Le capitalisme a toujours su faire de nous des individus indécis. C’est le but de sa méthode : nous faire comprendre que nous ne sommes pas un corps collectif, mais des individus qui ont chacun leur chance et peuvent tous devenir riches s’ils sont juste un peu intelligents et malins !
La nouvelle fiction du réalisateur haïtien Raoul Peck sort en France le 27 septembre 2017. Elle était projetée hors compétition au Festival de Berlin tandis que son documentaire I am not your Negro était nommé pour les Oscars 2017. Résultat d’un travail de près de dix ans, Le Jeune Karl Marx est une reconstitution historique qui suit le philosophe depuis sa rencontre à 26 ans avec Friedrich Engels en 1844 à l’écriture du Manifeste du parti communiste en 1848. Le résultat est fulgurant, d’une impressionnante solidité et d’une grande pertinence pour le temps présent.
Les deux derniers films de Raoul Peck sortent à quelques mois d’intervalle : une fiction et un documentaire. C’était également le cas sa dernière fiction, le passionnant Meurtre à Pacot (2014), consacré aux enjeux après le tremblement de terre de janvier 2010 en Haïti, qui suivait de peu son remarquable documentaire sur l’aide internationale Assistance mortelle (2013) dont le titre dit bien le contenu. En apparence très différents, I am not your Negro et Le Jeune Karl Marx se font eux aussi écho dans une même démarche : revenir aux fondamentaux dans notre époque d’ignorance où sont remis en cause pêle-mêle le politique, le philosophique et le scientifique.
En revisitant les luttes sociales et politiques des Afro-Américains, I am not your Negro est basé sur l’œuvre de déconstruction des mythes de James Baldwin. Il critique cette façon d’habiller l’Histoire à leur sauce qu’ont systématiquement les pouvoirs. On appelle cela l’idéologie, rapport imaginaire aux conditions d’existence. Justement ce sur quoi à travaillé Marx : son importance est capitale dans l’élaboration d’une pensée politique de lutte contre ces pouvoirs. Les dérives dogmatiques du XXème siècle prenant ses écrits comme prétexte (léninisme, stalinisme, maoïsme, etc.) n’enlèvent rien à la pertinence de sa pensée pour le temps présent. Prendre comme sujet le moment de son émergence, lorsque les différentes sensibilités politiques cherchent leur voie, permet d’interroger les tremblements actuels de notre monde mais aussi d’en préciser les termes, ce moment étant aussi le choix du vocabulaire de l’analyse et des luttes. Le Jeune Karl Marx suit ainsi les étapes de son affirmation tant politique (en réussissant avec Engels à transformer la Ligue des Justes en Ligue des Communistes) que rhétorique (qui les conduira à rédiger ensemble le Manifeste communiste).
Nous sommes à l’époque de la révolution industrielle et de son exploitation de la classe ouvrière, laquelle se révolte et fait basculer le monde des Rois vers la prédominance des peuples pour faire l’Histoire. Les utopies fleurissent alors que dans les usines, les ouvriers, souvent des enfants, sont les nouveaux esclaves qui avaient déjà contribué à l’accumulation du capital. D’exil en exil et très pauvres, pourchassés pour leurs idées, Marx et sa femme Jenny (qui lui donnera sept enfants mais ne se contente pas d’être une mère au foyer) ne se résignent jamais.
Dans le style à la fois dense et épuré qui caractérise son cinéma, Peck est attentif aux détails des décors en ne gardant que les objets signifiants. Sa mise en scène est minutieuse et dépouillée, tout en laissant aux acteurs par la durée des plans leur faculté d’interprétation qui donne au film sa chair. Il insiste sur les problèmes financiers de Marx qui n’arrive pas à se faire payer ses écrits par les éditeurs, détrônant ainsi l’icone pour le ramener à l’engagement d’un être humain qui nous devient familier. Il baigne les ambiances dans les lumières tamisées des intérieurs ou bleutées des rues la nuit pour mieux rendre audibles les joutes verbales magnifiquement écrites avec son fidèle scénariste Pascal Bonitzer avec qui il travaille depuis Lumumba. Le film est ainsi tout sauf didactique. Plutôt que d’en faire une sentence, la célèbre phrase « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, alors qu’il faut le transformer » sera bégayée par Marx dans un dialogue avec Engels alors qu’ils viennent de se saouler dans un bistrot à jouer aux échecs et discuter. Engels demande comment et par qui, si bien que le récit peut poursuivre son cours.
Car si ce sont les mots qui importent avant tout dans ce film, ils sont toujours l’objet d’une mise en scène qui nous rend proches les personnages et les situations. Ils sont prononcés dans la langue où ils semblent les plus percutants ou bien pour n’être compris que par l’interlocuteur, ces exilés permanents dominant le français et l’anglais aussi bien que l’allemand. Ainsi, loin d’être un discours ou un slogan, Le Jeune Karl Marx a la quotidienneté d’une plongée dans l’intimité de deux couples, Marx et Jenny d’une part, Marx et Engels d’autre part. Si ce dernier duo fournit les textes, ils sont aussi pensés au niveau du premier, et ce n’est pas la moindre qualité de ce film que de laisser aux femmes la place qu’elles méritent. On sent la tendresse et la reconnaissance de Marx pour sa femme qui a quitté pour le suivre la sécurité de la riche famille de Westphalie dont elle est issue. Mais plus encore, Jenny, qui pétille d’intelligence, est une battante qui ne recule devant rien, prête à tous les risques, soulignant qu’ « il n’y a pas de bonheur sans révolte ». C’est dans cette énergie que se meut ce trio et partant le film.
« Mais pas seulement nous trois », dit Jenny : l’énergie du trio sera de mobiliser des semblables pour organiser le mouvement révolutionnaire. Mary se joint à eux dans les années anglaises. Partenaire d’Engels, elle est la seule originaire du monde ouvrier et lui en a ouvert les portes pour ses recherches. Son intransigeance va jusque dans la sphère intime, n’hésitant pas à déclarer à Jenny qu’elle ne désire pas d’enfant sans argent, qu’elle préfère rester libre et qu’il faut pour cela rester pauvre, mais qu’il pourrait en avoir avec sa soeur ! Dans une scène finale où le trio met fébrilement la dernière touche au Manifeste, on la voit observer attentivement la domestique des Marx servir le thé. Lorsqu’elle sert Engels, celui-ci la regarde sans égard, comme un bourgeois jette un regard sur une servante. La différence de classe n’échappe pas à la mise en scène de Raoul Peck : ces jeunes philosophes restent des bourgeois.
Peck insiste sur l’impératif du collectif : « Le capitalisme a toujours su faire de nous des individus indécis. C’est le but de sa méthode : nous faire comprendre que nous ne sommes pas un corps collectif, mais des individus qui ont chacun leur chance et peuvent tous devenir riches s’ils sont juste un peu intelligents et malins ! », dit-il. Là se loge la nécessité de ce film : contrer l’individualisation orchestrée par le système économique pour ouvrir la voie d’une action collective. Il faut pour cela une organisation mue par une pensée : le trio pousse Proudhon dans ses retranchements, essaye de convaincre les réformistes, et finit par prendre la direction de la Ligue des Justes, jetant à bas le slogan romantique « Tous les hommes sont frères » pour le remplacer par « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Ce changement sémantique est un changement de paradigme : l’émergence d’une pensée philosophique et politique claire qui fait cruellement défaut aujourd’hui. Tout en décrivant l’impétuosité et la radicalité de Marx et Engels, Peck n’abordera pas les aspects totalitaires de leur pensée développés par la suite, comme leur mépris pour les marginaux du lumpenproletariat, que leur reprochera par exemple Fanon. Il préfère se concentrer sur ce qui est pertinent pour aujourd’hui, s’organiser autour d’une pensée, et opère ce retour à l’Histoire, de Baldwin à Marx, pour reconsidérer le temps présent. Il le fait en s’ancrant dans le réel de l’époque, scrupuleusement étudié et reproduit. Et réussit le pari de dépoussiérer l’Histoire pour donner toute sa force à la colère de ces jeunes qui osaient penser qu’ils pourraient changer le monde et en débattre avec tous.