A propos du film Ali Zaoua

Entretien d'Olivier Barlet avec Nabil Ayouch

Ali Zaoua de Nabil Ayouch

France — Bel­gique — Maroc — 2000

Ali, Kwi­ta, Omar et Boub­ker sont des enfants des rues d’une dou­zaine d’années. Des Chem­ka­ras, comme on a l’habitude de dire. Leur quo­ti­dien est fait de vio­lence, de men­di­ci­té, de pros­ti­tu­tion et d’indifférence.

Depuis qu’ils ont quit­té Dib et sa bande, ils habitent sur le port, car Ali veut par­tir ; il veut deve­nir marin et faire le tour du monde à la recherche de « l’île aux deux soleils ».

Une ami­tié indé­fec­tible lie ces quatre enfants. Mais, lors d’un affron­te­ment avec la bande de Dib, Ali est tué acci­den­tel­le­ment. Après avoir rame­né son corps sur le port, les trois enfants décident de l’enterrer comme il le mérite, … comme un prince, parce que comme le dit Boub­ker, « Il a peut-être vécu comme une merde, mais il ne sera pas enter­ré comme une merde. » Pour ce faire, Kwi­ta, Omar et Boub­ker doivent trou­ver de l’argent, des vête­ments conve­nables et pré­ve­nir la famille d’Ali. Autant de jalons d’un par­cours qui va emme­ner ces trois enfants à recons­truire le rêve d’Ali : trou­ver « l’île aux deux soleils ».


source : Afri­cul­tures

Votre film semble être un pro­jet très construit avec une volon­té scé­na­ris­tique très forte. Je sais que vous avez tra­vaillé avec des asso­cia­tions d’en­fants des rues. Com­ment avez-vous pro­cé­dé au niveau de l’é­cri­ture, com­ment s’est pas­sé l’é­la­bo­ra­tion du scénario ?

J’ai tra­vaillé avec des asso­cia­tions, non pas pour l’é­cri­ture, mais pour cette phase d’a­pnée qui a pré­cé­dé le tour­nage qui a duré deux ou trois ans et pen­dant laquelle je suis allé à la ren­contre de ces enfants dans la rue par le biais de cette asso­cia­tion. Des édu­ca­teurs m’ont per­mis de péné­trer ce monde un peu paral­lèle qu’est la rue. Paral­lè­le­ment, l’é­cri­ture du scé­na­rio s’est faite avec une co-scé­na­riste fran­çaise, Natha­lie Sau­geon. De ces deux tra­vaux, l’un a influen­cé l’autre. L’ex­pé­rience rue nous a per­mis d’a­voir un regard dif­fé­rent sur ce qu’on ima­gi­nait être la vie de ces enfants ; et à côté de cela, on avait une his­toire, un fil conduc­teur qui nous tenait à cœur dès le départ. Cela nous a d’ailleurs per­mis de nous pro­té­ger de ce que l’on voyait dans la rue et avant tout de pri­vi­lé­gier le récit, en se disant que l’au­then­ti­ci­té vien­drait par les enfants au moment du tour­nage. On n’a pas essayé de faire de l’an­thro­po­lo­gie pour pou­voir s’en nour­rir et le recou­cher sur papier.

Le dia­logue est assez lit­té­raire. Les enfants s’ex­priment d’une façon que j’ai du mal à ima­gi­ner dans leur quo­ti­dien. A quoi est-ce dû ?

Cela vient du sous-titrage en fran­çais. La langue qu’u­ti­lisent les enfants dans le film est du maro­cain dia­lec­tal des rues. Cela nous a valu d’ailleurs pas mal de remarques au Maroc, car le film a été consi­dé­ré comme assez vul­gaire, en tout cas par une cer­taine caté­go­rie de la popu­la­tion. Et la vul­ga­ri­té dans la langue arabe n’est pas admise de la même manière que dans la langue fran­çaise. Au Maroc, beau­coup de gens ont été cho­qués des dia­logues, c’est assez rare que dans un film ; les per­son­nages puissent s’au­to­ri­ser de tels écarts de langage.

Main­te­nant, c’est vrai que dans le sous-titrage ce n’est pas tel­le­ment évident de pou­voir retrans­crire ce par­lé et qu’il ait pu appa­raître un peu lit­té­raire. En tout cas ce n’est pas la langue qu’ils parlent dans le film. C’est tou­jours un peu com­pli­qué, quand on double ou qu’on sous-titre, de pré­ser­ver l’es­prit de ce que disent les comé­diens, de res­ter dans la tona­li­té. Le sous-titrage est quand même une science. J’ai beau­coup tra­vaillé des­sus pour mon pre­mier film, un peu moins pour celui-ci. C’est très com­plexe et en même temps, il faut faire des conces­sions. Je ne sais pas com­ment le sous-titrage du film a pu être per­çu. Ce n’est pas simple car même si ce n’est pas l’en­jeu du film, c’est quand même un des moteurs d’ap­pré­hen­sion pour ceux qui ne parlent pas la langue.

Les enfants sont très natu­rels dans le film, à l’aise dans leur rôle. Com­ment s’est pas­sé le tra­vail avec eux ?

D’a­bord des ren­contres. Ensuite une espèce de dis­tance que j’ai essayé de créer entre eux et le pro­jet. L’es­sen­tiel du tra­vail a consis­té à leur dire que ce film ne serait qu’une étape dans leur vie, qu’il ne fal­lait pas qu’ils le prennent comme quelque chose d’im­por­tant – car il y a des choses bien plus impor­tantes que le ciné­ma, et en l’oc­cur­rence leur ave­nir – et très vite, à pou­voir par­ler de leur ave­nir, de ce que serait leur pro­jet après le film. En ça, l’as­so­cia­tion nous a aidé car il y avait le dis­cours d’é­du­ca­teurs qui arri­vait à per­ce­voir qu’elles étaient les envies réelles des enfants. Cela nous a aidé à pré­pa­rer le ter­rain pour l’at­ter­ris­sage. Pen­dant long­temps je me suis deman­dé si j’a­vais le droit de faire ce film avec de vrai enfants des rues ou s’il fal­lait que je les pré­serve de cela. Et en même temps, à l’is­sue de cette expé­rience, je me suis rapi­de­ment aper­çu qu’a­près tout ce qu’ils m’a­vaient don­né, après cette géné­ro­si­té qu’ils avaient eu pen­dant ces deux trois ans, je ne pou­vais leur dire que j’al­lais faire ce film avec de jeunes comé­diens pro­fes­sion­nels. Quelque part c’est une suite logique à cette aven­ture de faire ce film avec eux. Mais il y avait aus­si cette han­tise de ce qui se pas­se­rait après. Tout le tra­vail a été de créer cette dis­tance par rap­port à ça, mais aus­si par rap­port à tout le pro­jet en lui-même. A savoir qu’on se ren­dait tout à fait compte que d’un monde de liber­té totale, ils allaient pas­ser à un monde géré par la contrainte, qu’est le ciné­ma. Il fal­lait faire en sorte que cette contrainte ne soit pas suf­fi­sam­ment dif­fi­cile à admettre pour leur faire perdre leur natu­rel, leur authen­ti­ci­té. Au fur et à mesure que le tour­nage avan­çait – c’é­tait assez com­pli­qué pour eux – ils se sont rac­cro­chés à la contrainte comme quelque chose de sal­va­teur, comme une bouée de sau­ve­tage qui pou­vait les aider à aller au bout d’une aven­ture à laquelle ils ne pen­saient abso­lu­ment pas au départ pou­voir arri­ver. Car leur vie est faite de rup­tures. Pour la pre­mière fois de leur vie, ils se retrouvent face à un truc énorme et avec un objec­tif, d’al­ler au bout.

Cer­tains pas­sages du film font inter­ve­nir des scène de groupes avec gros caïds. Quelle volon­té suit ce genre de plans ?

Pas de volon­té par­ti­cu­lière. C’est vrai que d’un côté la bande de D… sym­bo­li­sait l’é­chec de la rue, l’im­passe, et de l’autre côté Ali et ses copains avaient ce rêve et cette ouver­ture vers un ailleurs, qui au fur et à mesure du film devient une sorte d’antithèse.

Mek­toub avait aus­si un côté thril­ler. Est-ce un type de ciné­ma que vous avez envie de pri­vi­lé­gier, assez construit autour de la mise en scène pour par­ler de pro­blèmes actuels ?

Je l’ai fait dans mes deux pre­miers films. Ce sera pas for­cé­ment le cas dans le film que je pré­pare actuel­le­ment. Est-ce la thé­ma­tique qui s’y prête ou est-ce les envies du moment, c’est en tout cas un ciné­ma dont je me suis nour­ri. Pro­ba­ble­ment parce que je suis né en France et que j’y ai qua­si­ment pas­sé toute ma vie ; cela fait peu de temps fina­le­ment que je suis ins­tal­lé au Maroc, même si j’y ai été la moi­tié de mon temps pen­dant très long­temps. C’est vrai que mes influences ciné­ma­to­gra­phiques viennent plus de l’Oc­ci­dent que de l’A­frique. Main­te­nant, pour prendre l’exemple pré­cis d’A­li Zaoua, quand vous choi­sis­sez cette thé­ma­tique là, vous savez qu’il y a tel­le­ment de films qui ont été faits sur les enfants des rues, la plu­part étant des docus ou des docus fic­tions, pour cer­tains magis­traux, qu’est-ce que vous pou­vez appor­ter de plus à cette thé­ma­tique, pas grand chose à priori.

C’est vrai qu’a­vec ma co-scé­na­riste, l’i­dée de faire ce film était au départ celle de trois enfants qui enterrent leur meilleur ami. L’en­vie pro­fonde aus­si de faire un film sur ce sujet était là depuis très long­temps, latente et puis elle a mûrie. L’his­toire ne devait pas être can­ni­ba­li­sée, vam­pi­ri­sée par la thé­ma­tique, d’au­tant plus que fil­mer la vie de ces enfants de façon brute, ça avait été fait. Voi­là ce qui a moti­vé le choix du traitement.

Vous ne vous ins­cri­vez pas en conti­nui­té avec les formes tra­di­tion­nelles du ciné­ma marocain ?

Elles n’ont jamais consti­tuées une vraie réfé­rence pour moi. C’est dif­fi­cile quand vous n’êtes pas vrai­ment ancré dans un réfé­rent. Tout ça res­sort incons­ciem­ment, c’est tami­sé vingt fois et puis au bout d’un moment ça res­sur­git. Je fais par­tie des gens qui ont ten­dance à croire que tout ce qu’on a ingur­gi­té avant 18 – 20 ans, c’est l’es­sen­tiel de ce qui va se retra­duire après. Et c’est vrai que ce que j’ai ingur­gi­té pen­dant cette période là c’é­tait plus West Side Sto­ry et Mean Streets et des films de Cha­plin, de Welles, puis de Kusturica…

Mek­toub et Ali Zaoua témoignent d’une volon­té d’ac­cro­cher un thème fort dans la socié­té, d’o­pé­rer une cer­taine cri­tique. Vous conti­nuez dans cette dyna­mique là ?

Par pour les prochains.

Il faut savoir qu’on vit dans un pays qui a une telle richesse au niveau de son his­toire ancienne et contem­po­raine, qu’il y a cette réa­li­té sociale qui est omni­pré­sente et qu’elle est autant omni­pré­sente et incon­tour­nable que pas trai­tée ou peu trai­tée, jus­qu’à pré­sent en tout cas. Et quand elle est trai­tée, elle l’est au pre­mier degré sur un mode social.

Pour reprendre l’his­toire de Mek­toub, elle part d’un fait divers qui a com­plè­te­ment secoué l’o­pi­nion publique il y a quelque temps. C’é­tait un com­mis­saire de police, qui a vio­lé quelque 200 femmes, qui fai­sait chan­ter les hommes, qui a tis­sé un réseau, qui a pris un pou­voir poli­tique énorme… Il a été arrê­té, il y a eu un pro­cès fleuve, c’é­tait un scan­dale poli­ti­co-finan­cier énorme. Il a été jugé, condam­né à la peine de mort, qui a été réta­blie pour lui. Ensuite, plus rien, comme si cette his­toire n’a­vait jamais exis­té, alors que ça avait ali­men­té toute les conver­sions pen­dant un an.

Les enfants des rues, c’est pareil, cela fait par­tie de la réa­li­té sociale du Maroc de manière indé­niable. Peut-être est-ce le fait de vivre à l’é­tran­ger qui fait que quand on n’est pas au nœud du pro­blème, on a une forme d’ob­jec­ti­vi­té par rap­port à ce qui se passe à l’in­té­rieur, qu’on a l’im­pres­sion ou la naï­ve­té de croire qu’on peut dépla­cer des mon­tagnes, en tout cas de ne pas avoir à se poser des ques­tions par rap­port à la cen­sure ; car l’au­to-cen­sure est quelque chose de ter­rible dans nos pays, bien plus que la cen­sure. Je me suis lais­sé gui­der dans les deux cas par la réa­li­té sociale car cala me sem­blait très impor­tant que dans ces pays-là on puisse par­ler de ce genre de choses. Et que ça pou­vait peut-être faire avan­cer les choses du point de vue de la socié­té civile, car l’art s’ins­crit dans la socié­té civile. La socié­té civile maro­caine est en mou­ve­ment depuis quelques années, et c’est vrai que le par­cours du ciné­ma res­tait un peu à la traîne par rap­port à ce genre de choses.

La genèse d’A­li Zaoua c’est un peu de mettre le doigt sur un pro­blème social qui n’est pas pris en charge pour encou­ra­ger à ce que les choses changent à ce niveau là ?

C’est de se dire qu’on vit dans les mêmes lieux que ces enfants, qu’on les croise en per­ma­nence. Ce phé­no­mène est pro­ba­ble­ment plus connu en Europe, parce que vous êtes à des mil­liers de kilo­mètres, que chez nous. Ici, on les voit constam­ment mais il y a une espèce de glace incas­sable, infran­chis­sable. On a l’im­pres­sion en tout cas que rien ne peut rap­pro­cher ces deux mondes, ces deux popu­la­tions. Avant de faire cette plon­gée sous-marine, d’es­sayer de com­prendre, d’al­ler vivre avec eux, j’a­vais l’im­pres­sion de les consi­dé­rer comme un élé­ment du décor urbain.

J’a­vais cette envie du conte et je ne savais pas à quel point en allant dans la rue, mon uni­vers allait ren­con­trer leur uni­vers et leurs réa­li­tés. La rue a un pou­voir d’at­trac­tion très fort, elle a aus­si une forme de poé­sie et d’o­ni­risme presque tra­gi­co-lyrique qu’on a beau­coup de mal à ima­gi­ner quand on y est pas et qu’on y vit pas. Leur vie est faite de délires, de fan­tasmes à par­tir de rien. Ils s’emparent de n’im­porte quoi, ils ont cette poé­sie en eux qui est très forte et qui est un pilier de leur exis­tence et qui les aide à tenir De voir à quel point ces deux uni­vers se ren­con­traient, ça m’a encore plus confor­té dans cette envie de trai­ter le film sous cet angle.

Et mettre en avant tous ces sen­ti­ments qu’on a en com­mun avec eux qui sont des sen­ti­ments uni­ver­sels, l’a­mour, la joie, la fra­ter­ni­té, l’hu­mour. Quelque part de les rendre plus humains au yeux de la popu­la­tion, et c’est ce qui s’est pas­sé à la sor­tie du film au Maroc. Beau­coup de gens ont pris une énorme claque : “on savait pas que c’é­tait ça”. For­cé­ment, doré­na­vant, leur regard ne sera pas le même. D’ailleurs, il y a eu un débat, une polé­mique qui s’est enga­gée à la suite du film qui a mon­tré que le film a été le début d’une prise de conscience.

Est-ce deux mondes sépa­rés avec celui du tra­vail des enfants ?

Ce n’est pas la même chose. Le pro­blème est le même qu’a­vec celui des petites bonnes au Maroc. C’est ter­rible quand on voit ça avec des yeux dis­tan­ciés. Faire tra­vailler son fils à l’âge de douze ans ou avoir une petite bonne est quelque chose de cultu­rel au Maroc. Bien sûr, ce n’est pas bien, mais c’est cultu­rel. Expli­quer cela à quel­qu’un sous un angle cultu­rel, c’est-à-dire celui des tra­di­tions, n’est pas du tout la même chose que de l’ex­pli­quer sous un angle légal.

Le per­son­nage du vieux pêcheur, per­son­nage un peu emblé­ma­tique du père spi­ri­tuel, est-ce une réfé­rence à d’autres films ?

Consciem­ment non. Mais c’est vrai que cela revient beau­coup dans la ciné­ma­to­gra­phie arabe et afri­caine qui pos­sède cette tra­di­tion du vieux sage. Il les oriente, il les guide, il déclenche beau­coup de choses.

Il est un per­son­nage de valeur propre à ces ciné­ma­to­gra­phies, le per­son­nage qui va affir­mer des valeurs sur les­quelles on va s’ac­cro­cher pour pou­voir survivre.

Nous sommes dans des pays, sur­tout au Maroc, en conflit per­ma­nent avec cette moder­ni­té très forte et le poids des tra­di­tions. Cette rup­ture entre ces deux mondes, on la res­sent très fortement.

Vous venez d’en­chaî­ner deux suc­cès. Le film a bien mar­ché au Maroc où il y a un vrai mar­ché local avec des chiffres de 300 000 entrées.

Par contre, la remon­tée de recettes est très dif­fi­cile à contrô­ler, peu de trans­pa­rence. Il y a encore beau­coup de tra­vail à faire dans le domaine de la dis­tri­bu­tion, mais c’est vrai qu’il y a 200 salles, qu’il y a un public qui va vers son ciné­ma depuis peu, depuis 93 avec un film qui s’ap­pelle “A la recherche du mari de ma femme”. Avant ça, depuis les années 50 où le ciné­ma maro­cain com­men­çait à naître, il y a eu des espèces d’é­clairs dans le désert qui ont duré un an ou deux puis ensuite plus rien pen­dant dix ans et ain­si de suite. Il n’y a jamais eu une conti­nui­té qui aurait per­mis de poser les bases d’une ciné­ma­to­gra­phie. Je pense que cela com­mence d’a­bord par une affec­tion du public natio­nal pour son propre ciné­ma, pour ses propres cinéastes. On n’a­vait pas cette base-là, on n’a­vait de suc­cès popu­laire. On avait des films qui allaient en salle une semaine, qui fai­saient 500, mille entrées et qu’on ne voyait plus jamais après. Les cinéastes, dans l’in­cons­cient popu­laire des Maro­cains, c’é­taient des êtres à part, des extra-ter­restres qui pou­vaient pas­ser quatre ans de leur vie sur des films que per­sonne ne voyait. Main­te­nant, depuis le milieu des années 90, quelques films ont fait d’é­normes suc­cès popu­laires et les Maro­cains ont com­men­cé à se dire que le ciné­ma peut être un vec­teur de com­mu­ni­ca­tion, d’i­den­ti­té, quelque chose avec lequel ils peuvent s’i­den­ti­fier et rêver comme avec des films amé­ri­cains. Pour moi, c’est le début de quelque chose.

Est-ce quelque chose qui va avec l’ou­ver­ture qui se passe en ce moment dans le pays, au niveau politique ?

Je ne pense pas parce que c’est appa­ru avant, sous l’ère Has­san II, pas pen­dant les années de plomb du milieu des années 70. C’est que le Maroc était trop à la traîne dans le domaine de l’i­mage qui est pré­do­minent et fon­da­men­tal aujourd’­hui quand on veut faire pas­ser des idées. Ne serait-ce que par rap­port à nos voi­sins et concur­rents algé­riens et tuni­siens, qui eux ont connu leur heure de gloire dans les années 70 pour les Algé­riens et 80 pour les Tuni­siens. Le Maroc, bizar­re­ment res­té un peu coin­cé dans ce domaine-là, alors qu’il a sor­ti de grands peintres, de grands écri­vains, des musi­ciens. Ce n’est que main­te­nant que l’on com­mence à par­ler des films maro­cains en Europe.

Novembre 2010


Com­ment vous est venu le désir de faire un film sur les enfants des rues de Casablanca ?

Au départ, quelques images vio­lentes, gra­vées à jamais dans mon incons­cient. Des enfants accro­chés aux pneus des voi­tures, en plein coeur de la medi­na de Fès, le visage noir, les yeux embués. J’avais cinq ans. Je n’ai jamais oublié. Bien plus tard, ce fut une ren­contre. Forte. Avec une per­son­na­li­té excep­tion­nelle, le doc­teur Najat M’jid de l’organisation Bay­ti. Depuis plu­sieurs années, cette femme mène un com­bat dans la rue contre l’exclusion. Un jour, je lui ai télé­pho­né en lui deman­dant si elle accep­te­rait de me rece­voir pour me par­ler des enfants des rues. Ce qu’elle fit bien volon­tiers, géné­reuse et entière. Je l’ai écou­té pen­dant des heures me par­ler, sans pitié, ni misé­ra­bi­lisme, de ces enfants qu’elle connaît si bien. C’est pré­ci­sé­ment cette par­faite connais­sance du ter­rain qui don­nait autant de cré­di­bi­li­té à son dis­cours. La conclu­sion s’imposait.
Mais avant de par­ler ciné­ma, je devais com­men­cer par aller dans la rue.

Com­ment s’est fait jus­te­ment votre appren­tis­sage sur le ter­rain pour son­der ces jeunes enfants afin d’élaborer votre scénario ?

Au début, j’ai com­men­cé par des­cendre dans la rue pour dis­cu­ter avec les gosses et fil­mer nos conver­sa­tions pour les archi­ver, mais j’ai vite sen­ti que ça n’était pas la bonne solu­tion. Dès qu’on les filme, ils se conforment au regard que la socié­té porte sur eux et ils se mettent en scène, racon­tant n’importe quoi. Ils ne sont prêts à se confier que s’ils sentent qu’on s’intéresse vrai­ment à leur exis­tance. La seule chose qu’ils demandent, c’est qu’on leur consacre du temps. Cela, je l’ai com­pris au bout d’un cer­tain temps et c’est ce qui m’a per­mis de ne pas tom­ber dans le misé­ra­bi­lisme que je ne dési­rais pas trai­ter. Et puis au ciné­ma, on néglige tou­jours l’aspect lyrique et poé­tique de la rue. Ces enfants ont un côté fleur bleue et cela m’a confor­té dans mon approche qui visait à rap­pro­cher ces der­niers du com­mun des mortels.

Cepen­dant, j’ai bien des fois failli aban­don­ner. Les images que j’avais vues me han­tait. Je me sen­tais cou­pable. Pour­quoi eux étaient dans la rue et pas d’autres, avais-je le droit de faire un film avec ces enfants, allais-je tenir le coup ? Dans ces ins­tants de doutes, ma bouée de sau­ve­tage était le Doc­teur M’jid. Elle m’a tou­jours encou­ra­gé, contre vents et marées, à conti­nuer. Elle me disait que ce film, à sa manière, serait utile à ces enfants. Que paral­lè­le­ment au tra­vail des asso­cia­tions sur le ter­rain, le grand public avait éga­le­ment besoin d’être sen­si­bi­li­sé par le biais de l’image, à par­tir du moment où elle n’était pas misé­ra­bi­liste. C’est pour cette rai­son, et aus­si parce que les enfants sniffent de la colle du matin au soir ce qui rend leurs rêves hal­lu­ci­no­gènes, que j’ai opté pour le conte et c’est aus­si pour ces rai­sons que je suis allé au bout de ce projet.

Com­ment s’est dérou­ler le tour­nage avec ses enfants qui ont au fil du temps acquis une totale liberté ?

Au début, cela a été très dur pour l’équipe et les comé­diens. On a en effet essayé d’adapter les enfants aux contraintes du tour­nage, mais ça n’a pas mar­ché. On est donc par­ti sur la démarche inverse : adap­ter le film aux enfants. Ça n’a pas plus réus­si : quand un se bar­rait pen­dant trois jours, on ne pou­vait pas ne res­ter sans rien faire à l’attendre, puisqu’il y avait des enjeux de pro­duc­tion. Fina­le­ment, la méthode était assez bâtarde : les enfants se sont rac­cro­chés aux contraintes de temps et de lieux car ils ont com­pris qu’elles avaient quelque chose de salu­taire et que c’était à ce seul prix que l’on pou­vait ache­ver un pro­jet qui com­men­çait à leur tenir à coeur. De notre côté, on était prêts à impro­vi­ser une séquence si un enfant dis­pa­rais­sait deux jours.

Mais toute cette éner­gie com­mune a bru­ta­le­ment été rom­pue lorsque le petit Hicham s’est bles­sé en vou­lant impres­sion­ner une actrice du film dont il était tom­bé amou­reux. On a dû alors arrê­ter cinq semaines, pen­dant les­quelles les gamins se sont épar­pillés dans tout le Maroc. Dans un pre­mier temps, cela a été très dur à vivre mora­le­ment. Mais avec le temps, cette inter­rup­tion s’est avé­rée salu­taire car elle a per­mis à tous de se res­sour­cer et de retour­ner voir les siens. Les enfants les pre­miers ont mani­fes­té ce désir car il se trouve que cette cou­pure coïn­ci­dait avec la période du Rama­dan. La pro­duc­tion a donc orga­ni­sé un retour dans les foyers qui leur a fait beau­coup de bien et à terme, ils sont tous revenus.

Pour­quoi faites-vous dis­pa­raître le rôle prin­ci­pal au bout de quelques plans ?
L’objectif n’était pas de lui don­ner une étoffe phy­sique mais de navi­guer avec le rêve de cet enfant, qu’il devienne celui de ses copains, de tous les enfants. C’est la dimen­sion mythique du per­son­nage qui m’in­té­res­sait, en l’oc­cur­rence, son chan­ge­ment de sta­tut, qui passe d’un enfant à un héros puis d’un héros à un mythe. Le film tourne autour de ça.

Quelle est la vision des jeunes acteurs sur ce film ?

Ils ne m’ont jamais dit ce qu’ils en pen­saient, mais ils sont fiers de ce qu’ils ont fait. Sur­tout parce que leurs familles l’ont vu, que les gens les ont vus, leur ont don­né du temps et de l’intérêt, chose qu’ils n’avaient jamais réel­le­ment eu jusque-là, si ce n’est quelques secondes à un feu rouge quand ils vendent leurs klee­nex. Pen­dant une heure et demie, des gens ont été enfer­més dans une salle uni­que­ment pour eux ; for­cé­ment ça fait renaître l’ego, la digni­té et l’amour-propre. Je pense que c’est leur plus belle victoire.


Bio­gra­phie du réalisateur

Nabil Ayouch est né le 1er avril 1969. De père maro­cain et de mère fran­çaise, il est né et a gran­di à Paris.

A la fin de ses études, il suit trois ans de cours de théâtre avec Sarah Boréo et Michel Gran­vale, avant de s’orienter vers la réa­li­sa­tion. Il réa­lise alors plus d’une cin­quan­taine de spots publi­ci­taires avant de pas­ser en 1992 à la réa­li­sa­tion de son pre­mier court métrage « Les Pierres Bleues du Désert » avec Jamel Deb­bouze, qui rem­porte entre autre le prix Canal Plus au fes­ti­val du film médi­ter­ra­néen de Bas­tia. Suivent deux autres courts-métrages « Hert­zienne Connexion » en 1993, pri­més dans plu­sieurs fes­ti­vals inter­na­tio­naux et « Ven­deur de Silence » en 1994, qui rem­porte le prix de la meilleur réa­li­sa­tion au fes­ti­val natio­nal du film de Tanger.

Entre 1997 et 1998, il réa­lise « Mek­toub », son pre­mier long métrage, qui éta­bli­ra un record his­to­rique au box-office maro­cain avec plus de 350 000 spec­ta­teurs, pour un film sans voca­tion commerciale.

En 1999, ce der­nier repré­sente offi­ciel­le­ment le Maroc aux Oscars, dans la caté­go­rie « Meilleur film étran­ger » et rem­porte les prix du meilleur film arabe et de la meilleure pre­mière oeuvre au Fes­ti­val Inter­na­tio­nal du film du Caire, ain­si que le prix spé­cial du jury au Fes­ti­val d’Oslo.

En 2000, il achève son second long métrage « Ali Zaoua, prince de la rue » que Nabil Ayouch a réa­li­sé après avoir pas­sé plus de deux ans avec les édu­ca­teurs de l’association « Bay­ti » du Dr Najat M’jid, dans les rues du Maroc.

Ce film, tour­né avec des enfants des rues de Casa­blan­ca, bat le pré­cé­dant record de « Mek­toub » avec envi­ron 500 000 spec­ta­teurs maro­cains et 44 prix obte­nus dans divers fes­ti­vals internationaux.

En 2001, Ali Zaoua repré­sente offi­ciel­le­ment le Maroc aux Oscars, dans la caté­go­rie « Meilleur film étranger ».

En 2002, Nabil Ayouch ter­mine le film « Une minute de soleil en moins » pour la chaîne Arte, dans le cadre de la col­lec­tion « Mas­cu­lin Fémi­nin ». Ce der­nier rem­porte le prix des indus­tries tech­niques au Fes­ti­val médi­ter­ra­néen de Montpellier.