illustration : “La nona ora” 1999
CATTELAN Maurizio
Par Eric Libiot (L’Express), publié le 08/09/2011
Son premier long-métrage, en 1976, s’intitulait Je suis un autarcique. Depuis, Nanni Moretti a changé. Quoique. Le cinéaste, devenu conscience de gauche dans les années 1990 – 2000, est retourné sur des chemins plus personnels. La vie qui passe. L’âge qui avance. La barbe qui se grise. L’envie, surtout, de se concentrer sur ce qu’il sait faire de mieux, dit-il : “Réaliser des films.” Avec, sans doute, moins d’humour mais plus de profondeur. Moins de militantisme politique et plus d’introspection humaine. Témoin : Habemus papam, avec Michel Piccoli dans le rôle d’un pape incapable d’assumer la charge qui lui a été confiée. Nanni Moretti, lui, assume tout. Sa critique de Berlusconi, ses piques contre la gauche, son amour du cinéma. Il n’a vraiment pas beaucoup changé, en fait. Un vieil ours qui grommelle et qui soudain s’enflamme.
En extrapolant sans doute un peu, ce pape qui refuse de s’adresser à la foule qui attend sa parole, n’est-ce pas aussi vous, Nanni Moretti, qui en avez marre de voir le peuple de gauche attendre votre bonne parole ?
Je suis vieux maintenant, vous savez. Personne n’attend plus ce que je vais dire. Aujourd’hui, c’est le Web qui parle. Mais il y a tout de même des aspects de ce personnage dont je me sens proche : l’égarement, l’inadéquation avec le monde… Pour ce qui est de la politique, j’ai toujours dit que je n’abandonnerais jamais le cinéma pour une carrière de politicien. De temps en temps, il est vrai que j’ai envie de m’exprimer sur ce qui se passe dans mon pays. Mais pas tous les jours, malgré les demandes quotidiennes des journaux. Il ne s’agit pas, pour moi, d’en avoir marre d’être, comme vous dites, une conscience de gauche, mais de savoir, une bonne fois pour toutes, quelle existence je veux : soit je décide de faire de la politique sérieusement et je m’y consacre à temps plein, soit je me dis que mon métier, c’est de réaliser des films et je ne fais que ça. J’ai choisi. Cela dit, si jamais, ce qui paraît heureusement difficile à envisager, Berlusconi avait la possibilité de devenir président de la République, il est sûr que je remonterais au créneau. Le président est celui qui doit représenter les Italiens. Berlusconi, lui, ne représente que son propre camp. Et encore ! Il représente surtout lui-même et ses intérêts.
Les défaites de Silvio Berlusconi, au printemps dernier, vous soulagent-elles ?
C’est évidemment une claque pour lui. Mais je les vois surtout comme un signal pour la classe politique de gauche. En Italie, les référendums sont d’initiative populaire. C’est donc le peuple qui a voulu cette défaite, si l’on peut dire. Aux partis d’en tirer les conséquences.
Bio express
Il y a un étrange parallèle entre la France et l’Italie sur le plan politique. A droite, la culture du chef ; à gauche, une pluralité de candidats qui peut aboutir à une bataille d’ego. Pourquoi ce point commun, d’après vous ?
D’abord, il n’y a guère d’analogie entre Sarkozy et Berlusconi. Votre président n’est pas propriétaire de chaînes de télévision et de journaux et cela change évidemment tout. Et, me semble-t-il, il possède un sens plus aigu des institutions que Berlusconi. Quant à la gauche, c’est vrai, tout se résume souvent à une question d’ego. Du coup, elle a tendance à se faire du mal toute seule. En 1990, le gouvernement dirigé par Prodi est tombé à cause d’un de ses alliés. Mais la droite italienne n’a pas de points communs avec les autres droites européennes. En Italie, il y a un homme au pouvoir et d’autres qui profitent de sa présence pour assouvir leur propre désir de pouvoir. Cela n’a rien à voir avec la politique et tout avec l’affairisme.
Le personnage d’Habemus papam s’appelle Melville. Comme Herman Melville, l’auteur de Moby Dick ?
Non, comme le réalisateur Jean-Pierre Melville. Au moment où j’écrivais le scénario d’Habemus papam, j’avais organisé une rétrospective Melville au festival de Turin, que j’ai dirigé pendant deux ans. C’était un nom provisoire mais, petit à petit, je m’y suis attaché.
Melville est un excellent cinéaste mais l’explication est frustrante. Moby Dick est l’animal inaccessible par excellence. L’illusion, le rêve, Dieu…
En général, les gens pensent à Melville pour Bartleby, qui dit tout le temps : “J’aimerais autant pas.” Mais, en fait, il paraît que Melville, le cinéaste, dont ce n’était pas le vrai nom, a choisi ce patronyme lorsqu’il était dans la Résistance en hommage à l’écrivain. Si c’est vrai, la boucle est bouclée [l’anecdote est véridique].
Une séquence du film se déroule dans un théâtre et avance l’idée, shakespearienne, que l’existence est une grande scène. La vie est-elle vraiment un spectacle ?
Non, tout n’est pas qu’illusion. Mais qu’il y ait, dans notre vie, une mise en scène des choses, ça, oui. On est souvent en représentation, non ? Vous savez, un réalisateur ne peut pas voir son travail avec détachement et lucidité. Il connaît ses propres intentions et le parcours qu’a suivi le film, point. Sans être démagogique, il m’arrive parfois de mieux comprendre mon travail en entendant les autres en parler. Je n’écris pas d’une manière classique. J’imagine souvent des scènes avant même d’avoir l’idée du scénario. C’est une façon très libre de travailler, loin de celle qu’on peut enseigner. Du coup, à l’arrivée, je n’arrive même plus à théoriser sur mon film.
Quelle scène a déclenché Habemus papam ?
Celle d’un pape tout juste élu qui ne parvient pas à s’exprimer devant la foule qui l’attend. Montrer l’être humain dans toute sa vérité. Et sa fragilité. Ensuite, j’ai pensé au psychanalyste qui devait le soigner, puis à sa fuite dans Rome, puis à la troupe de théâtre qu’il rencontre, etc.
A travailler par séquences de cinéma, vous êtes très hitchcockien, en fait…
J’ai plus de considération pour les acteurs que lui.
Il les comparait à du bétail, certes, mais il avait, en revanche, beaucoup de considération pour le public. Vous également ?
Je n’ai pas la prétention de savoir ce qu’aimerait le public. Et les rares fois où je pense le savoir, cela me suffit pour prendre la direction totalement opposée. Pas pour l’agacer mais parce que le cinéma doit surprendre. Ceux qui connaissaient le sujet de ce film ne s’attendaient pas à ce que j’écrive ce scénario-là.
C’est vrai et il y a d’ailleurs une très belle scène : le pape face au psychanalyste. La foi face à l’inconscient. Thème formidable. Avez-vous pensé à en faire le seul sujet du film ?
Vous n’avez apparemment pas trouvé le film formidable, alors ! Mais non, je n’ai jamais pensé à en faire le seul sujet, même si je reconnais que, sur le plan de l’écriture, ça aurait été un beau défi.
Cela fait trente-cinq ans que vous réalisez des films. La Cinémathèque française va vous rendre hommage. Avez-vous l’impression d’avoir fait des progrès ?
C’est toujours un peu pathétique de parler de soi, surtout si on se place du point de vue de ses propres qualités artistiques. Cela dit, je pense avoir réussi durant toutes ces années à mettre en scène des films personnels à l’intérieur d’une industrie qui ne tient pas forcément compte des auteurs. Mon pari a toujours été de garder mon intégrité dans un système qui recherchait des histoires plus commerciales. J’ai réalisé des oeuvres plus universelles, comme La Chambre du fils ou Habemus papam, et d’autres qui le sont moins, comme Le Caïman ou Aprile. Mais je fais, à chaque fois, le film que je veux. Et je peux être surpris du résultat. Je n’ai jamais pensé que Journal intime, qui raconte mon cancer, serait un énorme succès à l’étranger.
Si vous voulez dire du bien de vous, allez‑y, cela restera entre nous.
Non merci. Tout va très bien.
Quel réalisateur rêviez-vous d’être à vos débuts ? Quelqu’un qui fait son boulot, un cinéaste militant, le cinéaste italien des années 1990 – 2000 ?
Je n’en savais rien. Je ne me rêvais pas du tout, en fait. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une équipe de football qui joue à l’extérieur et qui espère faire match nul sur le terrain adverse. Peu de temps avant de réaliser Je suis un autarcique, à l’été 1972, juste après avoir passé mon bac, un ami m’a demandé dans quelle université j’allais m’inscrire. Je lui ai avoué alors que je voulais faire du cinéma. “Acteur ou réalisateur ?” m’a-t-il demandé. En rougissant, je lui ai répondu : “Les deux !” Dans les années qui ont suivi, à chaque fois que j’essayais d’être assistant auprès des frères Taviani, de Marco Bellocchio ou d’autres grands metteurs en scène, je me proposais aussi de jouer dans leur film. Je me rends compte aujourd’hui que je passais à leurs yeux pour un vrai dilettante.
De quel type de cinéma veniez-vous ? Fellini, Rosi ou Antonioni ?
Enfant, je n’allais pas beaucoup au cinéma. J’y suis allé adolescent. Avec mes amis de lycée, on se partageait en deux groupes : les pro-Fellini et les pro-Antonioni. Moi, j’étais fellinien. Quand j’ai commencé à tourner des films en super-huit, je me suis intéressé au cinéma d’auteur des années 1960 : Bellocchio, Bertolucci, Ferreri… Mais aussi à la nouvelle vague française, au cinéma des pays de l’Est. Ces films-là parlaient de la réalité. Et leurs réalisateurs essayaient de proposer un nouveau cinéma et de rêver d’un nouveau monde. Comme spectateur, je me suis senti très proche d’eux. Ensuite, j’ai l’impression que la place grandissante de la télévision dans la société italienne a un peu désintégré ce cinéma. A la fin des années 1970, l’engagement artistique n’était plus aussi important. Dans les années 1980 – 1990, l’Italie a eu du mal à se raconter. Contrairement à la Grande-Bretagne, par exemple, qui, même sous Thatcher, était visible à l’écran grâce à Ken Loach, Stephen Frears ou Mike Leigh. Le cinéma doit être là pour montrer au public ce qu’il n’est plus capable de voir. Il faut dire que, lorsqu’un pays possède des hommes politiques comme Bossi [Umberto, fondateur de la Ligue du Nord] et Berlusconi, le cinéma ne peut qu’abandonner la partie. Que peut-on inventer de plus que ce qu’ils ont fait ?
Dénoncer, peut-être…
Ils se dénoncent eux-mêmes tous les jours à la télévision… Mais la capacité de jugement des téléspectateurs-citoyens semble anéantie. Il faudrait pourtant réussir à les sortir de cette torpeur. Lorsque j’ai interprété Berlusconi dans Le Caïman, je n’ai pas voulu être dans la parodie mais j’ai essayé de restituer avec froideur les véritables mots qu’il avait prononcés mais dont les Italiens n’avaient même plus souvenir. Le vrai film politique sur l’Italie d’aujourd’hui consisterait en un montage de cinquante heures de déclarations de nos dirigeants et d’extraits d’émissions de télé. Ce serait édifiant. Le problème, c’est qu’il y a eu une forme d’autocensure chez les scénaristes et les cinéastes, qui savent qu’une partie du financement du cinéma vient de la télévision et donc du groupe de Berlusconi, d’un côté, et de l’Etat, de l’autre. J’ai résolu le problème : mes films sont coproduits par la Rai, et Le Caïman, je l’ai produit tout seul. La Rai va enfin le diffuser au bout de trois ans. J’avais vendu les droits pour qu’elle montre le film, pas pour qu’elle le cache. Mais je ne veux pas m’apitoyer sur mon sort. Le sport favori des Italiens, plus encore que le foot, c’est de jouer les victimes. J’ai pour principe de ne pas demander de l’argent au groupe de Berlusconi. Ce qui m’étonne d’ailleurs, c’est de voir les cinéastes et les écrivains de gauche ne pas être aussi à cheval sur ce principe. En tant que consommateur, je n’ai aucun problème à enrichir Berlusconi. En revanche, faire financer mon travail par lui me poserait problème.
Voilà pourquoi vous énervez les gens de gauche : vous appuyez là où ça leur fait mal.
J’ai toujours voulu laver le linge sale en public. Dans tous mes films. A une époque où les partis de gauche, un peu de façon stalinienne, avaient tendance à résoudre les problèmes en fermant la porte à double tour. Je n’ai jamais adhéré à l’idée selon laquelle ce que je pouvais dire allait être instrumentalisé par la droite, contre la gauche. Je veux dire les choses. Point.
Vous êtes donc un homme libre ?
Quand quelqu’un dit de lui qu’il est libre, c’est un peu pathétique. Je n’y crois jamais. En Italie, une des phrases les plus populaires de ces dernières années et que je trouve stupide, c’est : “La cohérence est la vertu des imbéciles.” Moi, être cohérent, je m’y astreins. Même si c’est impossible de l’être totalement. C’est une chose que mon père, politiquement libéral, m’a enseignée. Et certainement pas la gauche.