L’Humanité, 17 novembre 1999
Frederick Wiseman, l’un des documentaristes américains les plus prolifiques, a posé sa caméra durant cinq semaines et demi à Ida B. Wells, une cité noire de Chicago.
Frederick Wiseman promène sa caméra depuis plus de trente ans au sein des institutions américaines. Cette fois, il plonge au cour de l’un des symboles de l’État-providence, le logement social. Wiseman s’installe dans la cité Ida B. Wells à Chicago. Situé de l’autre côté de l’autoroute, le quartier majoritairement noir vit en vase clos, loin de la ville. La ségrégation s’effectue par le biais de l’habitat.
Le documentariste nous fait partager le quotidien des habitants de la cité. Il est au milieu de l’action mais reste invisible. Il s’efface devant ses personnages. Le cinéaste privilégie le plan-séquence, ose les scènes de dix minutes. Au hasard des rencontres, des réunions, des dialogues, on découvre des parcours. Ida B. Wells n’est pas une cité modèle. Le chômage, la précarité ont accompli leur œuvre. La drogue, l’alcoolisme et la délinquance rongent la vie d’une partie des résidents. Mais Wiseman a su éviter les poncifs. L’Américain blanc montre sans vouloir démontrer. Frederick Wiseman offre du temps à ses personnages et de la liberté aux spectateurs. Public Housing a obtenu le grand prix du jury et le prix des cinémas de recherche au festival Vue sur les Docs de Marseille en 1998.
M. M. — Pourquoi avez-vous choisi Chicago ?
F. W. — J’ai choisi la ville de Chicago parce qu’elle abrite énormément de HLM. La ville a beaucoup construit dans les années trente, cinquante et soixante. Les logements sociaux, en particulier dans les années cinquante, ont été bâtis avec l’idée de les séparer du reste de la ville. La politique municipale a évolué depuis mais les HLM demeurent.
M. M. — Qui était Ida B. Wells ?
F. W. — Ida B. Wells était une Noire issue d’une famille riche. Elle s’intéressait à la condition des gens pauvres à Chicago et jouissait d’une grande popularité. On l’a honoré en donnant son nom à ces blocks. L’idée des logements sociaux était positive au début. L’État voulait donner un toit aux personnes démunies. Cette idée est tombée dans les mains de quelques politiciens calculateurs. Mais la plupart des bâtiments d’Ida B. Wells ont été construits dans les années trente sous Roosevelt. Pendant les années cinquante, l’attitude s’est modifiée. Les bâtiments bas ont été construits dans les années trente, les tours dans les années soixante. J’ai choisi Ida B. Wells en raison de son mélange de style architectural. Il aurait été trop compliqué de travailler simplement dans les tours. Il y a moins de gens dans les rues et il est plus difficile d’entrer dans les maisons. Mais les conditions de vie restent à peu près les mêmes.
M. M. — Comment avez-vous préparé votre film ?
F. W. — J’ai passé une journée à Ida B. Wells, six semaines avant le début du tournage. J’ai rencontré la responsable de la communauté qui m’a donné son accord pour le tournage. Elle m’a invité à assister à ses réunions. J’ai rencontré des gens. J’utilise le même système dans tous mes films. Sur quatorze ou quinze heures de présence quotidienne, je ne tournais pas plus de trois heures. J’observe les gens, je leur pose des questions. Ils connaissent mieux l’endroit que moi.
M. M. — Combien de temps êtes-vous resté à Ida B. Wells ?
F. W. — Je suis resté trente-sept jours. J’ai tourné quatre-vingt-dix heures en 16 mm avec une seule caméra. Souvent, on tombe sur un événement. On demande la permission et on tourne. C’est curieux mais les gens ne viennent presque jamais vers la caméra. Ils ont vu qu’on tournait un film. Un Blanc qui marche dans les rues avec une caméra 16 et un magnétoscope n’est pas une chose normale dans le quartier.
On m’a mis en garde avant le tournage. Je n’ai pas travaillé là-bas à deux heures du matin. Mais entre six heures du matin et neuf heures le soir, je n’ai eu aucun problème. Je ne peux pas tourner un tel film sans l’aide et la coopération des habitants. Toutes les expériences, mais c’est encore plus vrai dans ce sujet, vont à l’encontre des stéréotypes. On pense à des clichés, des banalités, mais la situation est toujours beaucoup plus ouverte.
M. M. — Avez-vous eu quelques mauvaises surprises ?
F. W. — Les mauvaises surprises venaient des conditions de vie des habitants. Elles étaient beaucoup plus dures que je ne le pensais. Il y a une différence entre la lecture d’un roman, d’un article de presse qui décrit les conséquences humaines du chômage et la vision de gens qui passent leur journée dans la rue à ne rien faire. On côtoie des personnes dont la formation est insuffisante pour décrocher un travail intéressant. On voit des jeunes pleins d’espoir mais on n’est pas sûr que leur vie sera très différente de celles de leurs aînés. D’un côté, la situation est très déprimante. On rencontre des gens profondément blessés par la drogue, l’alcool ou la pauvreté. D’un autre côté, on voit des locataires pleins d’espoir, de joie de vivre.
On comprend aussi que les aides financières gouvernementales ne suffisent pas. La ville de Chicago et le gouvernement fédéral dépensent beaucoup d’argent pour aider ces gens. Mais s’ils n’ont pas une bonne éducation, il leur est très difficile de sortir de ces conditions, particulièrement dans l’Amérique d’aujourd’hui. Beaucoup d’emplois demandent une formation spécifique, même si elle est manuelle. C’est très compliqué. On assiste, dans le film, à une réunion, durant laquelle une ancienne star du basket explique aux jeunes de la cité qu’on peut créer une société pour gagner de l’argent. Il prend l’exemple de la réparation des ascenseurs mais ne parle pas de l’apprentissage nécessaire pour se lancer dans ce métier. C’est un peu ambigu. Il a beaucoup de bonne volonté, il veut les aider mais on se demande s’il ne leur donne pas de faux espoirs.
M. M. — Pourquoi avoir laissé les personnages s’exprimer autant ?
F. W. — Je crois que c’est important. Si le film marche c’est parce que le spectateur a le sentiment qu’il est présent au cours des événements. Une partie de mon travail consiste à lui donner assez de renseignements pour cela. Le montage doit laisser du temps au raisonnement. Si l’on se contente d’un bon mot, d’une blague, de la chose la plus horrible, on fait du MTV. Je dois donner au spectateur le sentiment qu’il peut avoir confiance dans ce que je lui fournis.
M. M. — Que recherchiez-vous avec ce film ?
F. W. — Je croyais que Public Housing pouvait aider à changer les choses. J’ai perdu ma naïveté. Je ne veux pas simplifier les événements pour suivre une ligne idéologique. Je crois que ce serait une erreur. Mon travail consiste à suggérer les complexités. Si on veut une vraie intervention, il faut une bonne compréhension. Aucun livre, aucun film, aucun article ne suffisent à eux seuls. Ils peuvent donner une orientation. Mais rien d’assez important pour changer les choses.