La parole du zappeur

Entretien avec Serge Daney

Entre­tien avec Serge Daney, réa­li­sé par Bri­gitte Le Gri­gnou (Libé­ra­tion)

Décembre 1988

Source : per­sée

Et puis c’est une machine qui, contrai­re­ment au ciné­ma, marche à la ner­vo­si­té et non pas à l’a­mour : Le camé­ra­man filme le pape comme il fil­me­rait un extincteur.

«Il faudrait parler de la lumière froide de la télévision ; pourquoi elle est inoffensive pour l'imagination (y compris celle des enfants) pour la raison qu'elle ne véhicule plus aucun imaginaire et ceci pour la simple raison que ce n'est plus une image». Jean Baudrillard. 1980.

La rhétorique de l’image dans la presse écrite

« Après 1968, lorsque s’est ouvert le der­nier cha­pitre du puri­ta­nisme anti-média, Libé­ra­tion est pas­sé de la façon dont les gau­chistes mépri­saient l’i­mage en géné­ral à un retour­ne­ment à 180 degrés, pour ten­ter, à la suite de Barthes, de regrou­per des petits sémio­logues (por­ta­tifs) de tous les phé­no­mènes média­tiques. Cet inté­rêt par­ti­cu­lier pour l’i­mage est enra­ci­né dans l’his­toire même de Libé­ra­tion qui prend place exac­te­ment entre la fin du vieux dis­cours puri­tain « conte­nu-conte­nu » et, dans les années 80, l’at­trait pour les rhé­to­riques d’i­mages. On était habi­tué au « hard », c’est-à-dire à la pro­pa­gande, on mépri­sait la publi­ci­té, désor­mais entre la pro­pa­gande et la publi­ci­té, il exis­tait une place où un jour­nal malin pou­vait s’in­sé­rer : la rhé­to­rique d’i­mage, l’i­dée que l’i­mage c’est de la rhé­to­rique et que cette rhé­to­rique veut nous faire penser.

Or, la télé­vi­sion pro­duit une rhé­to­rique tel­le­ment pauvre, tel­le­ment misé­rable par rap­port à ce qu’a été la rhé­to­rique à son âge d’or, qu’il suf­fit de la regar­der avec ce point de vue là, avec ce désir là, pour y trou­ver beau­coup de choses. La télé­vi­sion a, avait, un tel mono­pole de la repré­sen­ta­tion publique que long­temps elle n’a prê­té aucune atten­tion à sa propre façon de tra­vailler. Puis, comme elle s’est vue obser­vée sur sa pra­tique (sur­tout par Libé­ra­tion), elle a com­men­cé à inté­grer ce qu’on pou­vait dire d’elle et les rhé­to­riques se sont affinées.

Sous l’im­pul­sion de M. Cres­solles et G. Hoc­quen­ghem, Libé­ra­tion est le pre­mier jour­nal qui, au début des années 80, a créé une rubrique « télé­vi­sion » un peu para­doxale parce qu’elle était faite par des hommes qui aimaient la télé­vi­sion c’est-à-dire qui ne jouaient ni la ser­vi­li­té (France-soir) ni le mépris des gens de l’é­crit par rap­port à l’i­mage (Le Monde). Ce qui était nou­veau c’est qu’ils regar­daient la télé­vi­sion sans pré­ju­gés, à la fois avec affec­tion et méchan­ce­té. Ce trai­te­ment de la télé­vi­sion a duré quelques années puis s’est délité.

Mais Libé­ra­tion a joué son rôle c’est-à-dire faire admettre à tous les intel­lec­tuels, à tous les média­teurs que la télé­vi­sion fai­sait par­tie de ce qui leur était impo­sé, de leur réa­li­té : il fal­lait donc en par­ler. Puis l’i­dée s’est répan­due et les heb­do­ma­daires se sont livrés avec recy­clage tar­dif (peut-être trop tar­dif !) de Barthes et Lacan. Si ce phé­no­mène est né et s’est déve­lop­pé d’a­bord à Libé­ra­tion c’est que ce jour­nal a un rap­port à l’i­mage moins puri­tain, moins peu­reux que la plu­part des quo­ti­diens. Il ne faut pas oublier, par exemple, ce qu’est l’i­mage pour un jour­nal comme Le Monde qui n’u­ti­lise des pho­tos que pour illus­trer une expo­si­tion de photographies !

D’une façon plus géné­rale, si les jour­naux ne parlent que très peu de la télé­vi­sion c’est que, par dépit, ils ne veulent pas lui rendre ce qu’elle leur a volé. La télé­vi­sion a volé à la presse le jour­nal télé­vi­sé, les rubriques, la vidéo, la mise en pages… Tout le voca­bu­laire de la télé­vi­sion est un voca­bu­laire de l’é­crit et pas du tout de l’i­mage, il n’y a pas d’i­mage à la télé­vi­sion, il n’y a que de l’é­crit : L’é­crit au sens de lire, décryp­ter, tour­ner les pages… etc est entiè­re­ment pas­sé à la télé­vi­sion. Ce qui reste d’é­crit, dans la presse quo­ti­dienne qui, en France, est peu lue et peu ven­due, se trouve spo­lié. Or les quo­ti­diens traitent la même matière que la télé­vi­sion et aujourd’­hui ne la traitent pas fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rem­ment. La façon de clas­ser, de par­ler est la même dans les jour­naux et à la télé­vi­sion ; les jour­naux télé­vi­sés de 13h et 20h sont des ren­dez- vous et servent de base de tra­vail aux rédac­tions (même à Libé­ra­tion) qui confrontent leur pro­jet avec ce que fait la télévision.

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Le triomphe du décryptage

Il n’y a pas d’i­mage à la télé­vi­sion. D’a­bord il y a prin­ci­pa­le­ment des sons, de la parole. Ensuite, ce qui est don­né à voir, ce ne sont pas des images, ce sont des flux visuels. Le visuel se réduit à des signaux, à une codi­fi­ca­tion, à une signa­li­sa­tion qui suf­fisent lar­ge­ment pour le peu d’in­for­ma­tion qui est véhi­cu­lé par la télé­vi­sion. De ce fait, les pre­mières cri­tiques de télé­vi­sion dans la presse étaient très mora­li­santes. Il s’a­gis­sait de témoi­gner du moment où quel­qu’un avait tra­vaillé, avait pro­duit un tra­vail vivant à la télé­vi­sion. Car 90% de la télé­vi­sion est la ges­tion du tra­vail en bout de chaîne, du tra­vail mort au sens où Marx dit : « Le poids des morts pèse sur les vivants et les empêche de vivre ».

Et puis c’est une machine qui, contrai­re­ment au ciné­ma, marche à la ner­vo­si­té et non pas à l’a­mour : Le camé­ra­man filme le pape comme il fil­me­rait un extinc­teur. On coupe dans les dis­cours, il n’y a aucun res­pect de la matière. La télé­vi­sion ne pro­pose pas de l’i­mage mais quelque chose qui est du registre du tac­tile. Les machines à zap­per prouvent que le plai­sir de la télé­vi­sion est au bout des doigts. De même le zoom sert moins à regar­der qu’à tou­cher l’oeil. L’i­mage, disait Barthes, « c’est ce dont je suis exclu », et donc tout le tra­vail de l’i­ma­gi­na­tion, tout le jeu consiste à s’in­clure dans l’i­mage. A la télé­vi­sion on est défi­ni­ti­ve­ment exclu, cou­pé de ce qu’on voit parce que toutes les média­tions vivantes entre nous et l’i­mage ont dis­pa­ru : l’au­teur, le tra­vail, le lan­gage, le temps. Il s’a­git d’un mou­ve­ment géné­ral dont la télé­vi­sion est le lieu, dont la publi­ci­té est la matrice (et dont le ciné­ma crève !).

Sur ce point, tous les médias se res­semblent : le fonc­tion­ne­ment média­tique aujourd’­hui exige d’ap­prendre à lire et non d’ap­prendre à voir. Un enfant qui est né avec la télé­vi­sion apprend à maî­tri­ser les quelques dizaines de signaux optiques ou audi­tifs qui sont pro­po­sés. C’est le triomphe du décryp­tage, de la lec­ture au détri­ment de l’acte de voir et d’é­cou­ter. Et les jour­naux, de la même façon, ne savent plus appor­ter ce que la télé­vi­sion ne donne pas. Le décou­page en gros titres et sous-titres est fait pour des lec­teurs qui ne liront que ça. Le décou­page per­met une lec­ture « à la carte » et s’ap­pa­rente à un for­ma­tage. Dans ce tra­vail de for­ma­tage dis­pa­raît l’ex­pé­rience du télé­spec­ta­teur (per­çue désor­mais comme quelque chose d’ar­chaïque et de para­si­taire), c’est-à-dire voir et écouter.

Les jour­naux pour­raient clas­ser dif­fé­rem­ment les choses, bous­cu­ler la hié­rar­chie, moins for­ma­ter c’est-à-dire lais­ser plus d’é­las­ti­ci­té. Ils pour­raient par exemple faire com­prendre au lec­teur com­ment se fait un jour­nal, sor­tir du dog­ma­tisme de l’in­for­ma­tion. L’in­for­ma­tion est tou­jours don­née comme tom­bant du ciel ou du télé­scrip­teur. A la télé­vi­sion on filme le télé­scrip­teur et en fait ce que l’on filme c’est le ciel ! Quel­qu’un lit les nou­velles d’un air ins­pi­ré avec des « trucs » de comé­dien. On a opté pour l’i­cône sul­pi­cienne d’un corps soli­taire, doué de parole à qui la science infuse tom­be­rait du promp­teur. Les pré­sen­ta­teurs du jour­nal télé­vi­sé sont stirc­to sen­su des « spea­kers ». La télé­vi­sion met très rare­ment en scène son tra­vail qui consiste à col­lec­ter des infor­ma­tions et à les trier. Elle le fait par­fois pour de grands évé­ne­ments : ain­si La 5, à l’oc­ca­sion de la libé­ra­tion des otages à Bey­routh, avait eu le cou­rage d’an­nu­ler tous ses pro­grammes et mon­trait l’i­mage unique du jour­na­liste dans son stu­dio, qui atten­dait. Cette chaîne avait ain­si per­mis aux télé­spec­ta­teurs d’être non seule­ment dans le temps du sus­pense mais aus­si dans le temps du tra­vail des jour­na­listes qui attendent que l’é­vé­ne­ment advienne. Mais d’une façon géné­rale, la télé­vi­sion comme toutes les machines dog­ma­tiques où les véri­tés tombent incar­nées, a ten­dance à ne don­ner que quelque chose qui à la fois ne peut pas être mis en ques­tion et qui demain sera oublié. Les jour­naux ont ten­dance à pro­cé­der de la même façon.

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Le formatage des médias

De même, la télé­vi­sion donne peu de nou­velles du monde et ne le fait que d’un point de vue vil­la­geois, mais il s’a­git de moins en moins d’une spé­ci­fi­ci­té de la télé­vi­sion dans la mesure où les jour­naux copient la télé­vi­sion. C’est la télé­vi­sion qui donne le la, les jour­naux ont per­du leur capa­ci­té de faire autre chose que la télé­vi­sion. Il n’y a pas de dif­fé­rence entre le for­ma­tage de l’in­for­ma­tion dans France-Soir et sur la chaîne 5, le fait que R. Her­sant soit le pro­prié­taire de cha­cun de ces deux médias n’est pas déter­mi­nant, il ne fait que sym­bo­li­ser une fata­li­té. Le docu­men­taire a dis­pa­ru et a été rem­pla­cé par la ges­tion des docu­ments. Or il n’y a de docu­ments que s’il y a des morts. C’est la loi de la télé­vi­sion, qui ne donne pas de nou­velles du monde mais donne une sorte de cota­tion des docu­ments, à base de cadavres. Mais le docu­men­taires, comme a pu en faire le ciné­ma, n’existe plus à la télé­vi­sion ; on ne voit jamais de repor­tage sur la vie quo­ti­dienne au Bré­sil ou à Cos­ta Rica s’il n’y a pas d’en­jeu dra­ma­tique et ce qui dis­pa­raît dans ce pas­sage du docu­men­taire au docu­ment c’est l’im­pli­ca­tion du sujet, du jour­na­liste. Sur ce point le phé­no­mène est le même à la télé­vi­sion et dans les jour­naux, à ceci près tou­te­fois que la télé­vi­sion confère à cette cota­tion bour­sière des docu­ments une ampleur et un esprit de sérieux par­ti­cu­liers. Il paraît aujourd’­hui impen­sable que quel­qu’un, à l’ins­tar d’O. Welles annon­çant « la guerre des mondes » à la radio à la fin des années trente, puisse uti­li­ser une source d’in­for­ma­tion sérieuse pour jouer sur le vrai/faux.

La télé­vi­sion donne une infor­ma­tion par­tiale qui a besoin de la chair fraîche du docu­ment et pré­tend sans cesse au sérieux. Le sta­tut de véri­té auquel elle aspire ne lui vient pas de son tra­vail mais de sa propre croyance en l’im­por­tance et en la véra­ci­té des docu­ments : ils sont la preuve, d’une mono­to­nie régu­lière, que par­tout ailleurs ça meurt, que par­tout ailleurs c’est l’hor­reur. Dans les jour­naux aus­si, les repor­tages comme exer­cices lit­té­raires tendent à dis­pa­raître. Pour­tant les docu­men­taires sont tou­jours célé­brés, tout le monde se plaint de leur absence mais per­sonne n’en voit plus, per­sonne n’en fait plus.

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La culture de l’écran

On est moins aujourd’­hui dans une situa­tion de l’i­mage que dans une situa­tion de l’é­crit, mais il s’a­git d’un écrit appau­vri, qui peut venir sur un écran. Car on est dans une culture de l’é­cran, pas de l’i­mage. Il y a de l’é­cran par­tout mais l’é­cran n’im­plique pas néces­sai­re­ment l’i­mage. Il ne l’im­plique qu’en tant qu’elle est facile à décryp­ter. L’ap­pren­tis­sage de cette écri­ture de base est très simple : on l’ap­prend comme autre­fois on appre­nait le latin pour for­mer le futur cler­gé de base de la com­mu­ni­ca­tion libre et heu­reuse dans les socié­tés com­mu­ni­quantes. Ce qui n’a rien à voir ni avec la com­mu­ni­ca­tion, ni avec la littérature.

Aujourd’­hui, la valeur d’é­change gagne sur tous les ter­rains et la valeur d’u­sage devient une sorte de luxe per­son­nel qui per­met, par exemple, de se payer la lit­té­ra­ture. (Pas grâce à Pivot d’ailleurs. Pivot donne quelques bonnes infor­ma­tions sur les essais, rien sur la lit­té­ra­ture. Il ne peut pas à la télé­vi­sion accueillir des écri­vains, et s ‘en garde bien.) L’é­crit ce sont, outre les livres de N. Mamère à R. Zaraï, les logos de la télé­vi­sion, la maquette d’un jour­nal, tout ce qui néces­site du spec­ta­teur ou du lec­teur qu’il décrypte. Seul ce type d’é­crit très appau­vri est dif­fu­sé dans les médias comme d’ailleurs tout ce qui est résu­mable. Ce qui n’est pas résu­mable, comme la poé­sie, plus lar­ge­ment la lit­té­ra­ture ou le ciné­ma, n’est pas inté­grable aux médias. Car le per­son­nel média­tique est dres­sé à l’art de tout résumer.

La télé­vi­sion ne crée rien, elle vam­pi­rise. La publi­ci­té paie la télé­vi­sion, paie le ciné­ma, il est nor­mal que la publi­ci­té finisse par avoir un droit de pré­emp­tion esthé­tique. Donc le trai­te­ment du monde par la télé­vi­sion est publi­ci­taire et l’es­thé­tique domi­nante du ciné­ma le devient. La rhé­to­rique de l’i­mage est très pauvre. Ce qu’a réus­si la publi­ci­té c’est rame­ner le ciné­ma à son point de départ : l’en­re­gis­tre­ment de ce qui est devant la camé­ra. La publi­ci­té n’a plus besoin de ruser avec la camé­ra, le mon­tage, les éclai­rages, tout ce qui fai­sait le ciné­ma, il lui suf­fit de « pré­sen­ter ». L’é­cran de télé­vi­sion est une vitrine, on est pas­sé de la repré­sen­ta­tion à la pré­sen­ta­tion. La télé­vi­sion est une mytho­lo­gie qui n’a rien à voir avec l’i­mage. Elle a raté l’oc­ca­sion his­to­rique de conti­nuer ce que le ciné­ma avait de mieux et l’a rem­pla­cé par quelque chose qui n’est pas cher, qui est la ges­tion des emblèmes.

Et le ciné­ma et la presse se traînent der­rière la télé­vi­sion ; leur seule spé­ci­fi­ci­té est un droit de pré­emp­tion sym­bo­lique sur les médias car le drame des média­teurs est leur manque de légi­ti­ma­tion. Tous les cler­gés sont à un moment dans cette situa­tion ; il faut donc écrire un livre ou faire un film pour se trou­ver une ori­gine noble. La télé­vi­sion n’a jamais été aimée par per­sonne (sauf peut-être, les pre­mières années, par ceux qui la fai­saient) ; mépri­sée, elle a un défi­cit sym­bo­lique qu’elle essaie de rat­tra­per. Plus elle a de pou­voir dans le réel, plus elle doit rat­tra­per ce défi­cit ; donc, elle s’as­su­jet­tit, en les rabais­sant à son niveau, la pra­tique lit­té­raire ou ciné­ma­to­gra­phique. Au lieu de don­ner des nou­velles de ce que font les écri­vains ou les cinéastes, elle pro­pulse ses propres offi­ciants dans le rôle de para-écri­vain ou para-cinéaste. C’est une his­toire très triste.