Retour sur les déclarations de Patrick Le Lay (TF1) le 9/07/2004
Patrick Le Lay vend « du temps de cerveau humain disponible »
Patrick Lelay, PDG de TF1, avait défrayé la chronique en juin 2004 à cause de propos tenus sur la télévision dans un livre intitulé « Les dirigeants face au changement » (Ed. du Huitième jour, 2004). Il y écrivait notamment :
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ‘business’, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-â-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. […] Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise…
[…] La télévision, c’est une activité sans mémoire. Si l’on compare cette industrie à celle de l’automobile, par exemple, pour un constructeur d’autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n’en aurons même pas le temps ! […] Tout se joue chaque jour sur les chiffres d’audience. Nous sommes le seul produit au monde où l’on ‘connaît’ ses clients à la seconde, après un délai de vingt-quatre heures »
(Patrick Lelay, dans « Les dirigeants face au changement », op. cit.)
Source (11/07/2004): acrimed
Notes
Dépêche AFP du 9 juillet 04, reprise notamment par Libération (10 – 11/07/04) : ” Patrick Le Lay, décerveleur ”.
Patrick Le Lay, pour TF1, vend du Coca light à Télérama
Après avoir proposé une version « hard » (ou cynique) des missions de TF1 — Lire : Le Lay (TF1) vend ” du temps de cerveau humain disponible “[[Et un commentaire de ces déclarations : « Quand les cerveaux ne pensent pas à la pub, TF1 sort son revolver ».]] -, Patrick Le Lay en propose une version « soft » dans l’hebdomadaire Télérama (n° 2852 — 9 septembre 2004).
Autour de cet exercice de transposition pédagogique du pareil au même, un (petit) tintamarre médiatique arrosé au Coca Cola. Une critique du média TF1 est ainsi transformée, délibérément ou pas, en produit médiatique. Raison suffisante, comme cela nous arrive souvent, d’observer le phénomène et de prendre notre temps.
Transposition pédagogique du pareil au même
Exercice : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Vous commenterez cette phrase dans un hebdomadaire classé à gauche.
Réponse : « Entretien avec Patrick Le Lay, pdg de TF1 — “Je reconnais que cette formule était un peu caricaturale” », titre Télérama.
Quelques extraits :
[…]
- Télérama : Dans quel cadre avez-vous prononcé cette phrase ?
- Patrick Le Lay : Ce n’était pas une interview officielle. Le Medef m’avait appelé en me disant : on interroge des dirigeants d’entreprise sur « Le changement et le mouvement ». Je ne me souviens plus précisément de cet entretien mais, comme souvent, j’ai dû parler deux heures à bâtons rompus et tenir ces propos pendant la conversation. Je ne reconnais cependant pas le métier de TF1 dans cette formule et je ne me retrouve pas dans les propos qu’on me prête : on me transforme en marchand de cerveaux !
- Télérama : Vous les avez pourtant bien tenus, ces propos ?
- Patrick Le Lay : Oui, sûrement. Je reconnais que cette formule était un peu caricaturale et étroite. Mais, encore une fois, c’était une conversation, et j’ai l’habitude de forcer le trait pour faire comprendre les concepts.
- Télérama : Comment reformuleriez-vous la phrase ?
- Patrick Le Lay : Le métier de TF1, c’est l’information et le programme (fiction, divertissement, sport, magazines de découverte). Nous sommes une grande chaîne populaire et familiale dont l’objectif est de plaire à un maximum de gens pour réaliser un maximum d’audience. Nous y réussissons d’ailleurs plutôt bien, puisque depuis quinze ans, chaque année, nous enregistrons entre 92 et 97 des 100 meilleures audiences. Evidemment, nous sommes une chaîne commerciale. Nous vivons de la publicité, mais ce sont nos clients qui mettent au point les spots que nous diffusons. En réalité, que vendons-nous réellement à nos clients ? Du temps d’antenne. La loi nous autorise à en vendre 10 %, avec un maximum de douze minutes de publicité par heure.
- Télérama : Vous vendez aussi une audience…
- Patrick Le Lay : La logique de TF1 est une logique de puissance. Nous vendons à nos clients une audience de masse, un nombre d’individus susceptibles de regarder un spot de publicité. Pour les annonceurs, le temps d’antenne ne représente rien d’autre que des « contacts clients ». De l’attention humaine. En particulier celle de la fameuse ménagère de moins de 50 ans, largement décisionnaire dans les achats de produits alimentaires, d’entretien ménager et de beauté.
Grand jeu concours : existe-t-il la moindre différence significative, style mis à part, entre Le Lay 2 et Le Lay 1. Un atout ?
Un (petit) tintamarre médiatique arrosé au Coca Cola
Que signifie dès lors la découverte un peu tapageuse des évidences marchandes dont Patrick Le Lay est à la fois le propagandiste et le zélateur ? Quelques indices de ce que l’on peut provisoirement appeler un « léger malaise » 😉
Télérama du 8 septembre 2004 consacre sa « Une » à ce que le sommaire appelle « L’affaire Le Lay ». Outre l’entretien « exclusif », on peut lire un édito outragé de Marc Jézégabel suivi d’un article de Weronika Zarachowicz — « On achète bien les cerveaux » -, ainsi que des déclarations de « personnalités de la politique, des médias et de la pub ». 13 pages tout compris, publicités incluses ! Dépêchez-vous : tout cela, mais pub en moins, est encore sur le site Télérama. A propos, puisqu’on en parle, comment oublier le dossier que Télérama consacrait au printemps dernier à la publicité et l’éditorial du même Jézégabel sur ce sujet ? Une version « ultralight » du discours de Le Lay ? Il faudra y revenir.
Comme il faudra revenir sur l’attitude du Monde qui la veille (du moins dans la région parisienne) de la parution de Télérama publiait un article de Daniel Psenny — « Patrick Le Lay s’explique dans “Télérama” sur ses propos controversés », qui semblait s’inquiéter de la rareté des réactions suscitées par les déclarations de Le Lay, omettant au passage de mentionner le silence de l’éditorialiste anonyme du Monde qui, pourtant, prête son encre à toutes les révoltes qu’il juge légitime. Et plus généralement, le silence de la rédaction du Monde[[Sauf erreur, Le Monde s’était borné à publier le 17 juillet un article qui, sous le titre « Repères » (le lien est biodégradé en service payant) s’abritait derrière des extraits d’un communiqué du Groupe 25 images et une (très judicieuse) tribune de Robert Guédiguian, publiée le 10 août sous le titre « Vive la télévision ! » (le lien correspondant est, lui, aussi commercialement biodégradé)]].
Quant à Libération, commençons par constater que ce quotidien ne dispose pas d’un droit d’accès équivalent à celui du Monde sur LCI sous la forme de l’émission animée par Edwy Plenel (« Le Monde des idées »). Mais peut-être n’est ce pas la seule raison pour laquelle Libé se montre plus constant et plus incisif que son confrère dans l’information sur TF1. Du moins dans les pages « Médias ». Car les éditorialistes-maison, spécialistes de tout, semblent attendre encore un peu avant de se prononcer… Quoi qu’il en soit, dans Libération du 9 septembre, on peut lire un article intéressant — « Comment Le Lay a travaillé du cerveau » — par Olivier Costemalle, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, qui fait suite à deux « Rebonds » : celui d’Edouard Launey — « TF1, Coca-Cola et neuromarketing », daté du 30 août 2004 — et celui de Jacques Kirsner — « Trafic d’organe audiovisuel » daté du 1er septembre. A quoi il faut ajouter, deux interventions de Daniel Schneidermann : « TF1 et la résistance de la pluie », 27 août 2004, et « De vrais morceaux de courage à l’intérieur. Vite, ces liens ne sont pas encore biodégradés ! (lien périmés depuis. — Note d’Acrimed, 09/03/2010) Ce qui n’est pas le cas du pastiche paru le 31 août : un courriel adressé par Le Lay au Pdg de Coca Cola, paru sous le titre « Les vendeurs de Coca misent sur le docudrama ». Sous titre : « La nouvelle grille de TF1, telle qu’elle aurait pu être présentée par son PDG ».
Nous verrons dans les jours qui viennent si le (petit) tintamarre médiatique n’est pas — comme une quelconque fausse agression dans le RER D — le résultat d’un effet d’aubaine, avec en ce cas : trois petits tours, un peu de bruit et puis s’en vont.
Si les médias en lutte contre la prostitution de leur activité s’éveillent, cela devrait s’entendre : ils appelleront à des actions de masse contre la concentration des médias et pour la réappropriation démocratique de TF1. Sinon, il faudra le faire sans eux. Et c’est le plus probable…
A suivre…
Publié le 8 septembre 2004 par Henri Maler (ACRIMED)
Tribune : Quand les cerveaux ne pensent pas à la pub, TF1 sort son revolver
Publié le 11 juillet 2004 par Antonio Molfese (ACRIMED)
Quand on regarde la télévision, on se demande parfois si c’est la publicité qui interrompt les programmes ou si ce sont les programmes qui interrompent la publicité. Grâce à Patrick Le Lay, PDG de TF1, cette angoissante question métaphysique trouve enfin une réponse…
Petit commentaire de texte à partir d’une dépêche AFP du 9 juillet 2004, reproduisant les propos de M. Le Lay, extraits de l’ouvrage Les dirigeants face au changement (Ed. Huitième jour).
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. »
Savoureuse entrée en matière : M. Le Lay mentionne pour commencer la pluralité des opinions possibles sur la télévision (rassurez-vous, c’est la seule fois qu’une quelconque ouverture d’esprit le traversera). Peut-être pense-t-il (oui, peut-être) à la télévision comme vecteur de culture et d’éveil à la réflexion, ou comme instrument d’information au service des citoyens, ou comme outil d’éducation populaire, ou enfin comme moyen de débat démocratique et politique.
On n’en attendrait pas moins du PDG d’une grande chaîne de télévision nationale, conscient d’atteindre des millions de personnes tous les jours, et donc responsable de l’effet de son média sur la conscience et la vie de ses concitoyens. Après tout, M. Le Lay n’est-il pas celui qui a osé, il y a quelques années, s’insurger avec courage contre la première diffusion de Loft Story sur M6, le courageux iconoclaste vociférant contre la télé-poubelle, l’intellectuel en lutte contre la bêtise télévisuelle, le moraliste soucieux de responsabiliser le monde de la télévision, le prophète appellant de ses veux une « quête de sens » sur TF1 ? Patrick Le Lay, apparemment devenu humaniste et honnête homme, aurait-il enfin achevé sa « quête de sens », et découvert le sens de la télévision ? Rêvons un peu…
« Mais dans une perspective “business”, soyons réaliste … »
Mais la suite se charge immédiatement de nous faire redescendre sur Terre, dans la vraie vie, dans la seule chose qui soit importante et qui ait une quelconque valeur, dans la seule manière de penser possible, loin des utopies ou des conceptions inventives de la télévision, loin de tout pluralisme : c’est-à-dire, bien évidemment, dans le « business », le fric, les sous, le blé, la thune.
Vous vous attendiez à quoi ? « Soyons réalistes », ne demandons pas l’impossible, n’essayons même pas d’exiger une télévision capable de participer à l’éducation, à l’information ou à la culture des gens. Il semble que « la quête de sens » de TF1 et de M. Le Lay est achevée ou plutôt, qu’elle n’a jamais commencé : la télévision ne sert bien sûr qu’à faire vendre et à s’insérer ainsi dans le circuit économique, et ses seuls objectifs sont ainsi le profit, la rentabilité maximale, le retour sur investissement. On cherche encore toute trace de culture, d’intelligence ou de réflexion dans le sens de la télévision selon M. Le Lay : la télévision ne sert qu’à faire vendre.
Le suspense atteint ici son comble : faire vendre, mais quoi ?
« … A la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit ».
Apprécions ici la stupéfiante franchise de M. Le Lay. Il ne dit pas que la télévision a besoin de la publicité pour vivre et financer ses programmes (argument classique). Il ne dit pas non plus que, TF1 étant une chaîne privée, il est logique qu’elle fasse des profits, et que la publicité est le principal moyen de rentabiliser l’activité de la chaîne, sous la pression de l’Audimat (argument réaliste). Il ne dit pas non plus que la publicité est l’un des principaux métiers de TF1 (argument néo-réaliste), à côté de la production de sous-chanteurs type Star-Academy, de la vente des produits dérivés des émissions (CD, Tee-Shirts, etc.), de journaux télévisés désinformateurs, d’émissions populistes, vulgaires et anxiogènes, de la fascisation douce des esprits au service du Medef et de la droite au pouvoir. Non, il dit mieux que cela encore : « Le métier de TF1 est d’aider Coca-Cola » (ou toute autre marque) « à vendre son produit » (argument carrément surréaliste).
Il faut mesurer toute la portée de cette affirmation, dans la bouche du PDG de la plus regardée des chaînes françaises : le seul métier de TF1, à la base, est de faire vendre des produits commerciaux, rien d’autre. C’est ici que notre thriller métaphysique trouve une première réponse : TOUT ce que diffuse TF1 ne vise, « à la base », qu’à faire vendre les produits des grandes marques. Aux téléspectateurs qui cherchent encore un sens à leur vie, et à TF1, M. Le Lay délivre fièrement, mais malgré lui, un extraordinaire moyen de sortir enfin de la Matrice : les élucubrations réactionnaires de Jean Pierre Pernaut dans le JT de 13h00, les interminables intrigues décérébrées des « Feux de l’amour », l’hymne au capitalisme du « Maillon faible », la bêtise insondable du « Bigdil », le discours asphyxiant de la « Méthode Cauet », les interventions glauques de Raffarin et de Juppé devant un Patrick Poivre D’Arvor mielleux et compatissant, la casse systématique de la grève en temps de crise sociale par les micro-trottoirs adressés aux usagers pris en otage, la béatification de Nicolas Sarkosy-Superstar-Dynamique-Sauveur-de-la-droite-Seul-espoir-de-la-France-du monde-et-de‑l’univers, les imbéciles péripéties précalculées de la Ferme, TOUT CELA A DONC UN SENS (et un seul) : faire vendre, « par exemple », du Coca-Cola !
En d’autres termes, TF1 n’est qu’un spot de pub géant et continu, à peine interrompu de loin en loin par quelques émissions. Il ne faudrait pas signaler les coupures publicitaires (qui ne coupent rien, puisque tout est publicité), mais les coupures des pseudo-programmes insérés dans le flux permanent de publicité, cœur de métier de TF1. Bref, TF1 sert à faire vendre du Coca-Cola (entre autres).
Mais une nouvelle énigme surgit alors : comment le fait-elle ? Quelle est la véritable fonction des émissions destinées au public ? Quels sont les moyens dont use TF1 pour aider si généreusement Coca-Cola (entre autres) à vendre sa boisson fade et ses messages intoxiqués au jeunisme et à la sottise ?
« Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »
C’est ici que M. Le Lay révèle d’un coup son véritable visage. Pour faire vendre du Coca-Cola (ou du Mac-Donalds, du Bonux, du Paic-Vaisselle, du Raffarin, du Volvo, du Sécuritaire, du Banania, du vote FN, du Spontex, du Jacques Chirac, du Cif-WC, du Sarkozy …), il faut bien évidemment « qu’un message publicitaire soit perçu ».
Or, c’est là une chose difficile, car les vraies gens ont plein de soucis dans la tête : ils n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois, ils partent à la retraite à 66 ans pour toucher un misérable SMIC, ils sont au chômage ou ils ont peur d’y tomber, ils ne peuvent pas se payer des soins dentaires parce qu’ils sont trop chers, ils se demandent s’ils n’ont pas honteusement abusé de la sécurité sociale en demandant deux jours de congé parce que leur travail les a exténués. Ou alors les vraies gens rêvent, ils vivent une belle histoire d’amour, ils vont voir leurs amis, ils croient parfois que quelque chose ne tourne pas rond dans cette société, ils critiquent le gouvernement, ils pensent même parfois à lutter pour améliorer leurs conditions de vie, pour travailler moins, vivre mieux, se cultiver, s’épanouir dans un monde moins injuste…
Bref, les gens ne sont pas vraiment « disponibles » à entendre qu’ « Ariel lave plus blanc que blanc », qu’ « Always Coca-Cola », que « C’est pas la rue qui gouverne », que « Minimir fait le maximum » ou qu’ « Alain Juppé est le meilleur d’entre nous ». Les gens ne sont pas naturellement « disponibles », au grand désespoir de M. Le Lay, pour se laisser intoxiquer par des messages stupides et insipides, flattant leurs plus bas instincts, créant chez eux une compulsion d’achat primaire, détournant leur regard des vrais problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie, suscitant l’admiration pour le courage du Maréchal Raffarin ou le dynamisme du forcément charismatique Sarkozy.
Il est vrai que tout individu possède une raison, des sentiments, une personnalité, une aptitude à l’esprit critique, et même une éducation, obstacles intolérables pour qui souhaite vendre tout et n’importe quoi à n’importe qui. Qu’à cela ne tienne : si le « cerveau » du téléspectateur n’est pas naturellement disponible à ingurgiter n’importe quoi, il va falloir le forcer à le faire, par tous les moyens et à tout prix. En d’autres termes, il faut trouver un moyen efficace de paralyser la réflexion, d’abolir le recul et l’esprit critique, d’abaisser le seuil de tolérance à la vulgarité et à l’obscénité, de faire voler en éclats toute trace de culture et d’éducation.
Mais comment ce prodige est-il possible ? Grâce aux émissions de TF1, bien sûr : « nos émissions ont pour vocation de le rendre (le cerveau) disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages ». La réflexion de M. Le Lay révèle ici son cynisme le plus cru : les émissions de TF1 visent à « divertir » le cerveau du téléspectateur. Divertir, c’est-à-dire détourner ce « cerveau » de sa destination originelle : penser, éprouver des sentiments humains, critiquer, décider d’agir. Toute la production audiovisuelle de TF1 ne vise donc qu’à affaiblir les résistances de l’individu à la sottise, à l’ignorance et à la vulgarité. Toute émission de TF1 est un instrument de torture cérébrale, une déclaration de guerre à l’intelligence, une insulte à l’esprit critique. Toute émission de TF1 ne vise qu’à « détendre » le cerveau « entre deux messages » publicitaires. Après « le Bigdil », « Ariel lave vraiment plus blanc que blanc », après le JT de 13 heures « c’est vraiment pas la rue qui gouverne », après « les feux de l’amour » « y’a vraiment bon Banania », après « le Droit de savoir » « c’est fou ce qu’il y a d’insécurité en France », après « la méthode Cauet » on est prêt à rôter pour un Fanta et à se lever pour Danette, après le JT de 20 heures Alain Juppé est vraiment le meilleur d’entre nous et vive l’UMP…
Quand TF1 entend parler de cerveaux, elle sort ses émissions…
Ainsi s’explique, de l’aveu même de son PDG, la vocation centrale de TF1 : diffuser des émissions ayant vocation à paralyser le cerveau des téléspectateurs, pour le rendre disponible à entendre et à accepter n’importe quel message. TF1 veut former l’homme nouveau, l’homme idéal : stupide, hébété, creux, perméable à n’importe quel message, n’importe quelle absurdité. Shooté à l’illusion et à la vulgarité, le téléspectateur idéal selon TF1 ne sait plus faire la part du vrai et du faux, il n’en a même plus le désir ni l’énergie : la vérité ne l’intéresse plus. Préparé à entendre n’importe quoi, il en vient à aimer son aliénation, à fredonner les musiques des pubs Coca-Cola, à trouver qu’Ariel lave vraiment plus blanc, à détester la culture et la réflexion, à mépriser l’intelligence et à idolâtrer Sarkozy. Ce faisant, TF1 ne vend pas seulement « du temps de cerveau humain disponible » à Coca-Cola, elle vend des cerveaux dociles et dépolitisés au Pouvoir, des cerveaux disponibles à la propagande la plus sournoise, comme les cerveaux américains disposés à entrer en guerre contre l’Irak hier. Comme les cerveaux français aujourd’hui, plus intéressés par la coupe européenne de football que par les élections européennes et l’énième défaite électorale de Raffarin, plus inquiets de la grandeur de la France que du taux de chômage, inertes devant la destruction des services publics, acquis au fatalisme politique selon lequel « on ne peut pas faire autrement ». Quand Goebbels, ministre de la propagande nazie, entendait parler de culture, il sortait son revolver. Quand TF1 entend parler de cerveaux, elle sort ses émissions…
Antonio Molfese