À 79 ans, Frank Serpico, l’ancien policier new yorkais immortalisé par Al Pacino reste un indigné et un utopiste. Rencontre rafraîchissante dans l’Etat de New York
Grande silhouette longiligne coiffée d’un bonnet, l’homme nous toise derrière ses lunettes de soleil. « Comment je vais ? Pas mal pour mon âge. Bon, j’ai ces éclats de balle qui me font parfois souffrir », dit-il en portant sa main baguée vers sa tête. Stigmates vieux de 45 ans. Avant de pester contre les médecins qui veulent lui donner une nouvelle hanche et des béquilles. À bientôt 80 ans – il les fêtera en avril prochain – Frank Serpico a encore belle allure. La rencontre, il y a quelques mois dans l’improbable cafétéria d’un supermarché bio des environs de Hudson, à deux heures de Manhattan, va en tout cas le confirmer : il garde vrillée en lui la même indignation qui l’a toujours guidé.
Immortalisé par Sidney Lumet et Al Pacino
Frank Serpico ? Un nom entré dans la légende des lanceurs d’alerte. Policier à Brooklyn, il fait sensation au tournant des années 1960 – 1970 en dénonçant officiellement – c’était une première – la corruption rampante au sein du New York Police Department. Face au silence de sa hiérarchie, il refuse de se taire. Lorsque ses accusations font la une du New York Times en avril 1970, le maire, John Lindsay, décide d’ouvrir une commission d’enquête : la commission Knapp. Pour les siens, Serpico est un traître. En février 1971, il reçoit une balle en plein visage lors d’une descente anti-drogue qui tourne mal pour des raisons restées obscures. Ses coéquipiers se gardent d’appeler à l’aide et c’est un habitant de l’immeuble voisin qui contactera la police… En 1973, Sidney Lumet l’immortalise, dans Serpico, sous les traits d’un Al Pacino qui recevra pour son interprétation sa première nomination à l’Oscar du meilleur rôle.
Depuis, Sidney Lumet est mort, Al Pacino se fourvoie dans des rôles médiocres, et Frank Serpico continue de pourfendre la corruption et les injustices. L’année dernière, il s’est porté candidat, sous la bannière démocrate, au conseil municipal de sa bourgade de Stuyvesant (2000 âmes), afin de dénoncer « les petits arrangements entre amis » des autorités locales. Son côté justicier lui vient, dit-il, de son enfance. Pour élever leur nichée à Brooklyn dans la Grande Dépression, les parents, immigrés napolitains, triment, la mère dans un sweatshop, le père dans une cordonnerie. Le sapin arrivait le lendemain de Noël, orné de fils d’argent venus de paquets de cigarettes dépiautés en guise de décorations. « J’ai vu beaucoup d’injustices et j’ai pensé que c’était la police qui pourrait les corriger. »
Le NYPD ne lui a jamais pardonné
Avoir été un « whistleblower » (lui préfère parler de « lamp lighters », les allumeurs de lampe) il ne le regrette « absolument pas ». Même si le NYPD ne le lui a « jamais pardonné ». « Je peux dire que j’ai contribué aux libertés civiques. Si tu jettes un caillou dans la mare, cela fait des ricochets. Un bon caillou fait de bons ricochets. » Du fin fond de sa cambrousse où il avait acheté un terrain boisé du temps où il portait l’uniforme, il suit de près les soubresauts du monde. Les polémiques liées aux brutalités policières commises notamment envers les jeunes Noirs le font fulminer. « Ils ont un badge, une arme, et se prennent pour Dieu tout-puissant. Que ce soit à Ferguson [ndlr : où un Afro-américain de 18 ans, Michael Brown, a été abattu par un policier blanc en août 2014, provoquant des émeutes et un tollé international] ou partout ailleurs, les policiers craignent pour leur vie. Ils ne sont pas formés et on leur file un permis de tuer ! Si tu trembles devant une souris, comment veux-tu faire ton boulot de flic correctement ? En même temps, ils ne sont pas soutenus par leur hiérarchie. »
« La corruption vient de haut »
Car c’est au sommet, selon lui, que les choses pèchent. « La corruption vient d’en haut. Le plus beau pays du monde ? Mais notre démocratie n’est plus que de papier ! Regardez comment ils ont traité [Chelsea] Manning ou [Edward] Snowden, ou les drones dont ils se servent pour bombarder des innocents ! Quand on expose au grand jour ce que font les puissants, ils font en sorte d’accuser la personne qui a fait les révélations. » Avant de devenir policier, il a servi deux ans dans l’armée, en Corée. « Nous, les Américains, avons abandonné la capacité à réfléchir par nous-mêmes. Nous avons perdu nos principes, notre sens moral. Maintenant, tout le monde veut tout, sans consentir aucun sacrifice. Regardez-moi ces gamins mal éduqués », bougonne-t-il devant le caprice d’une petite qui réclame une sucrerie à la caisse. « Je ne suis pas optimiste. Les gens veulent être bons, mais se choisissent un héros qui fera leur boulot à leur place. Même si je veux continuer à croire à l’individu. Gandhi ou Martin Luther King n’ont pas eu peur de dire les choses haut et fort. »
« Ah, la Suisse…»
Le héros – qui refusera catégoriquement de se voir offrir son gobelet de café – avoue se sentir parfois « épuisé ». Mais il continue de recevoir des lettres, des e‑mails, des appels à l’aide. « Aujourd’hui encore, des gens se souviennent de quelque chose que j’ai fait il y a plus de quarante ans et en sont reconnaissants. Cela me réconforte. Et puis, c’est dans ma nature de vouloir rendre le monde meilleur. » C’est pour cela, dit-il, qu’il a renoncé à la viande, mange exclusivement bio et roule en voiture hybride. « On envoie des astronautes dans l’espace. Ne ferait-on pas mieux de nettoyer le bazar qu’on laisse sur la terre ? »
Frank Serpico s’est détendu, a enlevé ses lunettes de soleil. Il cabotine lorsqu’on demande à le prendre en photo. « Ah, la Suisse… Les filets de perche et le vin blanc », hésite-t-il en français. Ses yeux pétillent. « Je me souviens d’une veille de Noël. Je roulais vers Aigle, j’écoutais l’adagio d’Albinoni. Avec toute cette neige, c’était comme un conte de fées. Je me suis dit, c’est là que je veux vivre. J’ai loué un chalet au Sépey, près de Leysin. J’y ai été heureux. » C’est en Suisse que le FBI viendra tenter de le convaincre de retourner au pays témoigner de nouveau. Il refusera, avant de s’y réinstaller quelques années plus tard. En novembre dernier, il a été battu, d’une centaine de voix, par ses adversaires républicains. « Cela m’épargnera un bon mal de crâne », a‑t-il déclaré. Devant nous, il avait caressé l’idée de finir ses jours en Italie. Ou, pourquoi pas, Cuba. En quête, toujours, d’un monde meilleur.
Frank Serpico en 5 dates
14 avril 1936 Naissance à Brooklyn
1959 Entre au New York Police Department
Octobre et décembre 1971 Témoigne devant la commission Knapp
1972 Rend son badge et quitte les Etats-Unis
Novembre 2015 Echoue à se faire élire au conseil municipal de Stuyvesant (NY)