Par Olivier Beuvelet — 9 mars 2014
capture d’écran du site de l’Elysée
Punctum : quelque chose ne va pas dans cette photographie officielle figurant sur le site de l’Elysée. Quelque chose me point, me pique, déchire l’ordre classique de la représentation politique… je souris, ça ne va pas… Est-ce le costume trop sombre pour une tenue de travail ? l’absence de cravate ? La posture en retrait de celui qui accueille et semble nous présenter ses trois poulains, ou le fruit de son travail de haut diplomate ? Est-ce le fait qu’il cache les drapeaux français et européen comme s’il s’était ajouté in extremis, en lieu et place de deux symboles politiques importants savamment placés dans le champ ? Est-ce tout simplement sa beauté hâlée qui tranche avec les mines fatiguées des hommes qui ont des charges politiques ? Est-ce la contradiction évidente entre un acte généreux et une envie d’en tirer des bénéfices narcissiques immédiats ? L’homme à droite n’est pas dans le même espace conceptuel que les autres, représentant de lui-même, il semble être un ajout numérique venant exprimer son envie personnelle de manière comique, une sorte de selfie qui ne dit pas son nom, mais dont plus personne n’est dupe aujourd’hui. J’ai beau me dire qu’il y était vraiment, sa présence me paraît artificielle, tellement attachée à un désir inopportun, en décalage avec l’efficace politique du cliché, elle rend l’image presque comique…
Que fait-il sur la photo ? On a beau chercher sur le site de la présidence de la République française la raison pour laquelle BHL était sur le perron de l’Elysée, aux côtés des deux candidats à la présidence de la République ukrainienne et de notre président, on ne trouve rien. Le communiqué de presse officiel de l’Elysée ne le mentionne pas, la légende de la photographie non plus … Tel un fantôme numérique, BHL n’existe pas, officiellement, sur cette image.
Il n’est pas ministre des affaires étrangères, ni même membre du gouvernement français, ni même candidat à la présidence en Ukraine, il n’est pas non plus diplomate, et il n’a pas joué de rôle dans la révolution ukrainienne, et il est encore loin de s’investir dans une révolution comme un Lord Byron son modèle lointain… Certes il a parlé devant le Maïdan à deux reprises, mais comme invité et pour y dire des choses générales et flatteuses sur le courage, l’Europe et la liberté qu’il aurait pu dire et qu’il a dites ailleurs. Certes, sa revue La règle du jeu a assuré la logistique de la venue en Fance des deux candidats à la présidence, ce qui était pratique d’un point de vue diplomatique pour la France, mais les hommes de l’ombre qui agissent ainsi sont généralement soucieux de rester dans l’ombre pour garder leur efficacité diplomatique. Or BHL clame partout qu’il est un artisan de l’ombre… C’est ce que précise fièrement son site en réponse aux questions de certains “internautes”, figure du quidam peu informé, surpris : “A quel titre Bernard-Henri Lévy était-il là, demandent des internautes ? Parce que c’est lui qui a fait venir les deux hommes à Paris. Parce que c’est lui qui a convaincu le Président français de les recevoir. Et parce que c’est lui qui, avec nous, rédaction de La Règle du Jeu, est aujourd’hui en pointe dans le combat pour une Ukraine libre, démocratique et indivisible échappant à la poigne impériale de Poutine.”
Soit. Il peut donc être compréhensible, à ce titre, qu’il participe à la réception et ait droit à quelques petits fours, mais cela ne le place pas au niveau politique où il apparaît dans ce cliché. Que fait-il sur cette image officielle où sont réunis des hommes représentant des Etats ? Pourquoi l’Elysée ne le cite pas ? Son apparence figée de personnage de BD, dans sa tenue de torero médiatique, hante cette image historique, et interpelle notre regard d’une manière inédite, reduisant tout l’espace alentour au rang de contexte de son apparition, comme s’il se fût agi pour lui d’un décor, d’un fond… BHL est devenu ce personnage très typé qui veut absolument être sur la photo et ce trait est devenu constitutif de son apparaître, au point que ses apparitions multiples deviennent comiques, ayant la force des parodies.
Voici l’image qu’on peut voir sur le blog du site de sa revue “La règle du jeu” (on notera le “choses vues” qui n’est pas sans évoquer Victor Hugo et la Commune de Paris, en toute discrétion) :
capture d’écran du site “Le Maïdan, lettres de Kiev” hébérgé par “La règle du jeu”
(Légende du site Paris-Match où apparaît la photographie) Sur les barricades A Kiev, en Ukraine, Bernard-Henri Lévy prend la pose sur une barricade. La capitale est le théâtre d’un affrontement entre le gouvernement pro-russe et des milliers de manifestants depuis plusieurs mois.© Emeric Fohlen / News Pictures
La version de la scène saisie par Emeric Fohlen et diffusée par Paris-Match nous montre autre chose. BHL n’est pas photographié mais il se fait photographier. Le portrait romantique était un selfie indirect et masqué. Pris par qui ?
On a moqué le selfie de Thomas Wieder, articulé sur le même désir d’apparaître, réduisant le salon ovale, haut lieu du pouvoir mondial, à un décor touristique, mais cette apparition surprise sur le perron à l’Elysée relève, elle, d’une forme plus iconoclaste encore puisque c’est l’Histoire elle-même qui fait ici tapisserie à côté de son désir d’apparaître.
Ainsi, la seule explication plausible à l’impression d’irréalité que dégage cette image, c’est que BHL est le premier homme à être devenu un mème vivant, une réplique de lui-même capable de transformer les lieux où il apparaît en territoire ornemental ou à devenir d’emblée une représentation (un spectacle) de lui-même. C’est un personnage que les humoristes vernaculaires du web n’ont même plus besoin de détourer et d’insérer sur des fonds, pour le faire apparaître dans des décors différents afin de signifier “il veut être partout” comme on a pu le voir avec Sarkozy, avec l’écureuil ou le fameux tourist guy du WTC, par exemple. BHL est lui-même l’écureuil qui surgit dans le champ juste avant le déclic, Sarkozy qui se vante d’avoir assisté à la chute du mur ou le touriste générique, content de lui, qui pose devant divers dangers et tourne le dos au réel, il va lui-même dans ces espaces et s’y tient droit dans l’image, soucieux d’être bien vu… A ce titre d’ailleurs, ce tumblr reprenant l’image de BHL sur les barricades, accompagné d’un photographe qui surprend sa méditation profonde, acquiert vite le statut de mise en abyme de sa propre existence médiatique. Un mème avec BHL est un mème au carré. La présence du photographe dans le champ vient renforcer l’expression de ce désir d’apparaître qui est la cible de ce type de mème.
Ce phénomène de doute devant l’image de l’Elysée, cette étrangeté non pas inquiétante mais comique, montre que le mème est devenu une forme visuelle autonome, déjà prééminante sur nos regards, ayant habitué nos yeux à évaluer la congruence entre un personnage et un fond décoratif en fonction du désir d’apparaître qu’on prête à ce personnage, les amenant à décoller, dans un exercice imaginaire, le fond du sujet récurrent. Parodie du “j’y ai été” qui caractérise le mode actuel des usages énonciatifs de l’image photographique, la mobilisation du mème dans le travail du regard isole ici le désir d’apparaître à l’image au moment crucial (Tourist guy, écureuil, Sarkozy) qui est le propre de ce personnage et le moteur des mèmes de ce type.
Heureusement ! Ces apparitions semblent souvent drôles, heureusement qu’on le décolle facilement du contexte réel pour le projeter dans l’univers des représentations humoristiques, car ce genre d’images, sans ce désamorçage interne, pourrait prêter à confusion et finir par conférer à BHL une autorité politique très encombrante. Mais là sur le perron de l’Elysée, il a peut-être atteint un point d’incandescence…
Source de l’article : culture visuelle