
Consciemment non. Mais c’est vrai que cela revient beaucoup dans la cinématographie arabe et africaine qui possède cette tradition du vieux sage. Il les oriente, il les guide, il déclenche beaucoup de choses.
Il est un personnage de valeur propre à ces cinématographies, le personnage qui va affirmer des valeurs sur lesquelles on va s’accrocher pour pouvoir survivre.
Nous sommes dans des pays, surtout au Maroc, en conflit permanent avec cette modernité très forte et le poids des traditions. Cette rupture entre ces deux mondes, on la ressent très fortement.
Vous venez d’enchaîner deux succès. Le film a bien marché au Maroc où il y a un vrai marché local avec des chiffres de 300 000 entrées.
Par contre, la remontée de recettes est très difficile à contrôler, peu de transparence. Il y a encore beaucoup de travail à faire dans le domaine de la distribution, mais c’est vrai qu’il y a 200 salles, qu’il y a un public qui va vers son cinéma depuis peu, depuis 93 avec un film qui s’appelle “A la recherche du mari de ma femme”. Avant ça, depuis les années 50 où le cinéma marocain commençait à naître, il y a eu des espèces d’éclairs dans le désert qui ont duré un an ou deux puis ensuite plus rien pendant dix ans et ainsi de suite. Il n’y a jamais eu une continuité qui aurait permis de poser les bases d’une cinématographie. Je pense que cela commence d’abord par une affection du public national pour son propre cinéma, pour ses propres cinéastes. On n’avait pas cette base-là, on n’avait de succès populaire. On avait des films qui allaient en salle une semaine, qui faisaient 500, mille entrées et qu’on ne voyait plus jamais après. Les cinéastes, dans l’inconscient populaire des Marocains, c’étaient des êtres à part, des extra-terrestres qui pouvaient passer quatre ans de leur vie sur des films que personne ne voyait. Maintenant, depuis le milieu des années 90, quelques films ont fait d’énormes succès populaires et les Marocains ont commencé à se dire que le cinéma peut être un vecteur de communication, d’identité, quelque chose avec lequel ils peuvent s’identifier et rêver comme avec des films américains. Pour moi, c’est le début de quelque chose.
Est-ce quelque chose qui va avec l’ouverture qui se passe en ce moment dans le pays, au niveau politique ?
Je ne pense pas parce que c’est apparu avant, sous l’ère Hassan II, pas pendant les années de plomb du milieu des années 70. C’est que le Maroc était trop à la traîne dans le domaine de l’image qui est prédominent et fondamental aujourd’hui quand on veut faire passer des idées. Ne serait-ce que par rapport à nos voisins et concurrents algériens et tunisiens, qui eux ont connu leur heure de gloire dans les années 70 pour les Algériens et 80 pour les Tunisiens. Le Maroc, bizarrement resté un peu coincé dans ce domaine-là, alors qu’il a sorti de grands peintres, de grands écrivains, des musiciens. Ce n’est que maintenant que l’on commence à parler des films marocains en Europe.
Novembre 2010
Comment vous est venu le désir de faire un film sur les enfants des rues de Casablanca ?
Au départ, quelques images violentes, gravées à jamais dans mon inconscient. Des enfants accrochés aux pneus des voitures, en plein coeur de la medina de Fès, le visage noir, les yeux embués. J’avais cinq ans. Je n’ai jamais oublié. Bien plus tard, ce fut une rencontre. Forte. Avec une personnalité exceptionnelle, le docteur Najat M’jid de l’organisation Bayti. Depuis plusieurs années, cette femme mène un combat dans la rue contre l’exclusion. Un jour, je lui ai téléphoné en lui demandant si elle accepterait de me recevoir pour me parler des enfants des rues. Ce qu’elle fit bien volontiers, généreuse et entière. Je l’ai écouté pendant des heures me parler, sans pitié, ni misérabilisme, de ces enfants qu’elle connaît si bien. C’est précisément cette parfaite connaissance du terrain qui donnait autant de crédibilité à son discours. La conclusion s’imposait.
Mais avant de parler cinéma, je devais commencer par aller dans la rue.
Comment s’est fait justement votre apprentissage sur le terrain pour sonder ces jeunes enfants afin d’élaborer votre scénario ?
Au début, j’ai commencé par descendre dans la rue pour discuter avec les gosses et filmer nos conversations pour les archiver, mais j’ai vite senti que ça n’était pas la bonne solution. Dès qu’on les filme, ils se conforment au regard que la société porte sur eux et ils se mettent en scène, racontant n’importe quoi. Ils ne sont prêts à se confier que s’ils sentent qu’on s’intéresse vraiment à leur existance. La seule chose qu’ils demandent, c’est qu’on leur consacre du temps. Cela, je l’ai compris au bout d’un certain temps et c’est ce qui m’a permis de ne pas tomber dans le misérabilisme que je ne désirais pas traiter. Et puis au cinéma, on néglige toujours l’aspect lyrique et poétique de la rue. Ces enfants ont un côté fleur bleue et cela m’a conforté dans mon approche qui visait à rapprocher ces derniers du commun des mortels.
Cependant, j’ai bien des fois failli abandonner. Les images que j’avais vues me hantait. Je me sentais coupable. Pourquoi eux étaient dans la rue et pas d’autres, avais-je le droit de faire un film avec ces enfants, allais-je tenir le coup ? Dans ces instants de doutes, ma bouée de sauvetage était le Docteur M’jid. Elle m’a toujours encouragé, contre vents et marées, à continuer. Elle me disait que ce film, à sa manière, serait utile à ces enfants. Que parallèlement au travail des associations sur le terrain, le grand public avait également besoin d’être sensibilisé par le biais de l’image, à partir du moment où elle n’était pas misérabiliste. C’est pour cette raison, et aussi parce que les enfants sniffent de la colle du matin au soir ce qui rend leurs rêves hallucinogènes, que j’ai opté pour le conte et c’est aussi pour ces raisons que je suis allé au bout de ce projet.
Comment s’est dérouler le tournage avec ses enfants qui ont au fil du temps acquis une totale liberté ?
Au début, cela a été très dur pour l’équipe et les comédiens. On a en effet essayé d’adapter les enfants aux contraintes du tournage, mais ça n’a pas marché. On est donc parti sur la démarche inverse : adapter le film aux enfants. Ça n’a pas plus réussi : quand un se barrait pendant trois jours, on ne pouvait pas ne rester sans rien faire à l’attendre, puisqu’il y avait des enjeux de production. Finalement, la méthode était assez bâtarde : les enfants se sont raccrochés aux contraintes de temps et de lieux car ils ont compris qu’elles avaient quelque chose de salutaire et que c’était à ce seul prix que l’on pouvait achever un projet qui commençait à leur tenir à coeur. De notre côté, on était prêts à improviser une séquence si un enfant disparaissait deux jours.
Mais toute cette énergie commune a brutalement été rompue lorsque le petit Hicham s’est blessé en voulant impressionner une actrice du film dont il était tombé amoureux. On a dû alors arrêter cinq semaines, pendant lesquelles les gamins se sont éparpillés dans tout le Maroc. Dans un premier temps, cela a été très dur à vivre moralement. Mais avec le temps, cette interruption s’est avérée salutaire car elle a permis à tous de se ressourcer et de retourner voir les siens. Les enfants les premiers ont manifesté ce désir car il se trouve que cette coupure coïncidait avec la période du Ramadan. La production a donc organisé un retour dans les foyers qui leur a fait beaucoup de bien et à terme, ils sont tous revenus.
Pourquoi faites-vous disparaître le rôle principal au bout de quelques plans ?
L’objectif n’était pas de lui donner une étoffe physique mais de naviguer avec le rêve de cet enfant, qu’il devienne celui de ses copains, de tous les enfants. C’est la dimension mythique du personnage qui m’intéressait, en l’occurrence, son changement de statut, qui passe d’un enfant à un héros puis d’un héros à un mythe. Le film tourne autour de ça.
Quelle est la vision des jeunes acteurs sur ce film ?
Ils ne m’ont jamais dit ce qu’ils en pensaient, mais ils sont fiers de ce qu’ils ont fait. Surtout parce que leurs familles l’ont vu, que les gens les ont vus, leur ont donné du temps et de l’intérêt, chose qu’ils n’avaient jamais réellement eu jusque-là, si ce n’est quelques secondes à un feu rouge quand ils vendent leurs kleenex. Pendant une heure et demie, des gens ont été enfermés dans une salle uniquement pour eux ; forcément ça fait renaître l’ego, la dignité et l’amour-propre. Je pense que c’est leur plus belle victoire.
Biographie du réalisateur
Nabil Ayouch est né le 1er avril 1969. De père marocain et de mère française, il est né et a grandi à Paris.
A la fin de ses études, il suit trois ans de cours de théâtre avec Sarah Boréo et Michel Granvale, avant de s’orienter vers la réalisation. Il réalise alors plus d’une cinquantaine de spots publicitaires avant de passer en 1992 à la réalisation de son premier court métrage « Les Pierres Bleues du Désert » avec Jamel Debbouze, qui remporte entre autre le prix Canal Plus au festival du film méditerranéen de Bastia. Suivent deux autres courts-métrages « Hertzienne Connexion » en 1993, primés dans plusieurs festivals internationaux et « Vendeur de Silence » en 1994, qui remporte le prix de la meilleur réalisation au festival national du film de Tanger.
Entre 1997 et 1998, il réalise « Mektoub », son premier long métrage, qui établira un record historique au box-office marocain avec plus de 350 000 spectateurs, pour un film sans vocation commerciale.
En 1999, ce dernier représente officiellement le Maroc aux Oscars, dans la catégorie « Meilleur film étranger » et remporte les prix du meilleur film arabe et de la meilleure première oeuvre au Festival International du film du Caire, ainsi que le prix spécial du jury au Festival d’Oslo.
En 2000, il achève son second long métrage « Ali Zaoua, prince de la rue » que Nabil Ayouch a réalisé après avoir passé plus de deux ans avec les éducateurs de l’association « Bayti » du Dr Najat M’jid, dans les rues du Maroc.
Ce film, tourné avec des enfants des rues de Casablanca, bat le précédant record de « Mektoub » avec environ 500 000 spectateurs marocains et 44 prix obtenus dans divers festivals internationaux.
En 2001, Ali Zaoua représente officiellement le Maroc aux Oscars, dans la catégorie « Meilleur film étranger ».
En 2002, Nabil Ayouch termine le film « Une minute de soleil en moins » pour la chaîne Arte, dans le cadre de la collection « Masculin Féminin ». Ce dernier remporte le prix des industries techniques au Festival méditerranéen de Montpellier.