Le Chant des hommes, un film de Bénédicte Liénard et Mary Jimenez
Depuis le temps d’une errance qui n’en finit pas, des hommes et des femmes décident de sortir de la clandestinité à laquelle notre monde les condamne. Ils trouvent refuge dans une église, pareille à tant d’autres. Dans une ville d’Europe, comme tant d’autres. Le temps se suspend encore dans l’attente cette fois d’une bataille médiatique et politique qu’il leur faudra gagner pour obtenir le droit d’avoir un nom, un visage, des papiers. Ils se nomment Mokhtar, Najat, Joseph, Dini, Duraid, Hayder, Kader, Esma… Ils arrivent de Syrie, d’Irak, d’Iran, de Guinée, du Maroc, du Nigeria, d’Afghanistan… Depuis tous ces horizons différents, ils crient ou chuchotent des fragments de leurs histoires, des éclats de douleurs intimes, échos des déchirures du monde… Ensemble, ils luttent avec tout ce qui leur reste : leurs corps, leur dignité, leur image… Ils attendent et font face.Tandis que dehors le combat s’engage, à l’intérieur, ces hommes et ces femmes se découvrent et se disputent, se protègent et se trahissent, s’organisent et se tiennent par la main… Les stratégies s’opposent, les langues s’entrechoquent, les prières se mélangent. Entre eux, ils vont inventer leur communauté, construire leurs liens, redéployer leur humanité. C’est le Chant des Hommes, aussi lointain que l’errance d’Ulysse ou l’exode de Moïse, celui des réprouvés et des déracinés, des damnés de la terre d’hier et des migrants d’aujourd’hui.
GENESE D’UN FILM
Bénédicte Liénard : La question qui se pose aujourd’hui à nous, cinéastes, si nous sommes engagés dans le monde dans lequel nous vivons, est celle de la migration. C’est « la » question politique de notre époque parce qu’une société dévoile la communauté qu’elle construit à travers la manière dont elle élabore « sa » figure du migrant. Cette figure, aujourd’hui totalement stigmatisée, nous raconte précisément où nous en sommes sur l’échelle des valeurs humaines : en pleine régression. Nos sociétés condamnent ceux qui nous demandent de les accueillir, alors même qu’ils sont mus par la plus simple, la plus nue des pulsions de vie. Le vivre-ensemble, le socle commun sur lequel une société se construit et se projette, est sabordé d’emblée. A Bruxelles, les grèves de la faim se multiplient depuis 2002, tout comme les mobilisations, les occupations, les mouvements collectifs… Ils ont été détruits depuis l’intérieur ou par l’extérieur. La violence des institutions casse systématiquement tout collectif qui tente de s’organiser et de lui résister. Et cette violence ne fait que croître, partout, sans cesse. Cela vient de se passer en Grèce à une toute autre échelle. Ce film n’est que la métaphore d’un mouvement qui se généralise aujourd’hui à tous les niveaux de la société. Nous sommes dépossédés, par tous les moyens, de notre puissance politique, de notre capacité à inventer ensemble notre commun en dehors des lois du marché. En construisant une autre figure du migrant, nourrie de son humanité, en refusant de se soumettre à l’image dominante qui engendre la peur jusqu’au rejet, Le chant des Hommes met le spectateur face à la possibilité de vivre avec l’autre. C’est plus qu’une possibilité, c’est une réalité désirable : cette altérité, l’ailleurs qu’elle porte et les imaginaires qu’elle amène revitalisent nos sociétés.
Mary Jiménez : Les médias communiquent beaucoup sur la question des migrants, mais sans aucune profondeur. Ces représentations sont un ramassis de clichés. Dans cette surmédiatisation, ces êtres n’existent pas et leur monde en souffrance nous reste inconnu. Tous les enjeux sont passés sous silence, écrasés sous trop de mots vides. Or la question de la migration est indissociable de celle de l’Etat, elle-même intrinsèquement liée au capitalisme qui en a rongé toutes les dimensions politiques. Le migrant, comme le citoyen, sont sous la même coupe, à la merci des mêmes systèmes et des mêmes institutions. Mais la figure du migrant, telle qu’elle est véhiculée par nos sociétés, voudrait nous faire croire l’inverse.
En provoquant le rejet, la peur ou la haine de l’autre, cette figure permet d’accréditer l’illusion qu’il existe encore du politique, du social, du commun. C’est un leurre : l’État providence est déjà mort, peu importent les migrants. Un film ne peut travailler toutes les dimensions d’une telle problématique mais il peut aller derrière les apparences, réincarner l’autre, réinvestir son image d’une réalité vivante. Dans Le chant des Hommes, un personnage dit « Il faut connaître ces gens pour les comprendre ». Cette phrase résume le film et son entreprise.
LA PLACE DE CHACUN
B.L. : Donner une vraie place à tous les corps et les visages pour créer une plate-forme multiculturelle où les déployer était un enjeu majeur du film. Notre travail s’oppose à toute forme de hiérarchie. Chaque individu a autant de valeur qu’un autre. Nous avons assumé de faire du cinéma sans stars, et c’est un véritable engagement aujourd’hui. Nous avons mélangé acteurs professionnels et non professionnels. Qu’il y ait autant d’acteurs venus d’horizons si différents sur un plateau, que les comédiens non professionnels soient reconnus et valorisés comme les autres, que la parole et l’intégrité de tous soient prises en compte et traitées de la même manière, c’est un travail inédit dans le cinéma aujourd’hui, un vrai pari.
Dans Le chant des Hommes, les acteurs sont issus des mêmes territoires que les personnages. Ils se rencontrent à partir de quelque chose de très intime, de la vérité de la vie, qui vient nourrir la fiction. La culture, la langue, une manière de bouger, racontent un être humain. Ce processus ne fabrique pas l’illusion mais élève le récit. Les comédiens nous ont ainsi apporté le hors-champ du film. Tous ces personnages sont l’écho de territoires détruits par l’histoire géopolitique de ces dix dernières années.
Leur vie vient nourrir l’horizon du film à travers des bribes de moments qui échappent presque à la fiction. Dans la proximité d’une église d’une ville d’Europe aujourd’hui, résonne l’état de notre monde.
METTRE EN PARTAGE DES EXPERIENCES
B.L. : Le parti pris du film est de rester au plus près de ces êtres qui viennent d’ailleurs et de leurs émotions. Le spectateur doit effectuer une traversée avec eux et faire l’expérience de l’altérité. Le cinéma permet de faire des expériences comme celle-là, et de produire une émotion bouleversante. Le Chant des Hommes est un film qui ne peut se vivre que dans la générosité.
M.J. : Il raconte l’histoire d’un groupe, pas celle d’un personnage, ce qui constitue aussi un pari politique. Le spectateur ne doit pas se soumettre à un point de vue ; à une grille de lecture hiérarchisée. En général, les films guident le spectateur à travers la subjectivité d’un personnage. Ici, il fait face à une multitude. C’est à lui de découvrir son désir et de trouver sa place et de prendre parti. A partir du moment où le groupe subit une tentative de division et qu’il souffre, le spectateur se met à désirer avec lui et prend parti. Ou rejette le film. Mais dans tous les cas, il est sollicité différemment parce qu’il est sollicité par une multitude. Les conditions de son identification ne lui sont pas dictées. Il n’y a pas une manière unilatérale de recevoir le film, ni de le traverser. Il est assez ouvert. D’autant plus que c’est un film choral, qu’il s’y passe beaucoup de choses. Au montage, Marie-Hélène Dozo a réussi à déployer tous ces mouvements, à reconstruire cette ébullition, à faire sentir cette pulsion de vie, ce cœur qui bat à l’intérieur de cette église. Elle apporte une grande vitalité à l’intérieur d’une structure qu’elle a fait évoluer avec douceur. Nous racontons des choses difficiles et elle les ajuste dans une continuité fluide où rien n’est forcé.
B.L. : Ce groupe très hétérogène est composé de personnes qui n’ont rien en commun, sinon l’exil et leur situation ici. Représenter un tissu humain au sens large, avec toutes ses couleurs et ses variations, reconstruire un monde foisonnant de natures différentes qui s’accordent sur la même musique est un choix esthétique et politique. Un microcosme se met à exister à l’écran.
LA CITE
M.J. : Le film devient une métaphore de notre monde. A l’intérieur de ce groupe, des forces sont corrompues et oeuvrent pour leurs propres intérêts économiques, comme dans la société d’aujourd’hui. Si la conflictualité avait été engendrée par l’extérieur, cette communauté aurait peut-être été perçue dans la binarité d’une opposition « eux » / « nous ». Mais là, le rapport à l’ennemi intérieur construit le sentiment qu’ils forment une cité. L’argent, la trahison, les dessous de tables, les manigances sont les lieux communs de toute forme de collectivité. La corruption est partout.
Le chant des Hommes raconte l’histoire d’une cité qui expulse ce qui la corrompt. A partir du moment où elles se mettent à exister en tant que groupe, parce qu’elles luttent et s’organisent ensemble, ces individualités dissemblables passent d’une vie “nue” à une vie digne en créant ensemble leur commun. Cela est uniquement possible parce que ce trajet se constitue depuis l’intérieur du groupe. C’est un mouvement de réappropriation de leur vie.
B.L. : Ces gens ont eu un passé très difficile, mais ils sont debout. Le film met en mouvement leur capacité à être acteurs de leur propre vie. Des hommes et des femmes pensent, agissent et tentent d’appréhender un monde qui n’est pas le leur et de s’y situer. Dans ce lieu clos, ils se livrent à une “guerre de tranchées”, longue et éprouvante. Le huis clos dans cette église renforce cette impression qu’une cité assiégée se constitue. Le décor a aussi imposé son hors-champ. Nous sommes nourries de mythes et de symboles qui opèrent de manière inconsciente. Nous n’en avons jamais parlé, nous n’avons pas cherché à les mettre en scène.
Mais ils irriguent nos imaginaires et ressurgissent d’eux-mêmes. Le Christ est aussi une grande figure révolutionnaire. Sa colère au Temple est déjà une colère contre l’argent. On peut être athée ou agnostique et avoir une lecture politique de ce mythe.
LE SACRE
M.J. : Rendre à ces personnes leur dimension humaine et sacrée est très clairement l’une des dimensions du film. Si nous pouvons saisir la dimension unique et absolument intime d’une seule vie, alors elle devient sacrée. La question du migrant n’est pas simplement un problème social et politique, elle est métaphysique. L’Occident a vendu son âme et traite l’être humain comme une chose.
B.L.: Notre cinéma est un cinéma des visages qui se jouent, beaucoup en gros plan. Pour guider le regard du spectateur vers l’essentiel, nous avons privilégié l’épure. L’église était un lieu foisonnant de couleurs et de formes. Il fallait palier au risque de tomber, ou dans le théâtre, ou dans le folklore. Avec Hichame Alaouie, nous avons opté pour une image contrastée mais dont les couleurs ne sont pas trop saturées. Nous lui avons demandé de travailler une image qui puisse évoluer au fil du temps et marquer la progression des évènements. La lumière, élément essentiel de la dramaturgie évolue et raconte les états d’âme du groupe. Le décor nous a aussi imposé ses contraintes. Comme le film est un huis clos, nous avons exploré toutes les possibilités qu’offrait cette église. Et elle a évidemment amené des références à la peinture sacrée. La musique aussi devait apporter une partie de la dimension spirituelle et sacrée du film. Nous avons très vite décidé de travailler avec Catherine Graindorge. Elle est venue sur le tournage, elle a travaillé avec nous et de son côté.
Ses morceaux arrivaient sans être calés sur les images, et nous cherchions leur emplacement. Sa musique apporte un niveau de sens complémentaire. Elle ne souligne pas l’émotion mais travaille un espace qui n’est pas directement celui des images.
M.J. : Nous l’avons voulue complètement indépendante de la narration. La plupart du temps, la musique de film fonctionne par thème, et chaque personnage a le sien. Ici la même musique se déploie pour tous. Elle entre sur les images et elle sort, sans mixage. Elle s’affirme sans s’introduire. Nous pensions à l’usage de Bach que fait Pasolini dans Accatone. Tout le cinéma de Pasolini est irrigué de sacralité et ça n’a rien à̀ voir avec la foi ou le catholicisme. L’Evangile selon Saint Matthieu reste pour moi le sommet du cinéma.
B.L. : Pasolini a aussi cet amour des archétypes qui appartiennent à l’histoire de l’humanité. Et l’humanité vient résonner dans des choses parfois très anodines comme un geste, un pied, un visage. Quand on est cinéaste, on ne sait pas vraiment quand cela va surgir. Alors, il faut être très attentif, très à l’écoute, très éveillé. C’est un peu magique, c’est une sorte de grâce.
Interview d’Anne Feuillère
Extrait du dossier de presse
Dossier pédagogique