Ces corps ne sont pas des slogans mais dansent jusqu’au bout des doigts. Il y a de l’exorcisme dans ces gestes de la fulgurance, pour sortir le corps de la cage des clichés.
Ce très court métrage a été filmé le 22 janvier 2017 par Clément Cogitore, jeune cinéaste dont le long métrage Ni le ciel ni la terre (2015) a marqué la Semaine de la Critique au festival de Cannes. Le groupe issu de trois compagnies et leurs amis a été invité par l’Opéra de Paris à réaliser une performance sur un rondeau des Indes Galantes de Rameau, dans le cadre de l’étonnant et passionnant programme 3ème Scène (www.operadeparis.fr/3e-scene), qui comporte nombre d’autres bijoux. Cette conjonction de talents est fulgurante.
Avant les mots, une plongée. Regardez ceci, cela dure cinq minutes, c’est d’une rare puissance :
Puissant ? La caméra de Clément Cogitore participe du phénomène : elle est dans le cercle mais sans intrusion, elle cherche à se frayer un angle de vue, comme tout un chacun, dans un groupe qui se meut sans cesse au rythme d’une musique envoûtante qu’il s’approprie dans la danse. Mal filmé, cela serait du spectacle, une scène avec le spectateur à distance. Ici, dans le cercle, c’est de l’empathie, embeded, de l’imbrication, de l’ancrage. La caméra se rapproche mais garde le sens du groupe. Elle garde sa singularité sans s’individualiser, pas plus qu’elle ne passe au premier rang. Elle est un regard participant, renforcé par la subtilité d’un montage alliant plusieurs performances. Notre cœur bat plus fort, suivant le crescendo du rythme et des corps.
Car le corps est le centre et l’essence du cercle, en pleine puissance. Ce corps qui se théâtralise, se contorsionne et se tortille en des postures carnavalesques, ce visage qui se contracte et grimace sous la tension, cette bouche qui se déforme et se convulse, ce spasme qui accapare le grotesque sont une colère, une fureur, une rage. L’emphase, l’outrance, l’hyperbole, la démesure sont un débordement des normes. Le jeu est ici de transgresser à plaisir la règle le temps de la performance. La truculence des corps permet d’inverser la convention de la danse dominante. Comme dans le hip-hop, danser sur la tête, c’est prendre le monde à l’envers, rechercher le déséquilibre et le tremblement, refuser l’assise de la danse classique.
Le krump, c’est le « puissant royaume ».[[krump = Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise (« élévation du royaume par le puissant éloge »).]] Il est invention autant qu’il est mémoire des formes. Il a une force magique, à la fois salut et élévation. La brutale contorsion des corps refuse l’aliénation tout en partageant la violence qui leur est faite. Elle maronne pour affirmer un corps métaphysique face au corps tangible, propriété du maître, corps du travail forcé, corps violé. Elle se saisit avec la même férocité de la seule chose qui reste à l’esclave, de son seul bagage : son corps. Dans la clairière du bois sacré, elle construit son salut par l’art du rythme et de la danse. Sa mémoire est à l’origine du mouvement comme il fut à l’origine du jazz et des danses des diasporas noires. L’espace improbable de la rue (ici paradoxalement l’ombre de la scène de l’Opéra) est son royaume hors-les-murs, source de nouvelles esthétiques, à distance du confort des institutions autant que de leur contrôle. C’est là qu’elle répond au soupçon d’extranéité et trouve sa puissance.
Car le corps noir est un champ de bataille, hier comme aujourd’hui. Il est encore loin d’habiter politiquement la France, dénié du récit national, soumis au rejet, condamné à résister par de nouvelles expressions lui permettant d’exister en tant que tel, loin de toute imitation pour ne pas donner prise à l’aliénation mercantile et sexiste. Le break, le hip-hop, le krump sont comme l’était le tap dance des danses de l’esprit, de la force, de la puissance. La véhémence des corps, les sauts, les acrobaties, la rapidité des pas, les flashs, l’escamotage relèvent de la performance pour à la fois subjuguer et court-circuiter la récupération. Ces corps qui se lâchent, qui se libèrent, aussi légers qu’habiles, sont des figures de l’invincible. La main levée dessine furtivement un poing mais se déploie vite pour poursuivre le mouvement d’accueil du groupe et d’affirmation de soi. Ces corps ne sont pas des slogans mais dansent jusqu’au bout des doigts. Leurs mains lacèrent et caressent, tapent du poing et se déploient comme un oiseau qui se libère de ses chaînes. Il y a de l’exorcisme dans ces gestes de la fulgurance, pour sortir le corps de la cage des clichés.
Le krump est issu du clowning né des émeutes de 1992 à Los Angeles lorsqu’un jury essentiellement blanc avait acquitté quatre policiers accusés d’avoir passé à tabac un automobiliste noir, Rodney King. Le clowning cultivait la dérision en se maquillant le visage et fut vite imité par les enfants qui créèrent en grandissant le krump, également non-violent, un moyen de canaliser sa rage en célébrant la vie dans des joutes jouissives (battles). Le film Rize (David LaChapelle, 2005) en documentait à la fois l’histoire et les styles (cf. critique n°4040).
Inventivité et mémoire : l’improvisation ambiante s’appuie sur des figures codées. Avec le stomp, les jambes battent le sol comme des tambours africains, le arm swing consiste à battre des bras comme si on lançait quelque chose ou on se battait, le chest pop porte la poitrine vers le haut tandis que dans les battles, les mimiques du visage cherchent à impressionner l’adversaire. Dans le court métrage de Clément Cogitore, trois chorégraphes dont le travail est influencé par le krump interviennent : Bintou Dembele, Grichka, Brahim Rachiki. Des singularités s’affirment, des esquisses de motifs débouchent furtivement sur des mouvements coordonnés trouvant peu à peu leur ampleur, mais l’énergie du groupe reste le moteur. Le rondeau Les Sauvages que compose Jean-Philippe Rameau en 1735 inspiré par les danses tribales montrées à Paris en 1723, que nous écoutons comme jamais auparavant dans cette orchestration percussionnée, amplifie la puissance de ce cercle de danseurs et krumpeurs qui se disent par leur corps, et qui décidément font corps, portés par un mouvement commun, à qui l’on n’enlèvera pas la force du rêve, de la résistance et de la liberté.
Le laboratoire SeFeA animé par Sylvie Chalaye proposait en juillet 2017 en Avignon au TOMA une rencontre sur « Danser les corps enfouis : de la rue à la scène contemporaine », réunissant des danseurs et krumpeurs sur la question de la mémoire du corps à libérer dans la théâtralité des expressions chorégraphiques afro-contemporaines traversées par les influences hip-hop venues de la rue. Ce texte est largement inspiré de ces travaux.