ERT. La radio-télévision grecque autogérée. Entretien avec Nikos Tsibidas
Publié le 8 août 2015
Le 11 juin 2013, parmi les nombreuses mesures d’austérité imposées au pays, le gouvernement grec, conduit par le premier ministre Antonio Samaras, décide, de fermer la radio-télévision publique grecque (ERT). Ni débat, ni vote au Parlement, et du jour au lendemain, l’entièreté des effectifs du groupe public sont mis à la porte, licenciés par un nouveau diktat. En réponse, les employés décident d’occuper les locaux et, pendant deux ans, ils ont continué à faire du journalisme, en autogestion, sous le nom « d’ERT ouverte ».
En dépit du boycott total exercé par le gouvernement et les expulsions des studios réalisées par la police, ils ont été en mesure de poursuivre la diffusion des programmes et de fournir une plate-forme d’expression aux différentes batailles des travailleurs grecs contre l’austérité. Leur lutte et leur engagement pour maintenir un service d’information public et pluraliste n’a pourtant pas été récompensée à hauteur des espérances. Si le gouvernement actuel a été contraint de réouvrir l’ERT le 11 juin 2015, deux ans, jour pour jour, après sa fermeture, l’ERT est actuellement à nouveau menacée et ses employés font face à des menaces de licenciement. Nous avons rencontré Nikos Tsibidas, l’un des porte-paroles des travailleurs de l’ERT, à Athènes.
Combien de personnes travaillent à l’ERT ?
Quand l’ERT a été fermée par le gouvernement précédent, en juin 2013, 3.000 personnes travaillaient à l’ERT, et aujourd’hui nous ne sommes plus que 2.000. Certains collègues ne voulaient pas retourner travailler après deux ans de fermeture, d’autres sont partis à la retraite ou ont tout simplement quitté le pays. Malheureusement, 18 anciens collègues sont morts, dont la moitié suicidés à la suite de la perte de leur emploi.
Pourriez-vous synthétiser la lutte de l’ERT ?
Les deux ans de grève peuvent être divisés en deux périodes. La première période, de juin à août 2013, durant laquelle, en dépit des différences de stratégies au sein de nos rangs, nous avons maintenu un front unique contre le gouvernement, malgré la volonté de la direction de nous diviser. La seconde période, quant à elle, a débuté à partir d’août 2013 quand le gouvernement a déclaré vouloir faire réembaucher les équipes de l’ERT dans une nouvelle chaîne dirigée par le groupe privé, Nerit. Cette proposition a divisé les forces ; environ 600 travailleurs ont ainsi quitté l’ERT pour aller négocier avec le gouvernement ; l’autre partie est restée et a continué à collaborer avec la chaîne d’origine depuis ici, de ce bâtiment à Athènes et depuis d’une autre station TV à Thessalonique.
En novembre 2013, la police est intervenue sur les lieux. Ce bâtiment est le principal site de production – tous les aspects techniques des programmes y sont réalisés. C’était donc un coup très dur pour nous que de le perdre. Nous étions environ une cinquantaine à garder le site quand la police a débarqué, sur les coups de 5h30 du matin. Nous n’étions pas en mesure de nous défendre, mais quelques heures plus tard, nous nous sommes réunis et avons décidé de louer un espace se situant juste en face, de l’autre côté de la rue. On y a aménagé un studio et on a envoyé des gens au Nord de la Grèce afin de maintenir l’autre station TV à Thessalonique pour qu’elle puisse continuer les diffusions. On a renforcé les équipes de surveillance et, de cette manière, on a été en mesure de conserver 19 programmes de diffusion en direct. On a également organisé de nouveaux bulletins d’information depuis le site faisant face au bâtiment de l’ERT.
Comment avez vous tenu financièrement ? Touchiez-vous un salaire ?
On a pu maintenir la lutte grâce aux fonds de solidarité mis en place par le syndicat des journalistes et des techniciens, et grâce à la nourriture, les dons, récupérés via nos soutiens. En Grèce, les allocations chômage, de l’ordre de 400 à 500 euros par mois, ne durent qu’un an. En conséquence, l’aide apportée par les familles et les amis a été cruciale.
Comment avez vous organisé l’occupation ?
Au plus fort de la lutte, nous étions environ 600 personnes engagées dans l’auto-organisation. Après la principale scission d’août 2013, nous avons totalement transformé notre manière de travailler, en instaurant une organisation et une structure plus horizontale. L’expérience de deux ans a montré qu’à certains endroits, cela fonctionnait admirablement, et sur d’autres sites, beaucoup moins bien. Le schéma a bien fonctionné dans les petites agglomérations où les stations radio marchent sur une base très locale. Les gens se sont très rapidement organisés, les assemblées y étaient plus dynamiques, et la communauté des auditeurs y avaient des liens de beaucoup plus direct avec les travailleurs. Dans les grandes villes comme Athènes ou Thessalonique, ce modèle n’a pas aussi bien fonctionné.
Quand nous avons commencé à mettre en place « ERT Open », il était évident que si la personne en charge de la localité était respecté par les travailleurs et restait fidèle à la lutte, elle serait choisie comme « chef » ou « coordinateur » pour l’auto-organisation.
Comment les décisions étaient-elles prises ?
Sans hiérarchies, sans patrons et toutes les décisions stratégiques étaient prises lors des assemblées. Ce n’était pas un projet facile. On a tenté de développer un système hybride afin de pouvoir faire tourner la machine efficacement. Comme chaque nouveau bulletin d’information est produit dans des délais extrêmement serrés, c’était nécessaire de désigner un responsable autorisé à prendre des décisions. Personne n’interférait durant la préparation des bulletins. C’est seulement après leurs diffusions que les différends étaient discutés. Et accomplir cela à grande échelle n’était pas chose aisée.
La nouvelle forme d’organisation affecte-t-elle la façon dont vous faites du journalisme ?
Bien entendu. Il s’agit d’une rupture complète avec la façon dont nous avons travaillé pendant 25 ans. Et nous sommes en train d’essayer de conserver cette nouvelle façon de faire, non seulement parce que le processus de construction de l’information est différent, ou parce que nous nous sommes nous-mêmes libérés de l’auto-censure et nous nous sentons plus libres pour parler de ce dont nous avons envie, mais fondamentalement parce que notre nouvelle façon de faire du journalisme nous est venue des changements qu’a connus la société grecque. Les collègues qui sont partis ne voulaient pas ouvrir l’ERT à la société. Mais les citoyens sont d’excellents journalistes en puissance. C’est ce dont atteste la façon dont, localement, des programmes radio ont pu être créés.
Nous avons fait du journalisme différemment des médias commerciaux. A l’antenne, nous parlons des grèves et des manifs, des sans-emploi, des enfants qui souffrent de dénutrition et qui s’évanouissent à l’école, des familles qui ne réussissent pas à payer les factures.
Les chaînes commerciales nous disent surtout que les Grecs sont paresseux, que nous sommes nous-mêmes responsables de cette crise, que le pays a besoin de réformes, que nous devons faire preuve de patience et que les grèves et les manifs font peur aux touristes. Nous avons opté pour une ligne éditoriale complètement différente, que les gens ont commencé à suivre. Même quand le gouvernement a ordonné la fermeture de nos transmissions par satellite, nous avons continué à avoir un demi-millions d’auditeurs tous les jours. Fondamentalement, c’est parce que nous parlons de ce que les gens vivent au quotidien, des coupes budgétaires, des licenciements. Nous avons dû prendre parti, et c’est la raison pour laquelle l’Etat est aussi impitoyable à notre égard.
Nous avons dû faire de gros sacrifices, et nous avons réussi à garder l’ensemble des bâtiments, à une seule exception. L’ERT possédait 150 antenne-relais en zone montagneuse et nous avons réussi à en conserver 50. Nous étions un peu comme des journalistes en opération de guérilla. Nous nous déplacions à moto, dans les montagnes, de nuit, pour assurer les transmissions. Si nous avions été arrêtés, à l’époque, nous aurions pu risquer très gros.
Quelle position avez-vous adopté lors des élections législatives de janvier qui ont vu la victoire de Syriza ?
L’ERT n’a pas soutenu Syriza. Nous n’avons pas fait campagne pour Syriza, ni pour la gauche en général, d’ailleurs. Nous avons critiqué le gouvernement et nous avons invité tous les partis à débattre, à l’exception des néo-nazis d’Aube Dorée. Nous avons ainsi invité des politiques de Nouvelle Démocratie, de même que les communistes, les Verts, etc.
Et pour ce qui est du référendum du 5 juillet ?
Comme tu peux te l’imaginer, la plupart d’entre nous, individuellement, a glissé un bulletin de vote « oxi », « non », dans les urnes. L’ensemble des médias commerciaux a fait campagne pour le « oui ». Selon eux, cela aurait été un désastre absolu si le « non » venait à passer. En allant à rebours de la victoire écrasante du « non », le système politique a montré, en quelques jours seulement, qu’il n’était pas au service du pays. Je ne dis pas que 60% des Grecs on voté pour sortir de la zone euro, bien entendu. Mais une portion consistante de cet électorat, à mon avis la moitié, était préparée à n’importe quel scénario. Ce qu’il manquait, c’était quelqu’un qui nous dise qu’il y avait un plan, une alternative, même si le chemin aurait été plus compliqué. Mais ce qu’il s’est passé, c’est un véritable coup d’Etat. Une décision qui a été prise par un cercle restreint de décideurs, qui a décidé pour l’avenir du pays.
Pourrais-tu nous donner d’autres exemples d’actions de solidarité menées par les travailleurs de l’ERT ?
Nous avons appuyé la lutte contre la privatisation de l’eau à Thessalonique. Nous avons également couvert la question de l’enfouissement de déchets nucléaire en Crête. Nous avons cédé l’antenne de la radio et de la télé aux enseignants en lutte pour qu’ils puissent animer leurs propres émissions. Nous avons également soutenu la lutte de Vio-Me sous contrôle ouvrier, à Thessalonique, avec qui nous avons des liens étroits. Nous avons été les premiers à diffuser l’information au sujet de la mort de Pavlos Fyssas, à dire qu’il avait été tué par les fascistes et qu’il s’agissait d’un assassinat politique. Nous avons également défendu la grève de la faim menée par le prisonnier anarchiste Nikos Romanos, qui luttait pour son droit à pouvoir étudier tout en étant incarcéré.
Quels sont les principaux défis auxquels vous faites face, à présent ?
Il y a une pression énorme que nous subissons, parce que nous sommes une radio-télévision publique. Notre plus grand défi, c’est de conserver notre indépendance, de continuer à travailler sans patrons, à faire de l’info sans censure, et à garder l’ERT comme une radio-télévision ouverte à l’engagement populaire.
Au jour d’aujourd’hui, en raison des conditions qui nous ont été imposées par le Troisième Mémorandum, nos emplois sont menacés. La Troïka cherche à fermer l’ERT et le gouvernement, de son côté, cherche à réduire le personnel. C’est pour cela que notre combat est loin d’être fini. Nous sommes prêts à écrire un nouveau chapitre de l’histoire de notre lutte.
par Alejandra Ríos, correspondance d’Athènes pour RévolutionPermanente