Image et témoignage, les raisons d’un contresens (notes)
Par André Gunthert 7 mai 2016
Dans les images autoproduites, certains ne voient que narcissisme. Condamnées par avance du simple fait d’exister, les images de soi et de ses proches, de ses actes ou de ses goûts ne renverraient qu’à la manie égotique des individus (“égoportrait” est la trouvaille québécoise pour désigner le selfie, ce qui fait au moins deux erreurs, pas mal pour un seul mot…).
Une autre grille d’interprétation peut facilement être proposée. Avec le degré scandaleux des violences policières lors des récents mouvements sociaux, on a vu se multiplier les témoignages individuels, qui ont atteint un pic après le 1er mai, forçant la presse des classes favorisées à revenir sur une condamnation unilatérale des manifestations. http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/05/02/le-maintien-de-l-ordre-a-l-epreuve-des-casseurs_4911784_1653578.html[->] que le déchaînement de violence était le résultat d’une stratégie gouvernementale de décrédibilisation (pour les chaînes d’info, en revanche, c’est sans espoir…).
Cette prise de conscience tardive est dûe à la pression des témoignages, multipliés par les outils de micropublication autant que par l’exaspération d’une gestion de crise périlleuse ou d’une information tronquée.
Nuit debout, Paris, 28 avril 2016 (photo AG).
Nuit debout, Paris, 28 avril 2016 (photo AG).
Cet exemple bien visible apporte une nouvelle confirmation de la reconfiguration d’un espace public qui ne se laisse plus bâillonner. Les actions de Nuit debout ont démontré la volonté de se réapproprier la parole, et au-delà, l’exigence de refonder une société des acteurs. Si cet horizon paraît encore lointain, on ne peut que se réjouir de voir s’élever face à la société du spectacle une autonomie du témoignage, dont la dynamique réarticule les pièces du puzzle médiatique, et qui met désormais au centre du jeu celui qui n’est plus seulement un public, mais bien un acteur de l’espace public (en attendant de le redevenir de l’espace politique).
C’est dans ce contexte qu’il importe de resituer la production visuelle, qui participe à l’évidence de cette dynamique, et dont la simple mise en œuvre constitue déjà la revendication d’une autonomie. La question qui se pose pourrait alors être celle-ci : pourquoi accepte-t-on sans sourciller la valeur d’archive de la vidéo, tant celle-ci semble s’inscrire naturellement sous le signe du document, alors que ce qui est retenu du témoignage photographique semble inévitablement entaché du péché égotique ?
Une autre tendance éclairante à mettre en contrepoint est l’essor du témoignage en bande dessinée, qui rencontre un fort écho en ligne. Là encore, on voit que le style graphique peut tout à fait soutenir un propos documentaire élaboré.
Julie Maroh, Cœurs-forêts, 2016.
Ou pour le poser autrement : pourquoi la seule manifestation des nouvelles pratiques photographiques qui a un tant soit peu attiré l’attention ne l’a été qu’à partir du moment où elle a été baptisée d’un nom qui connotait l’amour de soi ? Pourquoi le selfie n’a‑t-il été analysé qu’à l’aune du nombrilisme ?
Le modèle qui isole le selfie des pratiques de témoignage, c’est d’abord la tradition du portrait. Construite dans le contexte de l’hommage funéraire, puis de la représentation des souverains ou des héros, la figuration ressemblante d’un individu introduit deux biais fondamentaux : celui d’un processus de valorisation de la personne, et celui de son accès à une visibilité publique. Ces deux traits, largement acceptés lorsqu’il s’agit de personnages de haut rang, vont poser problème à partir de la démocratisation du portrait apporté par la photographie – c’est le sens de la critique de Baudelaire.
C’est parce que l’exposition du portrait pose la question de la visibilité du sujet dans l’espace public qu’il le confronte à une épreuve de légitimité sociale. La critique du narcissisme de la représentation de soi s’appuie sur la norme séculaire de la modestie et de la pudeur, et mesure la légitimité de l’exposition au degré de mérite ou de prestige social (Jacques Chirac, président de la République, est légitime, donc pas narcissique ; Kim Kardashian, vedette du showbiz, est illégitime, donc narcissique).
Autrement dit, la critique narcissique de la représentation défend une vision fondamentalement conservatrice d’une société du spectacle figée dans sa hiérarchie des valeurs. Cette approche s’oppose avec violence à une société où chacun prend la parole, et témoigne en son nom de sa vision du monde.
Ce qui s’oppose à la perception de la production photographique comme témoignage, c’est toute l’histoire de la photographie, qui la relie à celle du portrait, héritage de la peinture, où celui-ci était un outil de promotion de l’individu. C’est aussi une vision autonomiste de l’image, qui l’isole des contextes où elle est engagée, à la manière d’une œuvre d’art, alors que les images aujourd’hui sont avant tout des instruments au service d’énonciations complexes et de messages pluriels. Pour apercevoir la valeur de témoignage des photographies, il convient de les resituer dans leur environnement expressif contemporain, plutôt que de les garder prisonnières d’une histoire figurale révolue.
Source : imagesociale