À quelques wagons de Bird people, le cinéma du milieu continue d’explorer la France du RER. Du film de Pascale Ferran à celui de Céline Sciamma, du « people » à la « bande », court une ambition commune, et surtout une semblable entourloupe, qui fait résonner la sirène de la fiction pour masquer les trompettes de la sociologie. Les films se réclament ainsi, sans surprise, du même héroïsme. Passées par hasard devant la vitrine de la France réelle (ici Roissy, là les Halles), Ferran comme Sciamma ont été prises, à lire leurs interviews, d’une envie pressante de rendre visible les invisibles. C’est-à-dire de les arracher aux griffes du quotidien pour leur offrir, petits oiseaux, jolis diamants, un bel écrin de cinéma, un nid douillet de fiction. Arracher, par exemple, les quatre héroïnes noires et banlieusardes de Bande de filles à leur destin d’audiovisuel hip hop, pour les napper du coulis de synthétiseurs qui recouvre désormais toutes les mignardises du jeune cinéma français. C’est un geste politique, en tout cas revendiqué comme tel par Céline Sciamma, laquelle confesse avoir voulu s’«engager du côté de la fiction » comme si elle avait rejoint la Légion.
Evidemment, on ne peut que souscrire sur le principe à une telle ambition, entendue comme un souci d’inventer des personnages, et comme un désir de les filmer comme tels. Et c’est bien ce que semblait dire le premier teaser du film, agréable à l’oeil quoique endimanché comme une pub pour livret jeune BNP Paribas. Un travelling y longeait, sur le parvis de la Défense rendu flou, une interminable guirlande de filles postées là comme un escadron. Cet avant-goût, devinait-on, disait le désir à l’origine du film, un élan purement érotique pour des visages, des postures, des silhouettes croisées dans la rue et sitôt redessinées par le fantasme. Et c’est le même élan, d’ailleurs, que semble indiquer une autre belle scène, immédiatement versée elle aussi à la promotion du film et voyant les quatre héroïnes onduler dans les paroles d’un morceau de Rihanna, sur un podium de clip éphémère dressé dans la chambre d’un Campanile. La promesse semblait claire, formulée par un film dont le titre, lui-même, suggérait l’héritage sensuel de ces films de délinquants juvéniles auxquels l’histoire du cinéma « sur la jeunesse » doit ses plus beaux fleurons.
La promesse ne tient pas longtemps. Tout juste le temps d’un premier préambule un brin volontariste sur un terrain de football américain, et d’un second plus inspiré où les filles, revenues du foot, traversent comme un essaim bruyant la nuit de leur cité, rendues progressivement muettes par l’inquiétante vigie des garçons. Passée cette double note d’intention, le film révèle que le groupe n’était qu’un trompe-l’oeil. Et qu’attendait derrière lui un récit d’apprentissage très convenu et porté par la seule Marieme, petit cheval de Troie voué par le scénario à forcer une à une les portes ouvertes des sujets de société. Si bien que Bande de filles, s’il revendique d’être un anti-La Haine, rejoint en fait l’horizon bien pire d’une sorte de roman-photo Touche pas à mon pote, décliné en épisodes comme aux grandes heures de Tendre Banlieue ou Seconde B : « Marieme veut pas aller en C.A.P » ; « Marieme fait une virée aux Halles » ; « Marieme a peur de son frère Abou » ; « Marieme s’habille comme un garçon », etc…
C’est dire si le film fait mentir sa scène-promo sur fond de Rihanna. D’ailleurs que montre-t-elle exactement, cette scène ? D’abord toute la bande, sauf Marieme, restée à l’écart pour admirer le trio d’affranchies qui nourrit ses rêves d’émancipation. Dans les yeux de Marieme, les filles sont pareilles aux diamants-dans-le-ciel des paroles qu’elles miment devant un micro imaginaire. Et le film semble se caler sur ce regard : contrairement au plan neutre sur Marieme assise, celui sur les autres filles est bleu, c’est un ciel métallique où brillent en effet leurs beaux visages. C’est aussi, bien sûr, un écran de télé, c’est MTV au Campanile, les rêves de Marieme dans une lucarne. Alors Marieme les rejoint, rentre à son tour dans l’écran, et la bande entière vire au bleu. C’est une belle idée, qui fait se rejoindre généreusement le regard du film et celui de son héroïne. Mais il aurait fallu que le film entier soutienne cette fascination, au lieu de la rendre caduque par le surplomb d’un regard de doctorant en sociologie, appliqué à réciter tous les chapitres de son exposé.
Ce surplomb donne lieu à une série de scènes programmatiques et raides, où les belles promesses de fiction finissent corsetées dans le faux naturel infâme de dialogues (pendant la virée aux Halles : « T’as vu le sac, là ? Ça vaut 500, ça. Trop beau ! ») dits par des personnages-pantins, et des actrices tristement condamnées à faire semblant d’être elles-mêmes. À ce propos, Sciamma explique qu’elle a pu compter sur l’« expertise » apportée par son casting. C’est, dans la langue de cinéaste-énarque avec quoi elle défend son film, à peu près l’équivalent de ce que disait Fabien Ontoniente quand il vantait le soutien du « matériel vérité » offert par Dubosc, ancien campeur, à la vraisemblance de Camping 2. Inutile de préciser qu’avec un pareil polissage, il ne reste pas grand éclat aux diamonds, sinon dans les yeux de commentateurs aveuglés surtout par leur propre commisération.
D’ailleurs on ne s’étonne pas vraiment de retrouver, au milieu des éloges reçus par le film, un ébahissement proche de celui qu’on réservait aux expositions ethnographiques sous la Troisième République – la Palme revenant à Libération, qui a dépêché un grand reporter en Seine-Saint-Denis pour une contre-expertise à la sortie des salles. Avec sa reconstitution poudrée des mœurs de la téci, Bande de filles est, de fait, un spectacle de choix pour les amateurs du National Geographic comme pour les nostalgiques de l’indigénat.
le 25 octobre 2014, par Jérôme Momcilovic
Source de l’article : Chronicart
“Bande de filles” de Céline Sciamma : un girl-movie faux et ridicule
LE PLUS. Après “la Naissance des pieuvres” et “Tomboy”, Céline Sciamma revient avec “Bande de filles”, qui parle d’adolescence, de banlieue, de rebellion, d’amitié… Au festival de Cannes, les quatre jeunes actrices n’étaient pas passées inaperçu, le film non plus. Qu’en a pensé notre chroniqueur Vincent Malausa ? À peu près que du mal.
À écouter Céline Sciamma, “Bande de filles” serait un girl-movie comme les autres, invitant le spectateur à faire partie de cette petite bande de cité comme le faisait Jean-Charles Hue avec son gang de gitans chouraveurs de cuivre dans le récent “Mange tes morts”.
Une injonction arrogante
Mais à la différence de l’approche intimiste et chaleureuse de Hue, qui fait littéralement corps avec un univers dont il semble connaître tous les secrets, Sciamma réduit son film à une simple injonction fun et inconséquente (quelque chose comme : “Nous sommes tous des filles de cité”).
L’arrogance de cette injonction se révèle au bout de quelques séquences, le film tenant la route sur quelques jolies scènes aux enjeux limités (le karaoké dans la chambre d’hôtel) mais s’effondrant dès qu’il s’agit de se frotter à la réalité du terrain.
Dès le début, la scène de virée aux Halles apparaît comme un sommet de fausseté, tentant de montrer la violence sociale qui s’abat sur la quatuor à coups de clichés ridicules (le shopping qui voit une vendeuse suspecter l’héroïne de vol parce qu’elle est black) ou de scènes de guérilla sorties d’une comédie musicale cheap (le clash par quais de métro interposés).
Faire du “world cinéma” en banlieue
Tout sonne faux dans “Bande de filles”, en raison notamment de cette volonté de parier sur le naturel et le cool quand tout, du scénario à la réalisation de Sciamma, se grippe au contraire dans l’artificialité et l’approche lourdement sociologique.
La plupart des personnages sont des tracts humains, du grand frère plus machiste et teubé que JoeyStarr à ce caïd mongoloïde qui surgit dans un resto à kebabs sans que l’on sache encore s’il s’agit d’un maquereau (option film de débauche), d’un islamiste (option pamphlet politique) ou d’un dealer (option chronique sociale).
Quant à la mise en scène, elle flirte avec un esthétisme de world cinéma transformant le moindre plan en tableau académique (gros plans de visages sur fonds unis) censé mettre en avant la beauté fascinante de ces personnages comme s’ils étaient films pour la toute première fois.
Il n’est plus possible, aujourd’hui, de filmer une scène de danse de rue sur le parvis de La Défense comme s’il s’agissait d’un événement (le long travelling à la “voyez comme elles sont belles, nos petites indigènes”).
Un film de tour operator
L’anthropologie de bas étage dont le film se fait le chantre involontaire débouche logiquement sur des rebondissements aussi grossiers que compassés et sur une intrigue cousue de fil blanc (la descente aux enfers de l’héroïne, plus artificielle encore que celle de “Jeune et jolie” d’Ozon).
Cette carte postale pour tour operator en manque de sensations fortes est d’autant plus obscène qu’elle feint de ne jamais toucher du doigt son ambition sociologique. Cela ne fait que redoubler l’échec du film : ni le girl-movie ni la chronique de la France d’aujourd’hui ne respirent dans cette espèce de fantasme petit bourgeois rêvant de rassembler actrices, cinéaste et spectateurs dans un même élan de copinade colorée.
C’est d’ailleurs exactement le contraire qui se produit : plus la cinéaste feint de jouer la pote avec ses héroïnes, plus elle semble s’avancer dans un univers dangereux et plein de mystères, une sorte d’aventure du “Club des 5” dans le 9 – 3.
La fracture entre ce cinéma d’auteur faussement militant et ce qu’il s’imagine encore comme un territoire inconnu (le terme banlieue lui-même y semble un gros mot) est tout simplement pathétique.
Par Vincent Malausa
Chroniqueur cinéma, NouvelObs