Ce samedi-là, le 23 décembre 1989, 24 heures après le renversement du dictateur, la pluie écrasait sur Timisoara la fumée des incendies. Depuis les immeubles du centre-ville, autour de l’hôtel Continental, des détonations claquaient, en rafales brèves et rageuses. Les chars de l’armée, hérissés de drapeaux troués, tournaient dans la ville, follement acclamés par les civils qui multipliaient les barrages.
À tout moment, les blindés crachaient le feu, et ces déflagrations-là étaient plutôt rassurantes, la foule les saluait par des cris de joie. Chacun me parlait de morts, de blessés. À mesure que j’avançais vers le centre de la ville, les gens des barrages qui fouillaient avec une ardeur redoublée multipliaient les récits d’horreur, parlaient de massacres, de charniers. Mais vers les charniers, nul ne voulut m’emmener. Tout au plus un étudiant en médecine accepta-t-il de me conduire dans le plus grand hôpital de la ville, où les blessés étaient acheminés en urgence. Après avoir franchi de rigoureux barrages, où l’on nous prévenait que la Securitate tirait sur l’entrée de l’hôpital, nous arrivâmes à proximité du service des urgences. Dans le parking de l’établissement, tout était parfaitement calme, et la population apportait des gâteaux aux jeunes soldats juchés sur les chars.
En Roumanie, les médecins internes des hôpitaux sont tous vêtus d’une sorte de peignoir blanc ou bleu. À Timisoara aussi, les médecins roumains que je m’imaginais débordés par le flux des morts et des blessés étaient assis, en pantoufles et dans leur étrange tenue, prenant le thé à l’entrée des urgences. Le service était étrangement calme, on n’y avait admis que trois blessés et les médecins affirmaient qu’ils contrôlaient parfaitement la situation. En ville, l’atmosphère était à la fois passionnée, tendue mais joyeuse…
À Timisoara, où j’ai passé toute la journée du 23 décembre et où plusieurs journalistes sont tombés sous des balles anonymes, je n’ai donc pas vu de charnier. Ni charnier, ni amoncellement de morts ou de blessés, ni hôpital débordé… J’y étais et je n’ai rien vu : honte sur moi. Car par contre en arrivant à Bucarest le lendemain, et plus encore en rentrant en Belgique, tout le monde en savait plus que moi sur le sujet. Nul n’ignorait rien de ces corps affreusement torturés, de ces centaines de corps alignés, de ces hôpitaux envahis, la télévision avait tout montré, tout expliqué. Et si c’était passé à la télévision, c’était vrai. Cela devenait vrai. Alors moi, qui n’avais rien vu à Timisoara, j’ai préféré me taire…
Colette Braeckman
Le Soir, 27 – 28 janvier 1990
Repris dans l’ouvrage “MEDIAMENSONGES” de Gérard de Selys