Cinq difficultés pour écrire la vérité, par Bertolt Brecht

B. B. : A quoi bon écrire quelque chose de courageux d'où il ressort que l'état dans lequel nous sombrons est un état barbare, si l'on n'éclaire pas pour­quoi nous y tombons?

1. Le cou­rage d’é­crire la vérité

Il peut sem­bler aller de soi que l’écri­vain écrive la véri­té, en ce sens qu’il ne doit pas la taire, ni l’é­touf­fer, ni rien écrire de faux. 

Qu’il ne doit pas plier devant les puis­sants, ni trom­per les faibles. Mais, natu­rel­le­ment, il est très dif­fi­cile de ne pas plier devant les puis­sants, et très avan­ta­geux de trom­per les faibles. 

Déplaire aux pos­sé­dants, c’est renon­cer à pos­sé­der soi-même. 

Renon­cer au salaire pour un tra­vail qu’on a four­ni, c’est renon­cer à la limi­te au tra­vail lui-même ; et refu­ser la gloire que vous font les puis­sants, c’est sou­vent renon­cer à toute espèce de gloire. 

Il faut pour cela du courage. 

Les époques d’ex­trême oppres­sion sont géné­ra­le­ment des époques où il est beau­coup ques­tion de gran­deur et d’i­déal. 

Par­ler à de telles époques de choses aus­si basses et mes­quines que la nour­ri­ture et le loge­ment des tra­vailleurs, alors qu’il est fait un tel batta­ge autour de l’es­prit de sacri­fice com­me ver­tu pre­mière, cela exige du cou­rage. 

Au moment où les pay­sans sont abreu­vés de belles paroles et cou­verts de déco­ra­tions, il faut, pour par­ler des machines et des four­rages bon mar­ché qui allé­ge­raient leur tra­vail tant hono­ré, du courage. 

Quand on crie par­tout sur les ondes qu’un homme sans savoir et sans culture vaut mieux qu’un homme savant, il faut du coura­ge pour deman­der : mieux pour qui ? 

Quand on parle de belles races et de races dégé­né­rées, il faut du cou­rage pour deman­der si par hasard la faim, l’i­gno­rance, et la guerre ne produi­raient pas de ter­ribles mal­for­ma­tions. 

Du cou­rage, il n’en faut pas moins pour dire la véri­té sur soi-même, lors­qu’on est vain­cu. 

Il y en a beau­coup qui, sous l’ef­fet des per­sé­cu­tions, perdent la facul­té de recon­naître leurs fautes. 



Être per­sé­cu­té leur semble être le mal abso­lu. 

Les méchants, ce sont les persécu­teurs, puis­qu’ils per­sé­cutent ; eux, qui sont per­sé­cu­tés, ne peuvent l’être que pour leur bon­té. 

Cette bon­té, pour­tant, a bien été bat­tue, vain­cue, réduite à l’im­puis­sance ; c’é­tait donc une bon­té faible, une bon­té incon­sis­tante, sur qui on ne pou­vait comp­ter, une mau­vaise bon­té : on ne voit pas en effet pour­quoi on accep­te­rait que la bon­té soit faible comme on accepte que la pluie soit humide. 

Il faut avoir le cou­rage de dire que les bons ont été vain­cus non parce qu’ils étaient bons, mais parce qu’ils étaient faibles. 

Bien sur, il faut écrire la véri­té, mais la véri­té en lutte contre le men­songe ; et il ne faut pas en faire une géné­ra­li­té vague, sublime et à mul­tiples sens ; cette géné­ra­li­té vague, sublime et à mul­tiples sens est précisé­ment le propre du men­songe. 

Lors­qu’on dit de quel­qu’un qu’il a dit la véri­té, c’est que cer­tains, ou beau­coup, ou un seul, ont com­men­cé par dire des géné­ra­li­tés vagues, ou car­ré­ment un men­songe, mais que lui a dit la véri­té, c’est-à-dire quelque chose de pra­tique, de concret, d’ir­ré­fu­table, la chose même dont il fal­lait par­ler.

Ce n’est pas du cou­rage que de se lamen­ter en termes géné­raux sur la méchan­ce­té du monde et le triomphe de la bas­sesse, quand on écrit dans une par­tie du monde où il est encore per­mis de le faire. 

Beau­coup font les braves comme si des canons étaient bra­qués sur eux, alors que ce ne sont que des jumelles de théâtre. 

Ils lancent leurs pro­cla­ma­tions géné­rales dans un monde où l’on aime les gens inof­fen­sifs. 

Ils réclament une jus­tice uni­ver­selle, pour laquelle ils n’ont jamais rien fait aupa­ra­vant, et la liber­té uni­ver­selle de rece­voir leur part d’un gâteau qu’on les a long­temps lais­sé par­ta­ger. 

Ils ne recon­naissent com­me véri­té que ce qui sonne bien. Si la véri­té consiste en faits, en chiffres, en don­nées sèches et nues, si elle exige pour être trou­vée de la peine et de l’é­tude, alors ils n’y recon­naissent plus la véri­té, parce que ça ne les exalte pas. 

D’é­cri­vains qui disent la véri­té, ils n’ont que l’ex­té­rieur, les gestes. 

Le mal­heur avec eux, c’est qu’ils ne savent pas la vérité.

2. l’in­tel­li­gence de recon­naître la vérité

Comme il est dif­fi­cile d’é­crire la véri­té, parce qu’elle est par­tout étouf­fée, écri­re ou non la véri­té appa­raît à la plu­part comme une ques­tion morale. 

Ils croient qu’il suf­fit pour cela de coura­ge. 

Ils oublient la seconde dif­fi­cul­té, celle qu’il y a à trou­ver la véri­té. 

Non, il n’est pas du tout vrai qu’il soit facile de trou­ver la vérité.

Il n’est déjà pas facile, tout d’a­bord, de déter­mi­ner quelle véri­té vaut la peine d’être dite. 

C’est ain­si qu’en ce moment, par exemple, tous les grands États civi­li­sés sombrent l’un après l’autre dans la bar­ba­rie. De plus, cha­cun sait que la guerre inté­rieure, qui se mène avec les moyens les plus effroyables, peut chaque jour se trans­former en guerre exté­rieure, qui ne lais­se­ra de notre par­tie du monde qu’un amas de ruines. 

Voi­là à n’en pas dou­ter une véri­té, mais il existe natu­rellement bien d’autres véri­tés. 

Ce n’est pas une contre­vé­ri­té, par exemple, de dire que les chaises ont une par­tie faite pour qu’on s’as­soie des­sus, et que la pluie tombe de haut en bas. 

Il y a beau­coup d’é­cri­vains qui disent des véri­tés de ce genre-là. 

Ils font pen­ser à des peintres qui couvri­raient de natures mortes les parois d’un navire en per­di­tion. 

Pour eux, la pre­mière dif­fi­cul­té que nous avons signa­lée ne vaut pas, et ils n’en ont pas moins bonne conscience. 

Ils bar­bouillent leurs images sans se lais­ser trou­bler par les puis­sants, mais sans se lais­ser trou­bler non plus par les cris de leurs vic­times. 

L’ab­sur­di­té de leur façon d’a­gir engendre en eux-mêmes un pes­si­misme “pro­fond”, qu’ils mon­nayent conve­na­ble­ment, et que d’autre auraient de meilleures rai­sons d’é­prou­ver, à la vue de ces maîtres et de la manière dont ils vendent leurs senti­ments. 

On recon­naî­tra par là sans pei­ne que leurs véri­tés sont du même ordre que celles sur les chaises ou la pluie, mais d’or­di­naire elles sonnent dif­fé­rem­ment, comme des véri­tés por­tant sur des choses impor­tantes. 

Aus­si bien est-ce le propre de la créa­tion artis­tique que de confé­rer de l’impor­tance aux choses dont elle parle.

Il faut y regar­der de plus près pour s’a­per­ce­voir qu’ils ne disent rien d’autre que : “Une chaise est une chai­se”, et : “per­sonne ne peut rien contre le fait que la pluie tombe de haut en bas.” 

Ces gens ne trouvent pas la véri­té qu’il vaut la peine de dire. 

D’autres s’occu­pent vrai­ment, eux, des tâches les plus urgentes. 

Ils craignent les puis­sants et ne craignent pas la pau­vre­té, mais n’ar­rivent pas, cepen­dant, à trou­ver la véri­té. 

C’est qu’ils manquent de connais­sances. 

Ils sont pleins de vieilles super­sti­tions, de pré­ju­gés véné­rables et que les temps anciens ont sou­vent revê­tus d’une belle appa­rence. 

Pour eux, le monde est trop embrouillé, ils ne connaissent pas les faits et n’a­per­çoivent pas les liai­sons entre ces faits. 

Il ne suf­fit pas de la droi­ture. Il faut des connais­sances sus­cep­tibles d’être acquises et des méthodes sus­ceptibles d’être apprises. En ces temps de com­pli­ca­tions et de grands boule­versements, les écri­vains ont besoin de connaître la dia­lec­tique maté­ria­liste, l’é­co­no­mie et l’his­toire. Cette connais­sance peut s’ac­qué­rir par les livres et par une ini­tia­tion pra­tique, pour peu qu’on s’y applique. 



Il y a beau­coup de véri­tés qu’on peut décou­vrir de maniè­re plus simple, des frag­ments de la véri­té ou des don­nées qui conduisent à la décou­vrir. 

Quand on a la volon­té de cher­cher, il est bon d’a­voir une métho­de, mais on peut aus­si trou­ver sans méthode, et même sans cher­cher. 

Cepen­dant, en pro­cé­dant ain­si, au hasard, on ne peut guère atteindre à une repré­sen­ta­tion de la véri­té telle que sur la base de cette repré­sen­ta­tion les hommes sachent com­ment agir. 

Des gens qui n’en­re­gistrent que de petits faits ne sont pas en mesure de rendre maniables les choses de ce monde. 

Or, c’est bien à quoi sert la véri­té, et à rien d’autre. Ces gens ne sont pas à la hau­teur de l’exi­gence de véri­té. 

Si quel­qu’un est prêt à écrire la véri­té, et capable de la recon­naître, trois diffi­cultés l’at­tendent encore.

3. L’art de faire de la véri­té une arme maniable

S’il faut dire la véri­té, c’est en rai­son des consé­quences qui en découlent pour la conduite dans la vie. 

Comme exemple de véri­té dont on ne peut tirer aucune consé­quence, ou seule­ment des consé­quences fausses, nous pou­vons prendre l’i­dée très répan­due selon laquelle le régime bar­bare qui règne dans cer­tains pays pro­vient de la bar­barie. 

D’a­près cette concep­tion, le fas­cisme est un défer­le­ment de la bar­ba­rie qui s’est abat­tue sur ces pays avec la vio­lence d’un élé­ment naturel.

D’a­près cette concep­tion, le fascis­me serait une troi­sième voie, une voie nou­velle entre le capi­ta­lisme et le socia­lisme, ou dépas­sant l’un et l’autre ; d’a­près elle, non seule­ment le mou­ve­ment socia­liste, mais aus­si le capi­ta­lisme auraient pu conti­nuer à exis­ter sans le fas­cisme, et ain­si de suite. 

C’est là évi­dem­ment la thèse fas­ciste, une capi­tu­la­tion devant le fas­cisme. 

Le fas­cisme est une phase his­to­rique dans laquelle est entré le capi­ta­lisme ; c’est-­à‑­dire qu’il est à la fois quelque chose de neuf et quelque chose d’an­cien. 

Dans les pays fas­cistes, le capi­ta­lisme n’existe plus que comme fas­cisme, et le fas­cisme ne peut être com­bat­tu que comme la forme la plus éhon­tée, la plus impu­dente, la plus oppres­sive, la plus men­teuse du capitalisme.

Dès lors, com­ment dire la véri­té sur le fas­cisme, dont on se déclare l’adver­saire, si l’on ne veut rien dire contre le capi­ta­lisme, qui l’engendre ?
Com­ment une telle véri­té pourrait­ elle revê­tir une por­tée pra­tique ? Ceux qui sont contre le fas­cisme sans être contre le capi­ta­lisme, qui se lamentent sur la bar­ba­rie issue de la bar­ba­rie, res­semblent à ces gens qui veulent man­ger leur part du rôti de veau, mais ne veulent pas qu’on tue le veau.

 Ils veu­lent bien man­ger du veau, mais ils ne veulent pas voir le sang. 

Il leur suf­fi­rait, pour être apai­sés, que le bou­cher se lave les mains avant de ser­vir la viande. 

Ils ne sont pas contre les rap­ports de pro­prié­té qui engendrent la bar­ba­rie, ils sont seule­ment contre la bar­ba­rie. 

Ils élèvent leur voix contre la bar­ba­rie dans des pays où règnent les mêmes rap­ports de pro­prié­té, mais où les bou­chers se lavent les mains avant de ser­vir la viande.

Récri­mi­ner bien haut contre des mesures bar­bares peut avoir de l’ef­fet pro­vi­soi­re­ment, tant que ceux qui vous écoutent s’i­ma­ginent que ces mesures sont impen­sables dans leur propre pays.

 Cer­tains pays sont encore à même de main­te­nir leurs rap­ports de pro­prié­té par des moyens moins vio­lents. La démo­cra­tie leur rend encore les ser­vices pour les­quels d’autres doivent faire appel à la vio­lence, à savoir : garan­tir la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duction. 

Le mono­pole des usines, des mines, des biens fon­ciers engendre par­tout un régime de bar­ba­rie ; mais il est plus ou moins visible. 

La bar­ba­rie ne devient visible que lorsque le mono­pole ne peut plus être pro­té­gé que par la dic­ta­ture ouverte.

Cer­tains pays qui n’ont pas encore besoin de renon­cer, à cause de la bar­barie des mono­poles, aux garan­ties for­melles de l’État libé­ral, ain­si qu’à des agré­ments tels que l’art, la littéra­ture,la phi­lo­so­phie, prêtent une oreille com­plai­sante aux réfu­giés qui accu­sent leur pays d’o­ri­gine de renon­cer à ces agré­ments, car ils en tire­ront avan­tage dans les guerres qui s’annoncent. 

Peut-on vrai­ment dire que c’est recon­naître la véri­té que d’exi­ger bruyam­ment un com­bat inex­piable contre l’Al­le­magne, parce que c’est elle “le vrai ber­ceau du Mal à notre époque, la filia­le de l’En­fer, le séjour de l’An­té­christ”? 

Disons plu­tôt qu’il s’a­git là de gens stu­pides, impuis­sants et nui­sibles. 

Car la conclu­sion de cette phra­séo­lo­gie est que le pays en ques­tion doit être rayé de la carte. 

Tout le pays, avec tous ses habi­tants, car les gaz toxiques ne font pas le tri, lors­qu’ils tuent, entre les inno­cents et les coupables.

L’homme super­fi­ciel qui ne connaît pas la véri­té s’ex­prime en termes éle­vés, géné­raux et vagues. 

Il dis­court sur les Alle­mands, se lamente sur le Mal, et en met­tant les choses au mieux, le lec­teur ne sait jamais ce qu’il doit faire. 

Doit-il déci­der de n’être plus Alle­mand ? L’en­fer dis­pa­raî­tra-t-il si lui au moins est un jus­te ? 

Les dis­cours sur la bar­ba­rie qui vient de la bar­ba­rie sont de la même espèce. 

Si la bar­ba­rie vient de la bar­ba­rie, elle cesse avec la mora­li­té, qui vient de la culture et de l’é­du­ca­tion.

Tout cela dit en termes très géné­raux, et non en vue des consé­quences à en tirer pour l’ac­tion ; un dis­cours qui au fond ne s’a­dresse à personne.

De telles consi­dé­ra­tions ne montrent que quelques maillons dans l’enchaî­nement des causes et ne pré­sentent que cer­taines forces motrices, et com­me des forces impos­sibles à contrô­ler, à domi­ner. 

De telles consi­dé­ra­tions ren­ferment une grande obs­cu­ri­té, qui dis­si­mule les forces d’où sortent les catas­trophes. 

Un peu de lumière, et on ver­ra appa­raître des hommes comme causes des catas­trophes ! 

Car nous vivons en un temps ou le des­tin de l’homme est l’homme lui-même. 

Le fas­cisme n’est pas une cala­mi­té natu­relle qui pour­rait se com­prendre à par­tir d’une autre nature, la nature humaine. 

Or, il y a des des­crip­tions de cala­mi­tés natu­relles qui sont dignes de l’homme, parce qu’elles font appel à ses ver­tus combatives.

Dans beau­coup de revues améri­caines, on a pu voir, après le tremble­ment de terre qui avait détruit Yokoha­ma, des pho­tos repré­sen­tant des décombres. La légende au bas disait :

Steel stood (l’a­cier a tenu); et de fait, après n’a­voir vu au pre­mier coup d’oeil que des ruines, on décou­vrait, aler­té par cette ins­crip­tion, que quelques grands immeubles étaient res­tés debout. 

Par­mi toutes les des­crip­tions que l’on peut don­ner d’un tremble­ment de terre, celles des ingé­nieurs du bâti­ment sont d’une impor­tance excep­tion­nelle, parce qu’elles tiennent compte des glis­se­ments de ter­rain, de la vio­lence des secousses, de la cha­leur déga­gée, etc., ce qui per­met d’envisa­ger des construc­tions qui résistent aux trem­ble­ments de terre. 


Quand on veut décrire le fas­cisme et la guerre, ces catas­trophes majeures, qui ne sont pas des catas­trophes natu­relles, il faut déga­ger une véri­té dont on puisse faire quelque chose. 

Il faut mon­trer que ce sont là des catas­trophes réser­vées par les pos­ses­seurs de moyens de produc­tion à la masse énorme de ceux qui tra­vaillent sans moyens de pro­duc­tion à eux. 

Si l’on veut écrire, sur un état de choses mau­vais, une véri­té effi­cace, il faut l’é­crire de façon telle qu’on puisse recon­naître ses causes et les recon­naître comme évi­tables. Si elles sont recon­nues comme évi­tables, l’é­tat de choses mau­vais peut être combattu.

4. Le dis­cer­ne­ment pour choi­sir ceux entre les mains de qui la véri­té devient efficace

Les usages sécu­laires du com­merce de la chose écrite sur le mar­ché des idées et des repré­sen­ta­tions des­crip­tives, en ôtant à l’é­cri­vain tout sou­ci de ce qu’il advient de ses écrits, lui ont don­né l’im­pres­sion que l’in­ter­mé­diaire, client ou com­man­di­taire, les trans­met­tait à tout le monde. 

Il pen­sait : je parle, et m’en­tendent tous ceux qui veulent bien m’en­tendre. En réa­li­té, il par­lait, et l’é­cou­taient ceux qui pou­vaient payer. 

Ce qu’il disait n’é­tait pas enten­du de tous, et ceux qui l’en­ten­daient ne vou­laient pas tout entendre. C’est une ques­tion sur laquelle il s’est dit déjà beau­coup de choses, mais pas encore assez ; je me bor­ne­rai à sou­li­gner qu’é­crire pour quel­qu’un est deve­nu écrire tout court. 

Or on ne peut comme cela écrire la véri­té, sans plus ; il faut abso­lu­ment l’é­crire pour quel­qu’un, quel­qu’un qui peut en faire quelque chose. 

Connaître la véri­té, c’est un pro­cessus com­mun aux écri­vains et aux lec­teurs. 

Pour dire de bonnes choses, il faut bien entendre, et entendre de bonnes choses. 

La véri­té doit être pesée, cal­cu­lée par celui qui la dit, et pesée par celui qui l’en­tend. 

Il nous importe beau­coup, à nous écri­vains, de savoir à qui nous la disons et qui nous la dit.

Nous devons dire la véri­té sur un état de choses mau­vais à ceux pour qui il est le plus mau­vais, et c’est d’eux que nous devons l’ap­prendre. 

Il ne faut pas s’a­dres­ser seule­ment à des gens d’une cer­taine opi­nion, mais aus­si à des gens aux­quels il convien­drait qu’ils aient cette opi­nion, en rai­son de leur situa­tion. 

Et puis, vos audi­teurs ne cessent de se trans­for­mer ! Même avec les bour­reaux on peut cau­ser, s’ils ne touchent plus la prime pour chaque pen­dai­son, ou si le métier devient trop dan­ge­reux.

Les pay­sans bava­rois étaient contre tout bou­le­ver­se­ment social, mais lorsque la guerre eut duré assez long­temps et que les jeunes revinrent au foyer et ne trou­vèrent plus de place dans les fermes, alors on a pu les gagner à la révolution.

Il importe beau­coup pour les écri­vains de trou­ver l’ac­cent de la véri­té. D’or­di­naire, les accents qu’on entend sont dou­ceâtres, gei­gnards, on dirait des gens qui ne veulent pas faire de mal à une mouche. 

Entendre ces accents là quand on est dans la misère, c’est deve­nir encore plus misé­rable. 

C’est le ton de gens qui ne sont sans doute pas des enne­mis, mais non plus, à coup sur, des com­pa­gnons de lutte. 

La véri­té est mili­tante, guer­rière, elle ne com­bat pas seule­ment le men­songe, mais aus­si cer­tains hommes qui le répandent.

5. La ruse pour répandre la véri­té par­mi le grand nombre

Beau­coup, fiers d’a­voir le cou­rage de dire la véri­té, heu­reux de l’a­voir trou­vée, fati­gués peut-être par la peine que leur a coû­té le fait de la mettre en forme maniable, atten­dant avec impa­tience que s’en sai­sissent ceux dont ils défen­dent les inté­rêts, n’es­timent pas néces­saire d’u­ser par-des­sus le mar­ché de ruses par­ti­cu­lières pour sa dif­fu­sion. 

Et c’est ain­si qu’ils perdent sou­vent tout le fruit de leur tra­vail. 

En tous temps, on a usé de ruse pour répandre la véri­té, lors­qu’elle était étouf­fée ou cachée. Confu­cius fal­si­fia un vieil alma­nach patrio­tique. 

Il se conten­tait de chan­ger des mots. 

Là ou il y avait : “Le sei­gneur de Kun fit mettre à mort le phi­lo­sophe Wan parce qu’il avait dit ceci et cela … “, il rem­pla­çait “mettre à mort” par “assas­si­ner”. 

Disait-on que le tyran Untel avait été vic­time d’un atten­tat, il met­tait : “avait été exé­cu­té”. Ce fai­sant, Confu­cius ouvrit la voie à une vue nou­velle de l’Histoire.

A notre époque, mettre au lieu de “peuple” la “popu­la­tion” et au lieu de “sol” “pro­prié­té ter­rienne”, c’est déjà reti­rer son sou­tien à bien des men­songes. 

C’est reti­rer aux mots leur auréole mys­tique et fre­la­tée. Le mot “peuple” implique une cer­taine uni­té, évoque des inté­rêts com­muns ; il ne devrait donc être employé que lors­qu’il est ques­tion de plu­sieurs peuples, car c’est au mieux dans ce cas qu’une quel­conque com­mu­nau­té d’in­té­rêts peut se concevoir.

La popu­la­tion d’un ter­ri­toire a des inté­rêts divers, voire anta­go­nistes, et c’est là une véri­té constam­ment étouf­fée. 

De même, par­ler de sol et faire des champs une pein­ture qui parle aux yeux : par la cou­leur et à l’o­do­rat par les sen­teurs de la terre, c’est appor­ter son appui aux men­songes des puis­sants. 

Car ce qui est en ques­tion n’est pas la fécon­di­té du sol, ni l’a­mour que l’hom­me lui porte, ni l’ar­deur au tra­vail, mais essen­tiel­le­ment le prix du blé et le salaire du tra­vail. 

Ceux qui tirent pro­fit du sol ne sont pas ceux qui en tirent du blé, et le par­fum de la glèbe est incon­nu à la Bourse ; elle pré­fère d’autres par­fums. 

Tan­dis que “pro­prié­té ter­rienne” est le mot juste ; il se prête moins à l’illu­sion. 

A la place de “dis­ci­pline”, là ou règne l’op­pres­sion, il fau­drait dire “obéis­sance”, car il peut y avoir disci­pline sans oppres­sion et le mot a par là même plus de digni­té qu’obéissance. 

A la place d’hon­neur il serait préfé­rable de mettre “digni­té humaine”: l’in­di­vi­du ne sort pas aus­si faci­le­ment du champ de vision. 

On sait tout de même quelle canaille se per­met de vou­loir défendre l’hon­neur d’un peuple ! 

Et avec quelle pro­fu­sion les gens repus dis­tri­buent de l’hon­neur à ceux qui les nour­rissent tout en souf­frant eux-mêmes de la faim. La ruse de Confu­cius peut encore ser­vir de nos jours. 

Confu­cius rem­pla­çait des appré­ciations injus­ti­fiées sur des événe­ments de l’his­toire natio­nale par des appré­cia­tions jus­ti­fiées. 

L’An­glais Tho­mas More décri­vit dans son Uto­pie un pays où règne un état de choses juste, et c’é­tait un tout autre pays que celui où il vivait, mais il lui res­sem­blait com­me deux gouttes d’eau, à l’é­tat de choses près !

Lénine, mena­cé par la police tsa­riste, vou­lait dépeindre l’ex­ploi­ta­tion et l’op­pres­sion de l’île de Sakha­line par la bour­geoi­sie russe. 

Il mit la Corée à la place de Sakha­line et le Japon à la place de la Rus­sie. Les méthodes de la bour­geoisie japo­naise rap­pe­lèrent à tous les lec­teurs celles de la bour­geoi­sie russe à Sakha­line, mais le texte ne fut pas inter­dit parce que le Japon était enne­mi de la Rus­sie. 

Ain­si beau­coup de choses qu’on ne peut pas dire en Alle­magne sur l’Al­le­magne, on peut les dire en Autriche.
Il y a bien des ruses pour ber­ner l’État soupçonneux.

Vol­taire com­bat­tit la croyance de l’Église aux miracles en écri­vant un poème galant sur la Pucelle d’Or­léans. 

Il décri­vit les miracles que Jeanne dut en effet accom­plir, selon toute vrai­semblance, pour demeu­rer vierge au milieu d’une armée, d’une cour et de moines. 

Par l’é­lé­gance de son style, en décri­vant des aven­tures éro­tiques dans le cadre luxueux et luxu­rieux de la vie des puis­sants, il ame­nait subreptice­ment ceux-ci à sacri­fier une reli­gion qui leur four­nis­sait les moyens de mener cette vie dis­so­lue. 

Mieux, il se don­na ain­si la pos­si­bi­li­té de faire par­venir ses oeuvres par des voies illi­cites à leurs des­ti­na­taires natu­rels. 

Ceux d’entre ses lec­teurs qui étaient des puis­sants en faci­li­tèrent ou pour le moins en tolé­rèrent la dif­fu­sion. 

Ils sacri­fièrent ain­si la police, qui proté­geait leurs plai­sirs. 

Le grand Lucrèce, lui, sou­ligne expres­sé­ment qu’il comp­te beau­coup, pour la pro­pa­ga­tion de l’a­théisme épi­cu­rien, sur la beau­té de ses vers.

De fait, un haut niveau lit­té­raire peut ser­vir d’en­ve­loppe pro­tec­trice à une idée. 

Mais il est de fait aus­si qu’il éveille sou­vent les soup­çons. 

Il peut être alors indi­qué de le rabais­ser intentionnelle­ment. 

C’est le cas par exemple lorsque dans la forme mépri­sée du roman poli­cier, on glisse en contre­bande en quelques endroits, sans éveiller l’atten­tion, des des­crip­tions de maux sociaux.

De telles des­crip­tions suf­fi­raient à jus­tifier l’exis­tence d’un roman poli­cier. 

Pour des consi­dé­ra­tions bien moindres, le grand Sha­kes­peare abais­sa ce niveau lorsque, volon­tai­re­ment, il fit par­ler sans éclat la mère de Corio­lan au moment où elle va à la ren­contre de son fils qui marche avec son armée contre sa ville natale : il vou­lait que Corio­lan ne soit pas détour­né de son plan pour des rai­sons valables ou par un mou­ve­ment pro­fond, mais par une sorte de paresse qui le fait retour­ner à ses habi­tudes de jeu­nesse. 

Chez le même Sha­kes­peare, on trouve un modèle de véri­té répan­due par la ruse : le dis­cours funèbre de Marc-Antoine devant la dépouille de César. 

Il ne se lasse pas de répé­ter que le meur­trier de César, Bru­tus, était un homme hono­rable, mais en même temps il décrit le meurtre, et l’é­vo­ca­tion de cet acte est plus impres­sion­nante que celle de l’au­teur du meurtre ; l’o­ra­teur laisse ain­si aux faits le soin de vaincre pour lui, il leur confère une plus grande élo­quence qu’à “lui-même”. 

Un poète égyp­tien, qui vivait il y a quatre mille ans, a usé d’une méthode iden­tique. 

C’é­tait une époque de grandes luttes de classes. La classe jusque-là domi­nante se défen­dait à grand-peine contre son grand anta­go­niste, la par­tie jusque-là serve de la popu­la­tion. 

Dans le poème, on voit un sage paraître à la cour du pha­raon et appe­ler à la lutte contre les enne­mis de l’in­té­rieur. 

Il décrit longue­ment et de façon pre­nante le désordre qui est résul­té du sou­lè­ve­ment des couches inférieures.

Voi­ci ce que cela donne :

Or donc : les grands sont pleins de lamen­ta­tions et les petits de joie. Chaque ville dit : chas­sons les puis­sants d’entre nous tous.

 Or donc : les chambres des scribes sont ouvertes, et les listes empor­tées ; les serfs deviennent les maîtres. 

Or donc : on ne recon­naît plus le fils du maître res­pec­té ; l’en­fant de la maî­tresse est deve­nu le fils de la ser­vante. 

Or donc : on a atte­lé les riches aux meules ; ceux qui n’a­vaient jamais vu la lumière sont sor­tis au jour. 

Or donc : l’é­bène des cas­settes de sacri­fice a été bri­sée ; on débite à la hache le san­tal mer­veilleux pour en faire des lits.

 Voyez : la rési­dence s’est écrou­lée en une heure.

 Voyez : les pauvres sont deve­nus riches. Voyez, celui qui n’a­vait pas de pain pos­sède main­te­nant une gran­ge, et ce dont son gre­nier est pour­vu, c’est le bien pris sur un autre.

 Voyez : l’homme se sent bien de man­ger sa nour­ri­ture. 

Voyez : celui qui n’a­vait pas de blé pos­sède main­te­nant des granges ; celui qui comp­tait sur les distribu­tions gra­tuites de blé en dis­tri­bue main­te­nant lui-même. Voyez : celui qui n’a­vait pas une paire de boeufs sous le joug pos­sède main­te­nant des trou­peaux, celui qui ne pou­vait se pro­cu­rer de bêtes de trait pos­sède main­te­nant du bétail en grand nombre.

Voyez : celui qui ne pou­vait se bâtir une chambre pos­sède à pré­sent quatre murs.

 Voyez : les conseillers cherchent refuge dans les silos à grain, et celui qui avait à peine le droit de se repo­ser sur les murs pos­sède main­te­nant un lit.

 Voyez : celui qui ne pou­vait se construire une barque pos­sède à pré­sent des navires, et le pro­prié­taire jette un regard vers eux, mais ils ne sont plus à lui.

 Voyez : ceux qui avaient des habits vont main­te­nant en loques, celui qui tis­sait pour les autres est vêtu à pré­sent de lin. Le riche a soif dans son som­meil ; et celui qui lui deman­dait la lie de ses outres pos­sède à pré­sent des caves de cer­voise.

 Voyez : celui qui n’en­ten­dait rien au jeu de la harpe pos­sède mainte­nant une harpe, celui devant qui on ne chan­tait jamais célèbre à pré­sent la musique.

 Voyez : celui qui par dénue­ment dor­mait sans femme trouve à pré­sent des dames, et celle qui se regar­dait dans l’eau pos­sède à pré­sent un miroir.

 Voyez : les puis­sants du pays errent sans trou­ver d’oc­cu­pa­tion, on ne donne plus aux grands de nou­velles sur rien. Celui qui était mes­sa­ger en envoie main­te­nant lui-même. Voyez : voi­là cinq hommes envoyés par leurs maîtres, et qui disent : faites main­te­nant vous-mêmes le che­min ; nous, nous sommes arrivés.

Il saute aux yeux qu’il s’a­git là de l’é­vo­ca­tion d’un désordre qui doit appa­raître aux oppri­més comme un état hau­te­ment dési­rable. 

Cepen­dant, le poète se laisse dif­fi­ci­le­ment sai­sir. 

Il condamne expli­ci­te­ment cet état de choses, mais il le condamne mal…

Jona­than Swift pro­po­sa dans une bro­chure, pour que le pays devienne pros­père, qu’on sale les enfants des pauvres, qu’on les mette en conserve et qu’on les vende comme de la viande. 

Il ali­gnait des cal­culs pré­cis qui démon­traient qu’on peut faire beau­coup d’é­co­no­mies quand on ne recule pas devant les moyens.

Swift fai­sait la bête. 

Il avait l’air de défendre une façon de pen­ser bien défi­nie, qui lui était odieuse, avec beau­coup de convic­tion et de sérieux, dans une ques­tion où son igno­mi­nie appa­rais­sait à l’é­vi­dence à n’im­porte qui. 

N’im­porte qui pou­vait être plus avi­sé, ou en tout cas plus humain que Swift, sur­tout celui qui jusque-là n’exa­minait pas les idées sous l’angle de leurs conséquences.

La pro­pa­gande pour la pen­sée, en quelque domaine qu’elle se fasse, est utile aux oppri­més. Une telle propa­gande est très néces­saire. 

Car la pen­sée passe dans les régimes d’ex­ploi­ta­tion pour une occu­pa­tion basse.

Ce qui passe pour bas, c’est ce qui est utile à ceux qui sont main­te­nus en bas de l’é­chelle. 

Sont tenus pour bas : le sou­ci constant de man­ger à sa faim ; le dédain des hon­neurs qu’on fait miroi­ter à ceux qui défendent le pays où on les laisse mou­rir de faim ; le manque de foi dans le chef lors­qu’il vous conduit à l’a­bîme ; le manque de goût au tra­vail quand il ne nour­rit pas son homme ; la révolte contre l’o­bli­ga­tion de se com­porter de façon absurde ; l’in­dif­fé­rence à la famille lors­qu’il ne ser­vi­rait à rien de s’y inté­res­ser. 

Les affa­més sont accu­sés du péché de gour­man­dise ; ceux qui n’ont rien à défendre, de lâche­té ; ceux qui doutent de leurs oppres­seurs, de dou­ter de leur propre force ; ceux qui veulent être payés de leur tra­vail, de paresse, et ain­si de suite. 

Sous de tels régimes, la pen­sée est tenue géné­ra­le­ment pour quelque cho­se de vil, elle a mau­vaise répu­ta­tion.

On ne l’en­seigne plus nulle part, et dès qu’elle appa­raît, on la persécute. 

Mais il reste tou­jours des domaines où l’on peut impu­né­ment faire allu­sion aux réus­sites de la pen­sée : ce sont ceux où la dic­ta­ture a besoin d’elle. 

C’est ain­si, par exemple, qu’on peut expo­ser les réus­sites de la pen­sée dans la tech­nique et l’art mili­taire. 

Une organisa­tion per­met­tant de faire durer les stocks de laine et d’in­ven­ter des tex­tiles syn­thé­tiques exige de la pen­sée. 

La dété­rio­ra­tion des den­rées ali­men­taires, la pré­pa­ra­tion de la jeu­nesse à la guer­re, voi­là qui exige de la pen­sée, et c’est une chose que l’on peut expo­ser. 

L’élo­ge de la guerre, but irré­flé­chi de cette pen­sée, peut être astu­cieu­se­ment évi­té, ain­si la pen­sée, qui part de la ques­tion du meilleur moyen pour faire la guerre, peut ame­ner à se deman­der si cette guerre a un sens, et s’ap­pli­quer à la ques­tion du meilleur moyen d’é­vi­ter une guerre absurde.

Natu­rel­le­ment, cette ques­tion est dif­fi­cile à poser publi­que­ment. Est-ce que la pen­sée qu’on a pro­pa­gée peut être exploi­tée, c’est-à-dire pré­sen­tée de façon telle qu’elle ait prise sur les évé­ne­ments ? 

Elle peut l’être.

Pour qu’en un temps comme le nôtre, l’op­pres­sion, qui sert à l’exploi­tation d’une par­tie (majo­ri­taire) de la popu­la­tion par une autre par­tie (mino­ritaire), demeure pos­sible, il y faut une cer­taine atti­tude fon­da­men­tale de la popu­la­tion, qui doit s’é­tendre à tous les domaines de l’exis­tence. 

Une décou­verte en bio­lo­gie, comme celle de Dar­win, a pu tout d’un coup consti­tuer un dan­ger pour l’ex­ploi­ta­tion ; pour­tant l’Église fut long­temps la seule à s’en pré­oc­cu­per, la police ne s’a­per­ce­vait encore de rien. 

Ces der­nières années, les recherches des phy­si­ciens ont abou­ti à des consé­quences dans le domaine de la logique qui ont pu deve­nir dan­ge­reuses pour toute une série d’ar­ticles de foi sur les­quels repo­sait l’ex­ploi­ta­tion. 

Le phi­lo­sophe d’État prus­sien Hegel, occu­pé à de dif­fi­ciles recherches logiques, livra à Marx et Lénine, les clas­siques de la Révo­lu­tion, des méthodes de pen­sée d’une valeur ines­ti­mable. 

Le déve­lop­pe­ment des sciences s’ac­com­plit avec cohé­rence, mais selon un rythme inégal, et l’État n’est pas en mesure de tout suivre et de tout sur­veiller. 

Les cham­pions de la véri­té peuvent se choi­sir des emplace­ments de com­bat rela­ti­ve­ment à l’a­bri des regards. 

Ce qui importe avant tout, c’est qu’une pen­sée juste soit ensei­gnée, à savoir une pen­sée qui inter­roge les choses et les évé­ne­ments pour en déga­ger l’as­pect qui change et que l’on peut changer.

Les puis­sants éprouvent une vive aver­sion contre les grands change­ments. 

Ils aime­raient bien que tout reste en l’é­tat, mille ans si pos­sible. Si seule­ment la lune res­tait sur place, si seule­ment le soleil arrê­tait sa course ! 

Person­ne n’au­rait plus faim et ne vou­drait plus dîner. 

Quand ils ont tiré au fusil, l’adver­saire ne devrait plus tirer lui-même, leur coup devrait être le der­nier. 

Une vision des choses qui en dégage particulière­ment l’as­pect tran­si­toire est un bon moyen d’en­cou­ra­ger les oppri­més. De même, dans l’i­dée qu’en chaque chose, chaque état, s’an­nonce et gran­dit une contra­dic­tion, il y a quelque chose à oppo­ser aux vain­queurs, qui per­met de leur résis­ter. 

Une telle vision du monde (la dia­lec­tique, ou la doc­trine de l’écou­lement per­pé­tuel des choses), on peut s’y exer­cer dans l’a­na­lyse d’ob­jets qui échappent tem­po­rai­re­ment aux puis­sants. 

On peut l’ap­pli­quer à la bio­lo­gie ou à la chi­mie. 

On peut s’y exer­cer aus­si dans la pein­ture des des­ti­nées d’une famille, sans trop se faire remar­quer. 

L’i­dée que chaque chose est dépen­dante de beau­coup d’autres, elles-mêmes en constant chan­ge­ment, est une idée dan­ge­reuse pour les dic­ta­tures, et elle peut se pré­sen­ter sous bien des formes, sans don­ner prise à l’in­ter­ven­tion de la police. 

Une des­crip­tion com­plète de toutes les cir­cons­tances, de tous les pro­ces­sus dans les­quels se trouve pris un homme qui ouvre un débit de tabac, peut être un rude coup por­té à la dicta­ture. 

Les gou­ver­ne­ments qui mènent les masses à la misère doivent absolu­ment évi­ter que dans la misère on pen­se au gou­ver­ne­ment. Ils parlent beau­coup de des­tin. 

C’est lui, et non pas eux, qui serait res­pon­sable de la pénu­rie. 

Qui se mêle de recher­cher la cause de la pénu­rie est arrê­té avant même d’a­voir pu atteindre le gou­ver­ne­ment. 

Mais il est pos­sible en géné­ral de parer à la phra­séo­lo­gie du des­tin ; on peut mon­trer que le des­tin de l’homme lui est réser­vé par d’autres hommes.

Cela à son tour peut se faire de mul­tiples façons. 

On peut par exemple racon­ter l’his­toire d’une ferme, met­tons d’une ferme islan­daise. 

On dit dans tout le vil­lage qu’un sort lui a été jeté. 

Une pay­sanne s’est pré­ci­pi­tée dans le puits, un pay­san s’est pen­du. 

Un jour, on célèbre un mariage, le fils du pay­san épouse une fille qui apporte en dot quelques arpents. 

Le sort s’é­loigne du vil­lage. 

Le vil­lage n’est pas d’ac­cord sur les causes de l’heu­reux dénoue­ment. 

Les uns l’at­tri­buent à la nature radieuse du jeune pay­san, les autres aux arpents de terre de la jeune pay­sanne qui per­mettent enfin à la ferme de vivre. 

Même avec un poème qui évoque un pay­sage, on peut faire avan­cer les choses, pour autant qu’on incor­pore à la nature les choses créées par l’homme.

Pour que la véri­té se répande, il y faut de la ruse.

Résu­mé

La grande véri­té de notre temps (qu’il ne sert pas encore à grand-chose de sim­ple­ment connaître, mais sans la connais­sance de laquelle aucune autre véri­té d’im­por­tance ne peut être trou­vée), c’est que nos contrées sombrent dans la bar­ba­rie parce que la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion est conser­vée de force. 

A quoi bon écrire quelque chose de cou­ra­geux d’où il res­sort que l’é­tat dans lequel nous som­brons est un état bar­bare (ce qui est bien vrai), si l’on n’é­claire pas pour­quoi nous y tom­bons ? 

Il faut dire que l’on tor­ture parce que les rap­ports de pro­prié­té actuels entendent sub­sis­ter. 

Certes, si nous disons cela, nous per­drons beau­coup d’a­mis, qui sont contre la tor­ture, parce qu’ils croient qu’on pour­rait conser­ver les rap­ports de pro­prié­té exis­tants sans tor­ture (ce qui n’est pas vrai).

Nous devons dire la véri­té sur le régi­me bar­bare qui est celui de notre pays, afin que puisse être fait ce qui seul peut le faire dis­pa­raître, c’est-à-dire ce qui per­met de chan­ger les rap­ports de propriété.

Il nous faut la dire, d’autre part, à ceux qui souffrent le plus des rap­ports de pro­prié­té, qui sont le plus inté­res­sés à leur abo­li­tion, les ouvriers, et à ceux que nous pou­vons leur ame­ner comme alliés parce que, même s’ils sont asso­ciés aux pro­fits, ce sont des gens qui ne pos­sèdent pas eux non plus de moyens de production.

Et cin­quiè­me­ment nous devons procé­der par ruse.

Et ces cinq dif­fi­cul­tés, nous devons les résoudre en même temps, car nous ne pou­vons pas étu­dier la véri­té sur un régime de bar­ba­rie sans pen­ser à ceux qui en souffrent, et pen­dant que, repous­sant tou­jours toute vel­léi­té de lâche­té, nous recher­chons les liai­sons cau­sales en pen­sant à ceux qui sont prêts à rendre leur connais­sance utile, nous devons éga­le­ment pen­ser à leur pré­sen­ter la véri­té de façon telle qu’elle puisse entre leurs mains être une arme, et en même temps de façon assez rusée pour que cette trans­mis­sion échappe à la vigi­lance et à la riposte de l’ennemi.

Exi­ger que l’é­cri­vain écrive la véri­té, c’est exi­ger tout cela.

Source de l’ar­ticle : Contre-infor­ma­tions