Ken Loach : “La gauche réussit lorsqu’elle parvient à redonner de l’espoir”
Entretien réalisé par Marc de Miramon, l’Humanité Dimanche
Samedi, 14 Juin, 2014
Dans l’Humanité Dimanche. Le plus social des réalisateurs britanniques, Ken Loach, revient avec un livre, « Défier le récit des puissants ». Ce court essai livre sa vision du cinéma, son regard sur les acteurs. Il signe aussi un argumentaire de choc qui s’oppose à l’idéologie libérale et défend le rôle de la culture.
Votre livre « Défier le récit des puissants » donne votre vision du cinéma, peut-on le qualifier de manifeste ?
Ken Loach. Ce livre est le fruit d’une longue conversation (avec Frank Barat, militant et documentariste français vivant en Angleterre – NDLR). Un « manifeste » suggère quelque chose de plus précis. Mais effectivement il contient des éléments et des idées qui définissent ma manière de travailler, de concevoir mon rapport à l’image et au cinéma.
Par exemple, pour vos choix d’acteurs, vous dites vous fier à leur classe sociale d’origine, mais n’est-ce pas un manque de confiance dans le travail d’acteur ?
Ken Loach. Filmer permet de voir des choses qui vont au-delà de la performance d’un acteur : la texture de la peau, ce qu’il y a derrière un regard, tout cela dépasse ce qu’un acteur a conscience de montrer. Au théâtre, un bon acteur peut être convaincant dans des domaines qui dépassent son environnement ou ses origines. Dans un film réaliste, je pense que la caméra peut saisir des détails particuliers, une manière de parler qui sera différente, par exemple, que l’on soit d’origine « ouvrière » ou bourgeoise. Je ne dis évidemment pas cela pour dévaloriser le théâtre par rapport au cinéma, ni pour les opposer.
Vous semblez rejeter l’idée de la perfection au cinéma…
Ken Loach. Ce que je veux dire, c’est qu’il est important de ne pas faire des films trop « évidents » : vous n’arrivez pas toujours à percevoir les vraies intentions des gens dans la vie réelle, et il s’agit de rendre ce trouble perceptible à l’écran. Même chose si vous regardez une pièce, un espace ou une rue, vous ne pouvez pas tout voir, des détails vous échappent. La suggestion est plus intéressante que l’évidence.
Les médias ne sont pas toujours tendres avec vous. Le « Times » vous a même comparé à Leni Riefenstahl, la réalisatrice fétiche d’Adolf Hitler…
Ken Loach. C’était il y a déjà plusieurs années, au moment de la sortie de mon film « Le jour se lève » (qui traite de la guerre d’indépendance irlandaise contre l’occupant britannique – NDLR). Je n’ai jamais rencontré le journaliste qui a fait cette analogie, mais cela manifeste selon moi une hostilité politique. L’occupation britannique a été très brutale, et certains détestent visiblement qu’on leur rappelle cette vérité. C’est ce que j’ai fait, et c’est ce qui explique la violence de cette comparaison avec Leni Riefenstahl… Il y a toujours cette forme de rage chez les représentants de la classe dirigeante (rires).
Le TAFTA (traité transatlantique de libre-échange entre l’UE et les États-Unis, en cours de négociations – NDLR) est selon vous destructeur. En France, nous parlons beaucoup d’exception culturelle. Quel impact pourrait avoir ce traité sur la culture et le cinéma ?
Ken Loach. Je n’ai malheureusement pas suivi tous les détails de cette campagne contre le TAFTA autant que j’aurais dû le faire. Mais, de manière évidente, il s’agit d’une lutte entre la possibilité de développer la culture comme un reflet de qui et ce que nous sommes et la conception des grands studios, des grandes entreprises, qui réduisent la culture à un simple libre marché. Au-delà de la culture, c’est d’ailleurs l’une des batailles cruciales de notre époque : les transnationales ont désormais un poids considérable, qui dépasse celui des nations. Voyez la manière dont les lobbyistes de ces entreprises et les cabinets de relations publiques influencent les politiques européennes. Nous nous battons aujourd’hui pour préserver nos cultures, nos identités, nos langues, tout ce qui fait la diversité et les spécificités du genre humain.
Quel regard portez-vous sur le dernier scrutin européen ? Êtes-vous inquiet du score très élevé du parti d’extrême droite UKIP et comment expliquez-vous la faiblesse de la gauche de transformation sociale au Royaume-Uni ?
Ken Loach. Il y a au Royaume-Uni un parti qui s’appelle Left Unity (1), que je soutiens, et qui tente, comme son nom l’indique, de rassembler les composantes situées à la gauche du Parti travailliste. La victoire de la droite est très inquiétante, mais elle s’explique surtout par l’absence d’un parti fort à gauche. Mais les choses évoluent : regardez le succès de Syriza en Grèce ! Vous avez aussi le bon résultat obtenu par le parti Podemos en Espagne, qui n’existait pas il y a encore quelques mois. Cela montre que lorsque la gauche parvient à créer un mouvement populaire, elle a des réelles chances. Je crois que la droite obtient ses succès sur le désespoir des gens, quand la gauche, elle, réussit lorsqu’elle parvient à redonner de l’espoir. C’est la grande différence. Concernant l’UKIP, les gens ont l’impression de voter pour un parti de l’opposition alors qu’il défend exactement les mêmes orientations que le Parti conservateur au pouvoir, et les intérêts de l’establishment : des taxes réduites au minimum pour les plus riches, plus de « liberté » pour les multinationales, la réduction des programmes sociaux, etc.
DÉFIER LES DISCOURS DOMINANTS POUR LES METTRE EN PIÈCES.
En collaboration avec Frank Barat, Ken loach vient de publier un livre. le cinéaste, dans un titre programme, en appelle à l’esprit de résistance afin de « défier le récit des puissants ». Quarante pages salutaires.
« l’appareil d’État » et faire la démonstration de la domination capitaliste. Acteur attentif d’une société changeante, il n’oublie pas de dénoncer l’accord de libre-échange transatlantique. La création et l’art n’en sortiront pas indemnes. Selon lui, « les gros finiront par dominer et détruire les autres et il arrivera aux films ce qui est arrivé aux petits commerçants qui ont disparu à cause des grandes surfaces ». Que faire ? « Analyser la situation et organiser la résistance. » s. c.
Les Éditions Indigène se sont spécialisées dans la résistance. En 2010, la jeune maison publiait « Indignez-vous », de Stéphane Hessel. Elle récidive avec le cinéaste britannique Ken Loach. En quarante pages, le lauréat de la palme d’or de Cannes 2006 suggère de « défier le récit des puissants ».
Sur la base d’une citation du grand poète anglais William Blake – « Partout où l’argent s’immisce, il n’est plus possible de faire de l’art, mais la guerre seulement » – , l’auteur d’« Un vent se lève » déploie ses arguments. Ses films sont des tentatives « de subvertir, créer du désordre et soulever des doutes ». Réputé pour les sujets politico-sociaux de ses films, Loach s’évertue à faire de ses thématiques une ligne directrice de vie et de création.
Ainsi, en puisant au sein de ses expériences personnelles, il démontre qu’une contre-offensive à l’idéologie dominante et marchande est possible. Sa manière de filmer, ses budgets contraints, son refus de films trop lisses ou parfaits témoignent d’une humanité libérée du carcan hollywoodien. Le livre ne se résume toutefois pas à un manifeste cinématographique ou à un chapelet d’anecdotes. Il interroge et condamne. Souvent confronté à la critique la plus dure, Loach n’en garde aucune rancoeur. À la manière d’un judoka, il utilise la force de la censure, notamment celle concernant ses documentaires sur les grèves anglaises des années 1980, et les phrases assassines de la presse servile pour mettre au tapis
Source de l’article : l’Huma